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Herbes sur les bords du lac de Trakkai |
On le
sait. Durant des lustres, notre enseignement s'est complu à organiser son approche de la littérature et
principalement de la poésie autour de grands thèmes tels l'amour, la rencontre,
l'engagement, la femme et plus largement encore celui de la nature !!! Et c'est
de cette passion immodérée pour les concepts vagues et leur illustration
caricaturale qu'ont fini sans doute par apparaître autour de nous des générations
d'esprits manipulateurs et bavards davantage occupés de l'effet de leurs
paroles que de la relation qu'elles devraient entretenir avec ce que nous
appellerons, pour aller vite, le réel foisonnant qui non pas nous entoure mais
de fait, en partie, nous construit.
Alors,
lisant l'ouvrage passionnant que les éditions Champ Vallon viennent de me faire
parvenir,
un ouvrage collectif consacré au motif de l'herbe et dirigé par un spécialiste du
cinéma, le professeur Jean Mottet, je me dis que nous serions bien avisés de
renouveler nos approches esthétiques en nous tournant comme il l'écrit vers
"
l'éprouvante simplicité" comme
disait René Char, des motifs élémentaires : le nuage, le rocher, l'arbre,
l'herbe… Pour m'inspirer régulièrement
du merveilleux petit
livre de Véronique Brindeau sur les mousses, ou de certaines connaissances que
j'ai pu recueillir sur la neige, sans parler effectivement de la classification
des nuages élaborée par l'anglais Luke
Howard, j'ai pu constater comment cette approche par le motif était en mesure
de susciter réellement tout d'abord l'étonnement, puis la curiosité, la réflexion active enfin, de la plupart des
jeunes qu'il m'arrive de rencontrer.
J'aurais aimé ici évoquer chacune des 12 contributions
qui à travers le regard du paysagiste, du critique d'art, du philosophe, du
géographe, de l'orientaliste, du jardinier, du botaniste, de l'écrivain, du
musicologue …. renseignent l'inépuisable réalité de ce qui se trouve recouvert
par l'idée en apparence si transparente et docile de l'herbe. La profondeur et
l'intérêt si divers de la plupart de ces textes font que chacun comprendra
qu'il fera mieux d'aller y voir de lui-même. Je m'attarderai simplement dans ce
billet sur la proposition de l'auteur de Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, Augustin Berque, qui, partant de l'expérience du
philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960)présente à mes yeux le grand
mérite non seulement de souligner, ce qu'on sait bien, à savoir, le relativité
des cultures, mais celui surtout de nous entraîner à partir de là, à repenser
notre relation à la nature qu'il s'agit de retrouver non par un retour à la
sauvagerie primitive mais tout à rebours par un lent travail de réciproque
reconstruction.
Non,
pour Augustin Berque, l'homme ne se conçoit pas comme individu occupant une
place centrale dans un environnement conçu comme système interrelationnel
d'objets qui lui resteraient extérieurs, mais comme être fondamentalement,
constitutivement, engagé dans un milieu qu'il crée à travers les innombrables
relations qu'il entretient, tant sur le plan physique que symbolique avec le
monde. Ainsi rien ne serait plus faux qu'imaginer, pour parodier la trop
célèbre formule de Gertrude Stein, que l'herbe est de l'herbe est de l'herbe et
serait partout toujours de l'herbe.
Comme le découvrit Watsuji
Tetsurô lorsqu'il aborda - au printemps ! - la côte de Sicile, l'herbe d'Europe
n'a pas comme dans son propre pays soumis, lui au régime plus violent des
moussons, ce caractère de brousse impénétrable qui là-bas la fait figurer en
bonne place parmi les symboles du wilderness,
c'est-à-dire de la nature sauvage. Elle est amène et souple et se laisse
aisément dominer. Induisant un rapport particulier de la culture à la nature.
Rapport dont la tondeuse à gazon dont nous faisons tant de bruyants et
ravageurs usages dans nos jardins comme aux bords des chemins, me semble
toujours le très affligeant emblème.
De
fait, en faisant du cosmos un univers-objet et en soumettant le vivant à notre
mécanique, la science occidentale nous a coupés du monde. Et nous fait vivre
chaque jour un peu plus dans un monde de signes et d'abstractions qui certes,
nous confère une impression accrue de puissance, mais nous a fait perdre la
multiplicité des liens sensibles qui nous attachaient à l'ensemble des réalités
élémentaires avec lesquelles s'est tissé au cours des millénaires le milieu qui
constitue notre humaine et flexible habitation. Cela, on commence à s'en rendre
peut-être un peu tardivement compte, n'est pas sans affecter tant l'équilibre
psychique des individus que les grands équilibres naturels dont dépend la
survie plus ou moins harmonieuse des sociétés.
C'est
pour cela qu'à la manière des calligraphes japonais, qui distinguent 3 degrés
successifs d'écriture, il nous appartient sans doute, conclut Berque, après
avoir appris à écrire le monde en lui imposant la régularité (zhen) de nos lois, de retrouver une forme
d'écriture moins entravée, plus allante (xing)
puis de passer à une forme cursive, justement appelée "herbue" (cao),
par quoi nous parviendrons peut-être enfin à conjoindre à nouveau cette double
dimension de l'être et bien évidemment du monde que sont nature et culture.
Non à
partir des idées pures. Mais des réalités sensibles. De l'herbe. Évidemment.