vendredi 28 août 2020

POÉSIES SOURDES.

 

« Les paroles elles-mêmes et les langues, indépendamment de l’écriture, ne définissent pas des groupes fermés qui se comprennent entre eux, mais déterminent d’abord des rapports entre groupes qui ne se comprennent pas :

S’il y a langage, c’est d’abord entre ceux qui ne parlent pas la même langue.

Le langage est fait pour cela, pour la traduction, non pour la communication. »

Deleuze et Guattari, Mille Plateaux [1]

 Je dois à mon ami Laurent Grisel qui y a collaboré, d’avoir reçu l’imposant numéro de la revue GPS (gazette poétique et sociale) consacré aux enjeux de la traduction des poésies en langue des signes. Comme la plupart des gens j’ignore tout de ce langage des signes que je ne connais finalement que par la gestuelle accompagnant les discours qu’il m’arrive d’écouter à la télévision. Quant à une poésie propre à la langue des signes l’idée qu’il s’en trouvât une, ne m’avait à vrai dire jamais, mais jamais, effleuré.

 C’est le mérite premier donc pour moi de cette publication dont les éléments ont été collectés par la musicienne Brigitte Baumier, créatrice de l’association Arts Résonnances, que de restituer à des réalités qui jusqu’ici m’échappaient, un peu de leur épaisseur et de leur singulière complexité. Et de vérifier au passage que l’essentiel besoin d’expression de chacun trouve toujours à s’illustrer quels que soient les matériaux particuliers dont il dispose.

 Reconnues maintenant dans le monde comme des langues à part entière et non plus seulement comme simple reproduction d’une langue orale première qu’elles visualisent et gestualisent, les langues des signes ont ceci de particulier qu’à la différence de celles qu’utilisent les entendants, elles se déploient dans le visible et engagent pour cela tout le corps. Ce qui lorsqu’elles se veulent poésie les rapproche de la performance et en rend comme cette dernière la trace, l’archivage plus difficiles. Car même s’il en existe des transcriptions graphiques, les créations d’un poète signeur (c’est ainsi qu’on l’appelle) ne peuvent être conservées dans leur réalité propre que par la vidéo. 

Le lecteur curieux de ces créations découvrira ainsi, grâce à un site internet dédié, accessible dans la revue par un QR code, un monde animé d’une belle vitalité qu’il serait dommage d’ignorer. Mais l’intérêt me semble-t-il de ce onzième numéro de GPS réside davantage encore, comme l’indique d’ailleurs clairement son titre secondaire, dans les réflexions auxquelles conduisent la plupart des articles qui s’y trouvent rassemblés. Comment en effet fabriquer du commun, échanger quand même à travers du langage, quand ceux-ci, celui de l’émetteur et celui du récepteur, présentent des différences aussi radicales de formes. La question comme on le voit déborde largement celle des « poésies sourdes ». 

« S’engager dans cette aventure, écrit Marie Lamothe, dans une contribution justement intitulée L’Intraduisible et l’on ne peut s’empêcher d’évoquer ici le fameux Dictionnaire des intraduisibles publié en 2004 sous la direction de Barbara Cassin, est un challenge pour braver des limites et révéler les capacités insoupçonnées de chaque langue. » Car entre langues des signes et langues des sons la traduction devient un acte poétique à part entière. L’interprète s’y fait « l’interpoète », ce mot-valise résumant à lui seul le champ de tension dans lequel se voit jeté le traducteur qui comprend que la seule façon possible de servir la volonté d’expression de l’autre est de trouver en lui-même de manière intelligente et inventive des ressources on ne dira pas parallèles, ce qui est dans les faits impossible mais le plus possible accordées. Équivalentes. Dans l’ordre de l’idée. Du rythme. De l’intensité. De l’émotion encore qu’elles font advenir. 

On se reportera à la précise synthèse que dressent Marion Blondel et Laurent Grisel des formes de correspondances pouvant être ou pas trouvées entre ces 2 systèmes de langue, au niveau par exemple de la syllabe, des rythmes, du silence pour se faire une idée des défis particuliers que doit affronter qui veut passer entre ces langues et de l’intelligence créative que cette opération réclame. 

