mercredi 11 juin 2025

TROIS RECOMMANDATIONS. POUR NOUS AIDER à EXISTER.

 

Tant de choses en nous qui, venues de l’infinité de mondes parmi lesquels nous nous mouvons, nous travaillent, façonnent, polissent. Perméables nous sommes. Qui ne finissons jamais d’accueillir, composer, recomposer, avec nos formes propres, ce plein partout de tout ce qui existe et bien entendu nous déborde. Nous déborde. Comme cette pile d’ouvrages dont je vois bien aujourd’hui que je n’aurai pas le temps de les lire. Encore moins celui d’en dire quelque chose. Vivre en fait ici c’est choisir.

Pour ne pas renoncer.

Les trois livres que je m’apprête donc ici à rapidement présenter, sont des livres que j’ai choisis. Pour la façon propre et remarquablement singulière dont leur auteur témoigne de ce lien profond entre sensibilité puissante et attention aux choses par quoi ne peut que s’élargir, s’approfondir, l’inépuisable conversation que nous entretenons avec les choses. Je ne suis pas de ceux qui pensent que ce qui finalement compte dans le poème est sa façon de fabriquer le sens[1]. M’importent avant tout les clartés, mêlées bien sûr de ténèbres, qu’il projette dans la forêt d’images qui composent nos mondes.

 

Les familiers de ce blog connaissent bien j’imagine, en quelle estime depuis longtemps je tiens l’œuvre de Christiane Veschambre dont on retrouvera facilement les nombreuses recensions que j’ai données ici de ses livres. Avec ce dernier ouvrage publié par LansKine, leurs âmes brûlantes, Chistiane Veschambre revient sur l’admiration souvent par elle professée, qu’elle éprouve pour ces grands cinéastes que furent Bresson, Rozier, Dreyer et Mankiewicz, plus précisément sur la façon dont ils ont « donné vie visible, sensible, mouvante, sonore, aux filles, aux femmes connues de leur seule intimité, vivantes en leur seule âme ». Mouchette, les filles d’Orouët, Gertrud, Madame Muir, sont des « femmes qui vont au-delà des limites du monde social. Des filles, des femmes, au cœur d’œuvres cinématographiques réalisées par des hommes. Elles vont tout à fait au bout de leur destin parce qu’elles ne peuvent faire autrement. Mouchette va jusqu’à la mort, les filles d’Orouët n’ont pas de mesure, Gertrud aime au-delà de la mesure, Lucy Muir aime par-delà la mort. Chacune paye le prix exigé par le maintien de l’ordre. Pas de remise gracieuse. Âme brûlante doit être brûlée. »

Commentant presque plan par plan, gestes, dialogues, situations, Christiane Veschambre éclaire pour nous chacune des destinées de ces personnages avec lesquelles elle entretient depuis longtemps, bien longtemps, une relation qui bien plus qu’artistique est pour elle vitale. Ces âmes brûlantes, écrit-elle soufflent « sur l’invisible braise du feu extrémiste qui couve, si ralenti, en mon âme prudente ». Entretenir cette flamme intérieure qui nous fait mieux nous sentir vivants, prête ensuite chaleur, pourquoi pas, à nos paroles, ne serait-ce pas ce que l’art, dans ce qu’il a de meilleur, peut continuer à nos offrir ?

 

EXTRAIT :

Vacance du côté d'Orouët

 

On ne voit pas un film de Jacques Rozier avec son héritage. Ni son héritage de mouchette ni aucun autre.

On est au présent. Dans l'instant reconduit dans son surgissement.

On est bien embarrassé pour écrire des films de Jacques Rozier, et non sur eux. Pour essayer de dire ce que les filles du côté d'Orouët nous ont

fait vivre la première fois qu'on est partie avec elles, et chaque fois qu'on est retournée les voir et les entendre vivre.

Ça semblait revenir d'avant, mais comme les souvenirs qui sont dans la chair à vif, ainsi que l'écrit Clarice Lispector, ça surgissait hors temps. Comme du pur vivant.

