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vendredi 19 février 2021

BEAUPRÉ. SUR LE DERNIER LIVRE D’ÉRIC SAUTOU CHEZ FLAMMARION.

Dès lors qu’une parole est émue, elle se communique. Non dans la transparence d’une pensée, dans la clarté d’un sens, mais dans l’évidence d’une émotion. Palpitation, frémissements, cassures, brisures, reprises, relances, montées et retombées, ceux qui liront vraiment le dernier livre d’Eric Sautou comprendront que ses poèmes s’ils font bien entendu  signe, le font bien au-delà ou en deçà, de toute signification intellectuelle. Figures qu’ils sont, dans le sensible, d’un intime traversé.

 

Parus ces derniers jours chez Flammarion, les poèmes que rassemble Beaupré restent très proches de ceux que ses lecteurs auront trouvés en 2017 dans la Véranda. Où se disait, se vivait aussi, le deuil de Marcelle, sa mère, perdue en 2014. Mais le livre ici de par la perspective que lui donnent ces trois nouvelles longues années, les jours et les jours, donc qui depuis se sont accumulés, acquiert une charge émotionnelle plus forte. Une tonalité peut-être aussi plus sombre. Dépeuplée. Car si l’image de la véranda se voulait, somme toute, lumineuse, celle de l’étang de Beaupré, dans laquelle finalement se noie le souvenir de la disparue, ne reflétant plus rien pour l’auteur des nuages qui le survolent, témoignent que peut-être là, en vérité je ne sais, quelque chose s’est refermé. Qu’un impossible a pris fin. Que le travail orphique du poète qui, comme dans la Véranda, noue sa parole vivante à celle toujours vivante par lui, de sa mère morte, que ces mots/fleurs qu’ils échangent jusqu’à les voir tomber et retomber, incessamment sur le corps de page du poème, se voient opposer désormais la dure réalité de la tombe. Cette porte par où les vivants quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils tentent, n’entrent pas.

 

Alors il n’y a pas d’analyse à faire des poèmes d’Eric Sautou. Juste à entendre jusqu’à son épuisement leur parole affectée. Qui revient inlassablement à tenter de construire et reconstruire l’utopique maison familière de langage qui l’espace d’un instant ou pour toujours enfin les réunirait. Et la mère. Et l’enfant. Et cet homme vieilli qu’il est en train de devenir. D’où ces reprises obsédantes comme dans certains airs déchirants de musique, des mêmes motifs, thèmes qui jamais n’entrent dans la description, restent toujours dans la totale ouverture des réalités génériques – fleurs, feuilles, arbres, nuages, vagues, jours, nuits, les plus à même bien entendu de faire espace pour le cœur. Et infuser en nous, l’insistant vibrato de leur note commune. Et désolée.

 Lire une sélection de poèmes de Beaupré.

vendredi 20 novembre 2020

CAR TOUTE PEINE EST SUPPORTABLE DANS LA CLARTÉ. SUR LES ÉLÉGIES ÉTRANGLÉES D’OLIVIER BARBARANT.

MOTHERWELL, Spanish elegy with marine blue, 1977

Publié à l’origine le 17 janvier 2014 sur l’ancien blog des Découvreurs, suite à la rencontre que nous avions organisée au Channel de Calais pour des élèves du Lycée Berthelot, ce compte-rendu nous a paru intéressant à reproduire aujourd’hui sur notre nouveau blog. Dans la continuité de la toute dernière page de nos
Fastes consacrée à la suite donnée par Olivier Barbarant à la revue Contre-Allée.

 Pourquoi travailler à mettre ses émotions en mots? N'est-ce pas suffisant de les vivre, tout simplement? Surtout si elles sont douloureuses. Et qu'on sait l'écriture impuissante.
Un poème a t'il jamais ramené personne à la vie ?

Questions pertinentes auxquelles il est nécessaire d'apporter des réponses à la fois claires et constructives. C'est à cela que s'est employé le poète Olivier Barbarant face aux lycéens venus l'interroger sur ses Élégies étranglées.


Oui, pour Olivier Barbarant le poème part toujours d'une émotion. D'une émotion qu'il éprouve, c'est vrai, le besoin, la nécessité, de mettre en mots. Non pour l'intellectualiser, l'analyser, en produire une explication. Mais pour, la "réinscrire" dans le fil de son existence, "rebrancher " le langage sur ce qui a été vécu. Manière de faire coïncider quelque chose de très général et du coup partageable ( les mots) avec quelque chose de très personnel. Et toujours singulier.

lundi 28 septembre 2020

RECOMMANDATION. L’AUTRE JOUR DE MILÈNE TOURNIER AUX ÉDITIONS LURLURE. FORCE ET FRAGILITÉ DES PAROLES VIVANTES.