Et c’est cela que pour moi je voudrais retenir. C’est que s’il n’existe pas, et c'est heureux, de langage universel capable d’exprimer l’ensemble des expériences partagées par tous les groupes ou peuples de la Terre, cela ne signifie pas pour autant bien au contraire que la traduction soit une œuvre impossible. Aucune langue en fait, comme on le voit bien dans la réalité, n’est incommensurable à l’autre. Ce qui sûrement est vrai, c’est qu’en matière d’échange entre les hommes, entre les êtres, il y a toujours de la perte. Ou de l’excès. En tous cas de l’approximation. Une approximation réellement créatrice qui n’est d’ailleurs pas que le fait de la différence des langues. Tout geste, toute parole, contient de l’indéterminé, du flou, produit comme un remous de connotations dont il est impossible de faire jamais le tour. Ce qui produit le malentendu. La confusion. Certes. Parfois l’enfermement. Mais oblige à penser le geste, la parole échangés toujours comme une approche. Un risque. Un inlassable et généreux cheminement. Que vient récompenser la découverte, à chaque fois, oui, de nouveaux possibles. 

C’est à cela que ce courageux numéro édité par les très contemporaines éditions Plaine page invite chacun d’entre nous.



[1] Cette citation a été placée par les responsables de la revue à la fin de leur ouvrage en guise d’exergue inversé.


 

lundi 24 août 2020

PIÈGES DE LA POÉSIE : POÈMES PHOTOSHOP & PARCOURS DU COMBATTANT.

 

JACQUES MONORY, JARDINAGE N° 17, 1988

Le temps, trop, me fait défaut pour que je puisse toujours témoigner par la publication d’une note de lecture, de ma gratitude à la réception des ouvrages qu’éditeurs ou poètes ont l’initiative de m’adresser. Le temps mais aussi parfois la difficulté, dans un contexte d’excessive complaisance, d’exprimer, sans blesser, les sentiments souvent mêlés que ces lectures avivent. Alors que la critique cinématographique par exemple ou la critique de théâtre peuvent se montrer mordantes parfois jusqu’à l’extrême, il semble qu’on ne puisse parler de poésie qu’en termes dithyrambiques et que cette forme qui se veut la plus exigeante au niveau de sa parole propre n’accepte pour en rendre compte qu’un minimum de franchise. Un discours le plus souvent rapide, complaisant et déguisé.

 

Pour me faire mieux comprendre je prendrai deux ouvrages sur lesquels je repousse depuis plusieurs semaines le désir de dire, sincèrement, quelques mots. Et dont je sais qu’ils ont donné naissance à bien des commentaires dont j’ai pu suivre la trace par la magie de plus en plus efficace du net et des réseaux sociaux.

 

Le joli petit ouvrage d’Estelle Fenzy, d’abord, Le chant de la femme source, amicalement adressé par son éditeur Michel Fiévet, me confirme dans ce que je pense de la poésie de cet auteur, représentative d’une foule de courtes productions qui ne cessent de s’enfermer dans le vocabulaire étroit de la belle nature pour y épancher de façon aimable une sentimentalité respectable certes mais n’ouvrant sur rien de nouveau, de singulier. Le mérite d’Estelle Fenzy est ici celui d’une excellente fabricante qui donne au lecteur peu au fait des avancées de l’écriture poétique de ces dernières décennies, ce qu’il continue d’attendre : des évocations idéalisées, séduisantes, harmonieuses, d’états d’âme attendus lui permettant de se projeter dans un univers factice de concetti qui ne sont pas sans talent, je veux bien, mais dans lesquels le signe l’emporte toujours sur le sens, la manière en fait sur l’idée [1].

 

Ainsi par exemple ce poème :

 

Par longue pluie

 

la rivière

se cabrait se cambrait

lavait ses rubans

gommait ses berges

cousait des draps neufs

dans les roseaux

 

Se déprendrait-elle de nous

 

Il manquait une hirondelle

pour écrire notre histoire

 

Le gros livre de Pierre Vinclair, La Sauvagerie, qu’il a pris soin de m’adresser bien avant sa sortie publique est de tout autre facture, ayant retenu bien davantage mon intérêt, attentif que je suis au travail en profondeur de son auteur qui mène dans le champ poétique actuel un triple voire quadruple travail d’auteur, de critique, de traducteur, que sais-je encore, de responsable de revue et de maison d’édition… L’ambition particulière de ce qu’il nous présente aujourd’hui comme « une épopée totale concernant l’enjeu le plus brûlant de notre époque, la crise écologique, la destruction massive des écosystèmes », reposant sur rien moins que cinq centaines de dizains dont cinquante commandés à autant de poètes contemporains francophones et anglophones, mériterait de ma part une étude infiniment plus fouillée que celle que je m’apprête à donner ici. Qu’on se rassure, la prise que Pierre Vinclair a fini par s’assurer sur le champ poétique actuel fait que son livre n’est pas à court d’échos et de commentaires auxquels on se reportera pour en savoir davantage. Mon propos n’est ici que d’expliquer les raisons qui m’ont retenu d’en faire plus vite état alors même que je pense bien m’être, un des premiers et la plume à la main, penché sur la totalité des poèmes dont ce livre est composé. Pierre Vinclair se réclamant ouvertement de la Délie de Maurice Scève (1544) on m’autorisera de partir d’un passage du Courtisan (1528) de B. Castiglione que m’a tout récemment rappelé une intéressante étude menée sur l’art du portrait dans la première moitié du XVIème siècle, pour faire comprendre ici, de rapide façon peut-être, ma pensée : «Pour avoir souvent réfléchi à l’origine de cette gracia, en laissant de côté ceux qui l’ont obtenu du ciel, j’ai conçu – écrit le diplomate italien - une règle universelle [...] qui consiste à fuir autant que possible l’affectation comme un écueil aussi acéré que dangereux ; et, pour employer peut-être un terme nouveau, user d’une certaine sprezzatura, qui dissimule l’art et laisse entendre que tout ce que l’on fait ou dit est venu sans effort, presque sans y penser. C’est de là, je crois, que provient la gracia. Chacun sait bien que les choses rares et bien faites sont difficiles, de sorte que la facilité en elles engendre l’émerveillement. Et au contraire, faire des efforts et, comme on dit, tirer par les cheveux, créé beaucoup de disgracia et fait accorder peu de mérite à une chose aussi grande soit-elle ». Oui, si le Chant de la femme source en fait trop dans la « grazia », si bien que par rapport à la réalité crue il fait l’effet pour moi d’une photo complètement retouchée sur Photoshop, La Sauvagerie assurément n’en fait pas tout-à-fait assez, sollicitant sans répit l’attention critique de son lecteur, mobilisant quantité de savoirs linguistiques et culturels qui peu à peu l’écrasent. Surtout, à vouloir systématiquement s’enfermer sans renoncer pour cela à la liberté de sa phrase, dans le cadre d’une forme fixe à vers comptés, décasyllabes et alexandrins, cette poésie conduit à des contorsions dont aucune sans doute ne manque d’intérêt mais dont la multiplication fatigue. On me dira bien sûr que la sauvagerie n’a que faire de plaire et de séduire autrement que par son caractère âpre, farouche, hérissé. Et que l’objectif que son auteur fixe à la poésie l’écarte résolument de toute ambition de simplement plaire et servir d’aliment à ce désir mondain de distinction par la culture auquel se réduit trop souvent notre goût affiché des arts et de la poésie. Certes, mais n’y-a-t-il pas quelque contradiction dans le fait d’enrôler la poésie au service d’un « combat » jugé à juste titre essentiel, d’envisager à partir d’elle la possibilité « d’un avenir commun – sur la Terre qui nous doit être, comme la Délie pour Scève, l’objet de plus haute vertu » et du même mouvement, distraire de cette armée de lecteurs de bonne volonté qu’il faudrait pour cela sensibiliser, le plus grand nombre, rebuté par l’excès d’intellectualisme, la multiplication des événements de prosodie et de langue qui sacrifie malheureusement souvent la fin au profit des moyens.