Du vivant pour ainsi dire jusque là jamais recréé, délivré. Pour causes — dont il faudra bien parler.

[…]

 

Du côté d'Orouët n'est pas un film léger. Les représentations convenues dont il nous allège, les trous qu'il y pratique sont aussi des trouées vers certaines profondeurs, certaines gravités.

On peut aussi dire que le film est scandé de choses sérieuses (« qui ne se laisse pas aller facilement à la distraction » dit le dictionnaire Littré du « sérieux »

L'une d'elles est la mer. L'océan. C'est lui qui donne la respiration. Karine, Joëlle et Caroline ne cessent d'aller à sa rencontre, dehors ou depuis le dedans. Lumières, rythmes, immémoriale bête vivante à laquelle seul le ciel semble donner une limite.

Comme l'enfance. Elle échappe au temps — comme Karine en fait l'expérience en retrouvant la maison qu'elle a connue enfant.

Comme l'intériorité — la présence secrète qu'on approche parfois (Karine se parlant à voix basse, le fredonnement sur le bateau apaisé, le pensif visage final de Joëlle).

 

Il y a un secret sans âge — « secret » parce qu'échappant aux portes ouvertes des dénominations sociales — dont l'ombre éclaire fugacement les visages des filles du côté d'Orouët.

Comme elle couvre d'une lumière blanche celui de Gertrud écrivant dans la solitude.

 

Avec Le Paradis des lichens, une anthologie, établie et traduite de l’italien par Jean-Baptiste Para, le lecteur qui entendrait pour la première fois parler de Camillo Sbarbaro, pourra faire un peu connaissance avec cet important poète du siècle dernier dont l’œuvre encore trop confidentielle en français mériterait qu’on s’y intéresse vraiment davantage. Attaché aux paysages de sa Ligurie natale, Camillo Sbarbaro aura eu cette particularité d’avoir consacré une grande partie de son attention au monde injustement méprisé des lichens dont il a fini par devenir sans formation préalable, l’un des spécialistes mondiaux reconnus. L’ouvrage remarquable de Vincent Zonca intitulé précisément Lichens paru en 2021 aux éditions Le Pommier, lui rend d’ailleurs un hommage appuyé en le citant à plus de 30 reprises. Menant une vie sans éclat, relativement solitaire et détachée autant qu’il est possible des appétits matériels de ses contemporains, Camillo Sbarbaro aura suscité chez la romancière et essayiste italienne Gina Longorio cet éclairant commentaire : «  La modestie du végétal qui se dérobe au regard, son indéfinissable ambiguïté, sa timidité sauvage mais aussi sa force de résistance à travers le temps, tout dans le lichen est symboliquement sbarbarien : la plante la plus maigre et la plus sèche peut bien être prise comme une métaphore de celui qui fit de l’essorage et de l’allègement un principe de vie. » On ne saurait donc trop remercier les non moins discrètes autant qu’exigeantes éditions Rehauts à qui l’on doit, on s’en souvient, le Lichen, lichen, du regretté Antoine Emaz, de proposer avec cette publication de remettre sur le devant de notre scène poétique française, cet auteur en lequel comme nous l’apprend Jean-Baptiste Para à la fin de sa bien intéressante préface, Giorgio Caproni autre poète italien, plus connu aujourd’hui de nous, voyait à la fois « le plus grand collectionneur de lichens humains et l’un des moteurs les mieux cachés mais aussi les plus puissants du siècle poétique italien ».

 

EXTRAIT :

Enfant, interrogé sur l'estrade à propos de l'Orobanche me dressant sur la pointe des pieds je lorgnai le livre le maître tenait ouvert devant lui, pour savoir si je devais me rattraper en parlant de racines ou de pattes. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, dès que l'étude de la botanique cessa d'être une obligation, j'entrepris de tenir un herbier.