 

Il est des moments où la parole critique, celle qui tente un peu de rendre compte, a comme envie de s’effacer devant l’énigmatique évidence d’un texte. Ces moments finalement assez rares ne sont pas le signe d’une impuissance du lecteur à s’approprier à travers ses propres mots ce qu’une œuvre lui aura fait sentir et comment il en a été touché, non, c’est tout simplement que la force, l’illuminante clarté, qu’il trouve à certaines pages d’un livre qu’il a aimé, lui paraissent condenser sans en rien occulter, masquer, cette  « intensification charnelle du présent », pour reprendre une expression de Stéphane Bouquet, vers quoi pourrait bien tendre la part la plus vivante et nécessaire de la poésie.

 

Milène Tournier est une jeune femme de 32 ans, titulaire d’un doctorat en études théâtrales. Ses figures de référence sont le Rimbaud des fugues puis du grand rêve d’Afrique, l’Antigone antique aussi, qui creuse avec ses ongles pour « déraciner les lumières ». L’autre jour, que viennent de publier d’elle les éditions lurlure, est quasiment son premier livre, le précédent, Poèmes d’époque, publié dans la riche collection Polder de la revue Décharge qui l’aura fait découvrir, n’étant qu’un livret ne présentant d’elle qu’une trentaine de pages.

 

Disons le, il y a quelque chose de l’adolescence éternelle dans cette parole qui conjugue tout au long de ce livre, un désir infini d’expansion [1], faisant continuellement fi des limites couramment admises de notre condition, et un besoin tout aussi dévorant d’amour, d’attachement, de repli et de protection. Tout ici jusqu’à la façon qu’a son auteur de passer sans solution de continuité de la prose au vers, d’émouvoir la syntaxe, d’en déplacer les plis, sans pour autant chercher à trop s’en affranchir, témoigne de cette nécessité funambule d’accueillir pour les porter en soi les contraires. Au risque bien sûr de se briser.

 

En fait, je connais peu, de textes aussi bouleversants que ces Poèmes de famille, par quoi Milène Tournier nous fait entrer dans son livre. Et ces quelques pages où se dit, dans l’angoisse profonde d’avoir à les perdre un jour - source pour elle d’un sentiment de vulnérabilité extrême - la puissance de son attachement au père comme à la mère, empoigneront, je pense, plus d’un lecteur lassé comme moi des développement convenus qui prolifèrent sur le sujet.

 

On m’enterrera sous une autre époque que celle sur laquelle tout à l’heure je suis née. Mes mains ont cherché le visage de ma mère, le trou dans la vitre. Sur les tables à langer officielles ou de fortune, aire d’autoroute, lit d’invité, et pour que ne criât plus ma bouche qui criait, son nez a lu mon front de droite à gauche, de gauche à droite, comme une langue s’indécise. Trente ans durèrent trente ans. Mes bras prennent des bras dans leurs bras le soir, quand la lune prend le ciel. Il y a quelqu’un, précis comme un miracle, entre la lourde vitre du monde et le long trou du moi. Ma mort aura bientôt étalé et rapproché mes dizaines. Les mondes sont de très grands prématurés. J’attends ensemble la fin de la fin du monde. 

Maman je sais, un jour tout disparaît

Comme quand tu descends chercher la voiture au parking

Et moi j’attends en haut. 

Ainsi le déchirant se mêle-t-il au merveilleux dans cette œuvre où le souci constant, comme on vient de le voir, de la perte ou de l’abandon, se mêle à l’urgence toujours affirmée d’être « soulevée, emmenée, au voyage long, sans épaule », c’est à-dire, affranchie de tout lien, libérée de ses peurs, de vivre avec le plus d’ouverture et d’intensité possible. D’où cette présence constante au centre, du « je » le plus personnel mais d’un « je » rayonnant aussi, dirigé vers les autres et particulièrement les plus vulnérables. Poèmes des gens, quatrième des 13 sections qui compose le livre, nous fait ainsi approcher à côté de celle d’un homme qui se pense défiguré par des verrues au point de s’éprouver comme monstre, la situation bouleversante d’une vieille dame qui s’écroule devant le regard de son médecin qui lui demande « comment elle vit, en ce moment », celui d’une prof en fin de carrière qui a sacrifié sa vie à sa mère et s’imagine enfin passer sa retraite à ses côtés, celui d’un vieil homme devenu incapable de voir le rapport existant entre une table et une chaise…  Des passages d’autres sections nous entraînent vers des berges où campent des migrants, dans la tête de collégiens à l’intérieur de laquelle angoisses et rêves incessamment remuent. Et les journées de confinement dont le livre consigne les impressions les plus fortes et les rêves les plus déconcertants qu’elles provoquent, s’achèvent sur celui d’être Dieu. Mais un Dieu qui viendrait juste d’avoir enterré un ange.

 Ainsi, lourde d’émotions accumulées, à la fois puissante et fragile, centrifuge et centripète, la poésie de Milène Tournier se déploie de l’idée de sa naissance jusqu’à l’imagination de sa mort, se disant simplement « prêtée à la vie », traversant tout l’obscur comme toute la lumière des jours, dont elle fait ce jour autre, introuvable, ce jour intensifié, où enfin, par les mots, par la justesse d’une parole, d’un livre, de métamorphose en métamorphose, s’impose à elle l’évidence qu’elle peut bien désormais devenir « une des parts du monde où tout à l’heure » elle était venue se cacher.



[1] On en prendra pour seul exemple la série des rêves de quarantaine confinée qu’elle décline dans le dernier ensemble du livre…. Ainsi que la page que nous proposons de découvrir en extrait.

jeudi 2 juillet 2020

DU POUVOIR ET DE L'IMPUISSANCE DES MOTS.


Libre de l’obscure menace d’un étroit tombeau. On ne sait d’où vient cette phrase qu’on lit sur l’une des plaques scellées aux murets de ciment bas qui entourent pas trop joliment à Boulogne-sur-Mer, le Calvaire des marins qui domine le port. Une belle herbe dense régulièrement entretenue repose d’abord les yeux, jette en direction de l’horizon sa grande nappe végétale qui fait paraître en contrebas de la falaise, le sable plus tranquille, l’eau dans le ciel plus calme. Se retournant, on découvre derrière un rideau de haies vives, sans ouverture sur la mer, des petits jardins ouvriers tout en salades, poireaux, choux, sans trop de fleurs ou de fruitiers tandis que dans le petit quartier-résidence de l’autre côté de la rue, les maisons, simples cubes sans étage apparent, ouvrent en façade deux ou trois fenêtres minuscules augmentées, dans le haut de leur porte d’entrée, protégée par un auvent léger, d’un rectangle étroit de jour sombre.

C’est au large, de Land’s End, pointe extrême au sud-ouest de la Cornouailles dans les parages de l’île mythique de Lyonesse qui avant de servir de cadre aux « fantasies » du romancier américain Jack Vance, fut un des lieux merveilleux de la légende arthurienne, que disparut le jeune Adrien Bourgain, mousse, avec le chalutier Vert Prairial, au matin du 14 mars 1956. Ses maîtres de l’école d’apprentissage maritime de Boulogne nous le rappellent, qui ont imaginé pour lui ces mots singuliers qu’ils ont fait graver sur la plaque de marbre sombre et qui résonnent étrangement dans ce quartier d’habitation si proche et pourtant si loin à la fois de la mer. Comme si cette loi d’équilibre qui préside selon certains philosophes aux destinées du vivant découvrait là encore sa secrète illustration. Comme si, face à la voracité démonstrative, démesurément ouverte de la mer, les vies des fils, filles, des cousins, frères et femmes peut-être encore, de ces marins disparus dont le monument désert prend en charge comme il peut, le souvenir, avaient cherché – et l’on sait bien que ce n’est qu’une idée, une impression, les choses pouvant s’expliquer de façon beaucoup plus terre-à-terre, si l’on peut dire ! – avaient cherché et trouvé là, finalement, à s’enclore, figées dans l’espace étroit d’un lieu renfermé sur lui-même. Déshabité du grand large. Délié, dégagé. Affranchi d’horizon.


Mais que sait-on finalement du vivant ? De la vie véritable des hommes ? Il est facile, ignorant, de monter comme ça, les mots, les idées, les uns contre les autres. D’opposer ainsi la séduction de certains lieux à l’absence de charme de tant d’endroits d’apparence déshérités mais qui ne sont souvent que socialement désavantagés. Sans doute même que les histoires qui naissent en de tels endroits valent amplement celles plus convenues des autres. Mais ira-t-on jusqu’à se dire que tel petit quartier réel comme celui qu’on découvre ici remontant de la mer jusqu’en haut de la rue du Baron Bucaille reste potentiellement plus riche d’aventure humaine, de puissance même fictionnelle que  tous ces livres, ces récits qui les enferment depuis longtemps dans les clichés eux aussi bien souvent étroits de la littérature ? On pourrait sans réserves l’affirmer s’il ne fallait pour approcher telle secrète et obscure richesse, une curiosité, une expérience, une capacité d’écoute et d’interprétation, une multiplicité de savoirs aussi que nos vies simplement normales ne suffisent en général pas à rassembler. Ainsi passons-nous tout-à côté, en même temps très loin, des choses. Qu’heureusement des pages, des phrases, jusque dans leur mensonge, à leur façon quand même, un peu, éclairent. Ne soyons dupes alors, ni du pouvoir des mots, ni surtout de leur impuissance.

vendredi 3 avril 2020

DIT LA FEMME DIT L’ENFANT. CHRISTIANE VESCHAMBRE À LA RENCONTRE DE SON MOI PERDU.

Rudolf WACKER, Deux visages

Rares finalement sont les livres qui bouleversent. Non de cette facile émotion qui nous traverse au spectacle ou à l’évocation de ces situations où la vie dont nous nous croyons proches se voit ravager, violenter, mutiler, contrarier, par l’ordre naturel ou politique des choses. Mais de ce saisissement intime, de cette consolante tristesse, que produit la lecture d’un texte dont le filet lancé de phrases parvient à ramener à la conscience quelque chose en nous de l’épaisseur frémissante et incommunicable de la vie.

Ceux de Christiane Veschambre sont de ceux-là. Dans ce tout dernier ouvrage que publient les belles éditions isabelle sauvage, deux paroles s’échangent de part et d’autre d’une frontière en principe impossible à traverser, qui est de temps. Qui est aussi celle qui sépare les vivants et les morts. L’enfant qu’elle a été se tient devant une femme parvenue au crépuscule de sa vie au seuil de la maison qu’elle habite, trouant par sa présence fantasmée l’univers d’habitude et la consistance plus ou moins assurée de sa vie.

S’ensuit un étrange dialogue opposant moins des écritures que des consciences. L’enfant bien sûr restant ignorant de ce qu’est devenue la femme qu’elle sera ; la femme n’ayant accès à la conscience de l’enfant qu’elle fut que par le prisme retravaillé de la mémoire. Visuellement la scène s’ouvre sur un intérieur moitié bureau, moitié salon, aux fenêtres donnant sur une large campagne, dont les tapis pour l’enfant figurent comme une mer qu’il lui faudrait franchir pour avancer dans la pièce. Et dont chacun des meubles lui fait comprendre à elle, restée l’enfant d’un couple de femme de ménage et d’ouvrier d’usine, habitant l’espace étroit des pauvres, qu’elle se retrouve ici face à un autre monde.  

Si bien entendu, dans sa recherche du moi perdu, le dispositif imaginé par Christiane Veschambre lui offre toute latitude pour revenir, comme elle a l’habitude de le faire, sur ses origines familiales, de raviver bien des atmosphères, comme bien des détails précis de son existence passée, comme de faire le point aussi sur ce qu’elle est devenue, notamment par ce que lui auront apporté sa curiosité artistique, sa pratique personnelle de l’écriture, sans oublier la présence à ses côtés d’un compagnon aimé, les choses comme toujours chez Christiane Veschambre vont plus loin. Plus loin que les pittoresques évocations sur lesquelles elle s’appuie, plus loin que les considérations sociales même majeures qui ne sont jamais absentes de ses réflexions, plus loin au fond que le simple contenu de matière signifiante, que chacun trouvera à l’envie, dans ses livres.

Enfant docile et verbalement appliquée à collaborer avec le monde dans sa prétention générale à « habiller la vérité », « la blanchir », l’enfant porteur de monde qui se tient sur le seuil de la porte, « se tient dans le réel ». Mais c’est un réel sans mot. Alors que pour « la dame » devant elle, « il n’y a que les mots », son réel quant à lui  reculant au plus loin, « comme un animal s’engouffrant au profond du terrier ». De cette étrangeté réciproque, cette irréductibilité première, Christiane Veschambre ne sort qu’en substituant à « la langue berceuse », infantile et impuissante de l’enfant une langue d’enfance retravaillée par sa propre langue inquiète d’écrivain, aspirant à ce qu’elle a pu nommer dans l’un de ses précédents livres, essentiel,  la « basse langue » . Celle qui, au-delà de tout procédé, de toute rhétorique, creuse au fond même de l’incommunicable. Et finira par les unir, et la femme et l’enfant, à l’intérieur des mêmes phrases. Dans leur intime éloignement.

Alors pour reprendre l’intitulé d’un de ses précédents livres de poèmes, quelque chose approche, qui relève cette fois de la commune, vacillante et terriblement émouvante présence d’un temps qui ne tiendrait plus seulement à celui des montres et des horloges. Mais à cette disposition subjective qui fait ici le noyau secret d’une écriture qui rassemble. Et comme dans la chaleur fragile peut-être et hasardeuse d’un vieux poêle au matin, ramène autour d’elle son petit peuple de fantômes, d’êtres chers, d’aspirations, de curiosités et d’appétits illimités de vivre. Reprenant corps ou plutôt mouvement, battements silencieux de signes, sur les parois de ce livre-grotte, dont son auteur aura fini par faire le seul, unique, monde. Qui leur soit quelque peu commun.

mardi 31 mars 2020

POUR UNE CONNAISSANCE ÉMOTIVE DE LA VIE. QUATUOR D’EMMANUEL MOSES AU BRUIT DU TEMPS.




Ne nous laissons pas abuser par l’arlequinade finale. Le livre d’Emmanuel Moses Quatuor, récemment paru au Bruit du temps, est un livre grave. Qui nous apprend « qu’être c’est mourir » et « qu’il faut mourir d’être ».

Suscité par l’irrépressible besoin de donner sens à une expérience vécue tout à la fois dans l’exaltation et dans la douleur, le poème de Moses se fait puissamment réflexif en appelant constamment à l’interrogation philosophique pour creuser toujours davantage en profondeur le sentiment particulier de la vie dont depuis ses touts premiers livres, il tente de communiquer à son lecteur la couleur ou la note.

Rassemblant allusions éparses à l’histoire personnelle, références puisées aux sources multiples de sa large culture, nous entraînant de la sphère intime, personnelle, aux territoires les plus larges de notre histoire et de notre culture collectives, variant constamment les focales d’espace et de temps, nous amenant à déambuler dans la Jérusalem fantastique de son enfance comme dans le Paris d’aujourd’hui couvert toujours pour lui des signes terribles d’un passé qui ne veut pas s’éteindre, Emmanuel Moses fait s’imbriquer dans son poème les multiples strates d’une mémoire qui n’a jamais cessé d’alimenter son présent. De lui servir comme il l’écrit, de « combustible ».

S’ensuit un poème en quatre mouvements qui pour être pensif vise essentiellement, pour reprendre le mot de Pessoa, à une « connaissance émotive de la vie » et plus précisément, me semble-t-il, du mystère déchirant de l’amour, l’amour seul, aux dires de Moses, infusant la totalité.

S’achevant sur un vibrant carpe diem qui comme tout carpe diem ne prend sens qu’à la lumière du memento mori qui l’accompagne, Quatuor s’organise autour de ces quatre grands motifs qui structurent toute véritable relation amoureuse, celui d’abord de la rencontre, celui de la relation fondamentale entre différence et indifférence, celui du passage du temps, celui enfin de la souffrance et de la disparition qui, par effet de boucle, ramène par l’évocation d’un paysage de Beauce à la scène de deuil évoquée dans la toute première partie.

Rendre compte ici d’une telle richesse n’est pas moins impossible que pour l’auteur lui-même d’atteindre avec les mots l’insondable réalité qu’il poursuit dans ses vers. Partout, « Entre l’idée/ Et la réalité » […] « Entre l’émotion/ Et la réponse » le disait bien T.S. Eliot, l’auteur des Quatre Quatuors, « Tombe l’ombre ». Mais c’est en cela que réside le pouvoir particulier de la parole poétique qui dans l’incertaine relation qu’elle entretient entre sentir, dire et vivre, trouve chez les meilleurs, à charrier du vivant dans le mouvement singulier de ses phrases, parvient quand même à s’incorporer quelque chose de l’intensité de notre existence, par les images et la musique qu’elles déploient. Y trouvant à la fois le reflet où la vie se contemple. Et le gouffre où elle se noie.

Et puis c’est au lecteur aussi d’aller à la rencontre. Car la rencontre qu’elle soit amoureuse ou simplement « littéraire » comme on dit, est « une formidable création à deux », par quoi la vie se fait plus lyrique et s’emplit d’énergie. Alors peut se comprendre l’énigme de tout feu. Qui comme celui qui embrase la plaine de Beauce au-dessus de Pécreuse, au moment des adieux,  ne resplendit que de ce qu’il dévore et laisse d’autant plus de cendres que le bois dont il se sera nourri aura été plus généreux et plus tendre.

« Consume-toi en moi/ Afin que nous devenions une unique poignée de cendre à répandre dans le vent » implore Emmanuel Moses dans le dernier mouvement de son poème. « Soyons intimement lointains » ajoute-t-il peu après dans la pleine conscience de cette lèpre que constitue pour l’existence les désirs d’identité ou de similitude. C’est pour cela que l’ombre finale de la mort nous est si nécessaire. Pour cela aussi sans doute que la porte de la maison mortuaire s’ouvre pour finir sur une place vénitienne où se poursuivent Colombine, Arlequin mais aussi Pantalon. Car avant de prendre « éternellement congé de nous/ Sur les vertes collines des adieux », et de ne laisser au monde à la semblance des antiques portraits du Fayoum, qu’une image peinte à l’encaustique sur une tablette de bois, « il est nécessaire de demeurer debout/ De rire jusqu’au bout de l’amour fou/ De faire des cabrioles/ Et de trinquer au nez et à la (fausse) barbe du diable, s’il existe/ En s’éjouissant de vivre comme de devenir un jour une ombre bienheureuse/ Parmi les ombres bienheureuses. »

lundi 2 décembre 2019

Á PROPOS DE TCHERNOBYL, RÉCITS, D’INGRID STORHOLMEN. CE PASSÉ TERRIFIANT QUI RESTE DEVANT NOUS.


« Un évènement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. »
Svetlana Alexievitch
La Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, 1997

La mort le fait frémir, pâlir
Le nez courber, les veines tendre
Le col enfler, la chair mollir,
Jointes et nerfs croître et étendre
François Villon
Le Testament, 1461


Nous vivons dans un monde de solitude et d’abstraction. Où les chiffres masquent de plus en plus la matérialité des choses. Les transforment en idées dont le choc sur la conscience passe comme un éclair sans que nous entendions au plus profond de nous à quelles réalités permanentes, sensibles, ils correspondent. Plus de 9 millions de personnes meurent chaque année de faim dans le monde. Un enfant meurt tous les 5 jours, en France, tué par sa famille. Deux tiers des enfants entre 2 et 14 ans, ce qui fait plus d’un milliard, font l’objet dans le monde de violences physiques régulières. Chiffres, chiffres. Abstractions…

Heureusement, des livres, des films, prennent le temps de nous faire éprouver d’au plus près ce qui se cache de difficultés, de souffrances, de rêves avortés, d’aspirations sacrifiées, d’existences mutilées, derrière la connaissance désincarnée que nous avons des choses. Comme la Supplication qui lui a servi largement de modèle, Tchernobyl, Récits d’Ingrid Storholmen est de ceux-là. Certes, ces « hommes, femmes, enfants, babouchkas, adolescents fringants, futures épouses, chiens, esprits » qui prennent ici la parole le font à travers la voix de cette norvégienne d’une quarantaine d’années dont les deux sœurs ont dû se faire enlever la thyroïde pour avoir subi les effets des pluies chargées de césium 137 qui se sont abattues dans leur propre pays. Mais toute littérature est traduction. Le mot n’est jamais la chose. Heureusement qu’il est des mots parfois qui aident à mieux sentir et partager, pour les interroger vraiment, les choses.

Catastrophe, tragédie et certainement pas comme les dirigeants de l’époque s’essayèrent à en persuader le monde, simple « accident », ce qui se passa dans la nuit du 25 au 26 avril 1986 marque en profondeur notre histoire. Comme de façon plus terrifiante encore, brosse peut-être le tableau de ce que nous réserve l’avenir. Nous interdisant à tout jamais cette aveugle confiance qu’à certains moments nous aurons pu entretenir envers les technologies. Envers le témoignage de nos propres sens. Comme envers les gouvernements auxquels nous faisons naïvement crédit de vouloir avant tout assurer à leur peuple, attention et sécurité [i].

Car au-delà du caractère proprement incommensurable des victimes qu’elle aura entrainées et continue toujours aujourd’hui à produire, selon des modalités que personne ne peut se targuer de connaître vraiment, la catastrophe de Tchernobyl inaugure pour l’homme une relation au monde bien plus terrible que celle imposée par la guerre. Étant une guerre au-dessus de la guerre[ii] où l’homme aura porté la main sur tout, sur tout ce qui existe : air, eau, plantes, animaux, et bien entendu ses semblables, ses proches, faisant de tout un potentiel ennemi, abritant en son sein les radiations. Á la fois invisibles et mortelles.

Ils avaient cru se doucher de printemps ceux qui sous les pluies
brillantes d’une fin d’avril 1986 ont laissé la maladie rouler dans leurs oreilles, laissé les racines de leurs cheveux s’abreuver de césium. Il croyait vivre un grand instant[iii], prélude à toute une vie de bonheur, ce jeune couple faisant pour la première fois l’amour sous le ciel plein d’étoiles juste avant qu’au-dessus de la centrale ne s’élève un nuage rouge et gris en forme de champignon et que la vie, brutalement bascule. Comme dans la Supplication, le livre d’Ingrid Storholmen n’en finit pas d’énumérer les retombées effroyables de la catastrophe. Osant plus que son modèle d’ailleurs s’aventurer, appuyée qu’elle se veut sur une écriture plus ouvertement poétique, jusque dans l’intimité de ses personnages [iv]. Elle le fait en soulignant bien la dimension temporelle de l’évènement. Un évènement dont on connaît la date initiale mais dont nul ne peut prétendre indiquer la fin.

« Tchernobyl est un évènement encore en cours, les gens tombent malades non seulement en Ukraine et en Biélorussie, mais aussi en Norvège. La terre y est toujours condamnée, brebis et rennes doivent encore être nourris de la main de l’homme. Le temps de désintégration de certaines matières radioactives est extrêmement long. Tchernobyl est une catastrophe qui vient à peine de commencer » écrit-elle à la fin de son livre. Rejoignant la terrible conclusion de Svetlana Alexievitch déclarant à propos des différents témoignages récoltés par elle entre 1986 et 1996 : « plus d’une fois j’ai eu l’impression de noter le futur » [v].




[i] « Tous nos instruments intérieurs sont accordés pour voir, entendre ou toucher. Rien de cela n’est possible. Pour comprendre, l’homme doit dépasser ses propres limites. Une nouvelle histoire des sens vient de commencer… » écrit S. Alexievitch. Dans un monde où les menaces les plus graves sont devenues largement invisibles : une eau claire dissimulant des poisons toxiques, un fruit merveilleusement rouge et calibré enfermant les pesticides qui peu à peu altèreront notre santé, le beau nuage s’avançant dans le ciel bleu porteur de radiations, les images futiles que nous transférons sur les réseaux sociaux précipitant sans que nous puissions rien en voir la future catastrophe climatique… notre esprit rechigne toujours à douter des apparences. Comme il ne se montre pas toujours assez prompt ni suffisamment éclairé pour se défier vraiment des discours rassurants qui l’abreuvent. Ce n’est pas seulement du fait que de nouvelles catastrophes nucléaires sont possibles que des livres comme ceux de S. Alexievitch ou de I. Storholmen, comme j’y insiste en conclusion, ne nous parlent pas que d’un passé dont les conséquences ne sont toujours pas épuisées mais aussi d’un avenir qui nous laissera sans doute aussi désarmés que ceux et celles dont ils auront porté haut et fort la tragique parole.

[ii] Et pourtant la guerre, les guerres, qui sont aussi évoquées dans ce livre sont l’occasion de bien des horreurs. Telles celle que raconte Anna à une journaliste. L’histoire de son tout jeune enfant mangé par un voisin à l’occasion de la famine entraînée par le siège de Stalingrad.

[iii] C’est en hommage au beau livre d’Olivier Barbarant, Un grand instant que le hasard de mes lectures et de mes relectures a fait cotoyer sur mon bureau les ouvrages consacrés à Tchernobyl, que j’utilise cette expression. Qui m’a paru entrer en profonde résonance non seulement par l’esprit mais aussi à travers une partie de ses motifs déployés avec ce qui fait le fond pathétique du chœur des voix montant des victimes de la catastrophe nucléaire. Ces victimes avaient une vie. Des amours. Des habitudes, des rêves. Ils vivaient dans les saisons. Possédaient un jardin. Des animaux. Se baignaient dans le long courant des rivières. Si leur vie n’était pas destinée à être une vie tout-à-fait facile, ils pouvaient toutefois espérer au soir de leur existence, l’unifier autour de quelques heureux souvenirs : « des gouttes d’eau, un peu de perle ». C’est aussi cela qu’a détruit Tchernobyl. Tchernobyl qui au passage signifie « absinthe ». Qu’on retrouve – hasard objectif ? – dans le titre de la première section du livre de Barbarant.

[iv] Je remarque en outre que la Supplication qui insiste bien pourtant sur la déconstruction, chez la plupart des personnes interrogées par l’auteur, du système ancien de valeurs, est encadrée par 2 récits bouleversants témoignant de la toute puissance d’un amour absolu. Le livre de Storholmen n’hésite pas à montrer comment aux yeux d’une femme amoureuse la maladie de son époux a fini par le transformer à ses yeux en « une chose, rien qu’une chose. Pas son homme ». Rien qu’« un trou où déverser la soupe, un autre pour la recracher ». Les rayons ne font pas que dévorer des chairs. Ils finissent par détruire les plus beaux sentiments.

[v] Il faut opposer la tragique lucidité de nos deux auteurs à l’hallucinante superficialité de ces touristes de la catastrophe qui viennent aujourd’hui dans la zone d’exclusion, se faire photographier au pied du nouveau sarcophage, profitant ainsi des offres de peu scrupuleux opérateurs leur proposant de « vivre à leur tour et de partager l’expérience de Tchernobyl ». Etrangement, par ailleurs, la littérature autour de Tchernobyl, notent nos deux auteurs, est relativement pauvre. On ne peut que se réjouir donc de la sortie de ce nouveau livre de I. Storholsen comme du succès mérité de la très efficace et passionante série diffusée récemment sur NETFLIX, sobrement intitulée Tchernobyl.

mercredi 3 juillet 2019

UN CONTE POUR SAUVER LES FILLES ET LES MÈRES ? LOUISE D’ISABELLE ALENTOUR CHEZ LANSKINE !

Non, Louise, cet ouvrage de poésie qui raconte l’histoire d’une femme violée de façon répétée au cours de son adolescence, par un beau-père, n’est pas un livre tragique. Terrible si l’on veut, comme l’est à coup sûr, l’histoire de ces femmes syriennes évoquées dans cet autre beau livre d’Isabelle Alentour composé d’après le documentaire réalisé par Manon Loizeau1 sur la façon dont le régime de Bachar Al Assad utilise le viol comme instrument de répression. Mais de même qu’Ainsi ne tombe pas la nuit loin de se terminer sur le constat de l’anéantissement de ces femmes doublement martyres, du régime inhumain du Boucher de Damas et du caractère impitoyable de la coutume, montre au final toute la beauté de leur dignité puissamment réaffirmée, Louise témoigne d’une forme de reconquête de soi-même et se conclut sur l’espérance revenue de « la belle clarté [et de] la belle sérénité du matin. »

vendredi 11 mai 2018

DANS LA CHAIR DU POÈME. NI LOIN NI PLUS JAMAIS D’ISABELLE LÉVESQUE.


Lorsque je serai mort depuis plusieurs années,
Et que dans le brouillard les cabs se heurteront,
Comme aujourd’hui (les choses n’étant pas changées)
Puissé-je être une main fraîche sur quelque front !

Oui. C’est à ce vœu émis, il y a plus d’une centaine d’années par ce magnifique poète que fut aussi Larbaud que je ne peux m’empêcher de songer à la lecture du dernier livre d’Isabelle Lévesque, Ni loin ni plus jamais, présenté en sous-titre comme une suite pour Jean-Philippe Salabreuil. Belle chose en effet que cette « main fraîche » passée par un poète depuis longtemps disparu sur le front d’un poète vivant. Que cette transsubstantiation qui fait ici que le verbe se fait chair. Et que ce qui était apparemment mort redevient dans un geste et pour un instant, vie.

Seulement, contrairement à ce qu’imagine l’auteur des Poésies de A.O. Barnabooth, les choses ont aujourd’hui bien changé et si les brouillards demeurent - encore que ceux de Londres qu’il évoque se soient considérablement réduits – les formes poétiques et les goûts de nos contemporains ont terriblement évolué. Au point de nous rendre certains textes moins aisément lisibles.