 

Je sais que pour Pierre Vinclair dont j’ai lu avec beaucoup d’intérêt le livre qui double chez Corti la parution de la Sauvagerie [2] que la lecture relève d’un « corps à corps avec le texte, où la noyade (dans la matière verbale) est toujours possible et dont il faudra sortir vainqueur si l’on veut continuer son expérience », mais si j’admets aisément que toute lecture authentique relève d’un travail étroit et parfois difficile de co-construction du sens, je n’aime pas trop l’idée de cette épreuve de force qui sous-tend l’image de l’auteur. Et fait de la lecture l’équivalent d’une course d’obstacles. Tous les lecteurs ne sont pas des champions. Ne sont pas des héros. Et tous ne tiennent pas non plus à tester dans les livres l’endurance et la fermeté de leurs muscles mentaux.

 

Reste qu’à la différence des œuvres comme celle d’Estelle Fenzy, les ouvrages du type de celui de Pierre Vinclair méritent largement qu’on s’y intéresse. Ne serait-ce que par la solidité et l’ampleur des éléments de réalité concrète qui lui servent de matériaux et contribuent à nous permettre d’élaborer, sans illusion, une pensée à la fois large et profonde des problématiques les plus vraiment inquiétantes du temps. Dans une conscience aiguisée de la fragilité de notre séjour, à nous humains, sur cette terre, que des siècles et des siècles de civilisation ne nous ont pas appris – ce serait plutôt l’inverse – à voir pour ce qu’elle est : non pas un monde pour l’homme avec de la nature dedans, mais un monde de vies multiples, pour la plupart bien plus anciennes et peut-être intelligentes que les nôtres, que nous sommes venus impudemment saccager.



[1] Je sais bien sûr qu’on ne fait pas de la poésie avec des idées mais avec des mots. Encore faut-il à ce sujet bien s’entendre. Cette boutade de Mallarmé à son ami Degas ne signifie pas que la poésie n’a rien à voir avec les idées, ce qui serait absurde. Simplement, pour le dire vite, que le poème à la différence de ce qui se passe dans l’utilisation courante du langage laisse l’initiative aux mots, créateurs d’idées si possible nouvelles au lieu de ne voir en eux que les matériaux d’une simple traduction de la pensée.

[2] Agir non agir, éléments pour une poésie de la résistance écologique, éditions Corti, 2020.



samedi 22 août 2020

FLUIDES EN MOUVEMENTS. SUR JEAN TARDIEU ET LA LECTURE.

Reprise d'un article publié sur ce blog en juillet 2016.

Dans une réflexion que l'on trouvera dans les premières pages du Miroir ébloui, (Gallimard, 1993) qui réunit la plupart des textes qu'il a écrits sur l'art et les artistes, Jean Tardieu évoque ce vertige du regard que suscite chez lui la rencontre avec certaines œuvres picturales, cette façon ambiguë qu'elle a, tout à la fois, de nous déranger et aussi de nous combler. C'est qu'en remuant la poussière de nos habitudes mentales (…) les formes, les couleurs, les sons qui nous fascinent (…) réveillent la splendeur des images, le murmure des rumeurs ensevelies au fond de notre mémoire obscure. Et c'est bien, selon lui, dans le trouble de cette expérience à la fois intime et profonde que doit se chercher la vocation essentielle de l'œuvre, aux antipodes de toutes les conceptions académiques de l’Art, avec ses notions périmées de l’« imitation » du réel, de la domination d’une « beauté ».
Plus loin, dans l'avant-propos des Portes de toiles qui se situe dans le même volume, il revient sur le double pouvoir d'envoûtement que possèdent ainsi les œuvres picturales. Par leur réalité de matière d'abord, par leur puissance, ensuite, de surrection de nos imaginaires, elles constituent, au-delà de toute syntaxe établie, comme l'avant-scène d'un théâtre, le point de passage d'une parole qui agirait "sans le secours des mots" mais "avec une telle abondance, un tel don de persuasion et de surprise que nous en avons souvent le souffle coupé".