C'est de ces années que date ma rencontre exclamative avec l'éventail d'argent de la Carline qui s'ouvre au ras du sol ; avec le flocon de soie de l'Eriophoron, avec l'Anagallis tenella « qui s'agrippe à la glaise de ses menottes feuillues et laisse carillonner son humble rose »

Épiphanie des rencontres. J'accueillais en moi l'aspect de toute plante comme la strate — qui la conserve à jamais — l'empreinte d'une feuille, d'un élytre. Dans l'amoureux inventaire d'une infime partie du monde, celle avec qui je suis le plus en affinité, j'assouvissais sans le savoir mon « servile amour des choses ».

Plus tard, entraîné par ma prédilection pour tout ce qui existe en sourdine, je me suis consacré à des formes de vie plus retirées. À Falkôping, en Suède, à Berkeley en Californie sont conservées des mousses que j'ai ramassées en patrouille sur I'Asolone, le Lémerle et l'Assa.

Jusqu'au jour où j'abordai les lichens : un port qui m'avait déjà été désigné par un vers de mon premier livre: « La parmélie d'or incruste le mur. » (La « parmélie d'or » est, sur les murs et les écorces, le plus évident et le plus jovial des lichens. )

Aujourd'hui ma mémoire — où ne surnagent, situés dans le temps, que deux ou trois faits de l'Histoire mondiale — connaît des lichens, outre la physionomie, une infinie cohorte de noms et prénoms. Ce qui ne se vérifie pas dans les autres domaines. Pour les arbres, par exemple, c'est déjà beaucoup si je distingue par leur nom le pin du magnolia.

C'est que l'arbre mène une vie dont la plénitude et l'harmonie sont incomparables à la nôtre, et lui donner un nom revient à le limiter ; tandis qu'en saluant nommément quand on les croise les lichens peu visibles et négligés, il semble qu'on les aide à exister.

 

 

Très différent des deux ouvrages précédents, est le recueil de Claire Garand, Joies, que je remercie son éditrice, Dominique Sierra, de m’avoir fait découvrir. Ici les textes sont courts. Non plus en prose mais en vers. Courts eux aussi, le plus souvent. C’est le texte au fond éternel de l’âme humaine aux prises avec la finitude de vivre. Le caractère radical aussi de notre solitude d’être par nature séparé, immergé dans l’ angoissante impermanence du temps. Mais quand tant de jolis poètes multiplient autour de ces réalités essentielles, soit les images les plus éculées soit les arrangements lexicaux les plus creux sinon les plus absurdes, Claire Garand sait, en ce qui la concerne, et tout en conservant avec une certaine précision de détail un grand caractère de généralité, toucher juste. Portée par ce que j’appellerai un lyrisme inventif et profond ne cédant rien à l’épanchement. Cela surprend. Cela émeut. Et frappe par sa vérité. Les joies ici n’étant finalement que de lecture. On l’espère aussi d’écriture.

 EXTRAITS

 

Ce que j’ai vécu est mort

Ce que j’ai vu a disparu

Ceux que j’ai connus ne sont plus ceux que j’ai connus

Chaque matin

Je recrée l’univers

Sans y penser

 

*

 

Debout

La nuque aimantée par le sol

Je compte les lattes du parquet

La gravité redouble

Me liquéfie

Les bras

S’allongent à toucher terre

Quarante-deux lattes

Dans un sens et dans l’autre

Je suis le grain du bois

Chaud

Sous le jour qui traverse le vasistas

Ici et partout

La lumière bat à temps unique

Ton doigt sur elle

Tout se fige

Trois mille mètres par seconde

Enlève tes sales pattes de là !



[1] J’ai bien précisé « finalement ». Il serait bien sot de ma part de négliger cette dimension fondamentale, dans le poème, comme d’ailleurs dans toute parole qui se veut signifiante, voire significative, la façon dont le sens est fabriqué. Mais la finalité quand même pour moi de cette parole ou de cette création ne peut être purement formelle. Elle est de communication.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire