Rudolf WACKER, Deux visages |
Rares finalement sont les livres qui bouleversent. Non de
cette facile émotion qui nous traverse au spectacle ou à l’évocation de ces
situations où la vie dont nous nous croyons proches se voit ravager, violenter,
mutiler, contrarier, par l’ordre naturel ou politique des choses. Mais de ce
saisissement intime, de cette consolante tristesse, que produit la lecture d’un
texte dont le filet lancé de phrases parvient à ramener à la conscience quelque
chose en nous de l’épaisseur frémissante et incommunicable de la vie.
Ceux de Christiane Veschambre sont de ceux-là. Dans ce tout
dernier ouvrage que publient les belles éditions isabelle sauvage, deux paroles
s’échangent de part et d’autre d’une frontière en principe impossible à
traverser, qui est de temps. Qui est aussi celle qui sépare les vivants et les
morts. L’enfant qu’elle a été se tient devant une femme parvenue au crépuscule
de sa vie au seuil de la maison qu’elle habite, trouant par sa présence
fantasmée l’univers d’habitude et la consistance plus ou moins assurée de sa
vie.
S’ensuit un étrange dialogue opposant moins des écritures
que des consciences. L’enfant bien sûr restant ignorant de ce qu’est devenue la
femme qu’elle sera ; la femme n’ayant accès à la conscience de l’enfant
qu’elle fut que par le prisme retravaillé de la mémoire. Visuellement la scène
s’ouvre sur un intérieur moitié bureau, moitié salon, aux fenêtres donnant sur
une large campagne, dont les tapis pour l’enfant figurent comme une mer qu’il
lui faudrait franchir pour avancer dans la pièce. Et dont chacun des meubles
lui fait comprendre à elle, restée l’enfant d’un couple de femme de ménage et
d’ouvrier d’usine, habitant l’espace étroit des pauvres, qu’elle se retrouve
ici face à un autre monde.
Si bien entendu, dans sa recherche du moi perdu, le dispositif
imaginé par Christiane Veschambre lui offre toute latitude pour revenir, comme
elle a l’habitude de le faire, sur ses origines familiales, de raviver bien des
atmosphères, comme bien des détails précis de son existence passée, comme de
faire le point aussi sur ce qu’elle est devenue, notamment par ce que lui
auront apporté sa curiosité artistique, sa pratique personnelle de l’écriture,
sans oublier la présence à ses côtés d’un compagnon aimé, les choses comme
toujours chez Christiane Veschambre vont plus loin. Plus loin que les
pittoresques évocations sur lesquelles elle s’appuie, plus loin que les
considérations sociales même majeures qui ne sont jamais absentes de ses
réflexions, plus loin au fond que le simple contenu de matière signifiante, que
chacun trouvera à l’envie, dans ses livres.
Enfant docile et verbalement appliquée à collaborer
avec le monde dans sa prétention générale à « habiller la vérité »,
« la blanchir », l’enfant porteur de monde qui se tient sur le
seuil de la porte, « se tient dans le réel ». Mais c’est un
réel sans mot. Alors que pour « la dame » devant elle, « il
n’y a que les mots », son réel quant à lui reculant au plus loin, « comme un
animal s’engouffrant au profond du terrier ». De cette étrangeté
réciproque, cette irréductibilité première, Christiane Veschambre ne sort qu’en
substituant à « la langue berceuse », infantile et
impuissante de l’enfant une langue d’enfance retravaillée par sa propre
langue inquiète d’écrivain, aspirant à ce qu’elle a pu nommer dans l’un de ses précédents livres, essentiel, la « basse langue » . Celle qui, au-delà de tout procédé, de toute rhétorique,
creuse au fond même de l’incommunicable. Et finira par les unir, et la femme et
l’enfant, à l’intérieur des mêmes phrases. Dans leur intime éloignement.
Alors pour reprendre l’intitulé d’un de ses précédents
livres de poèmes, quelque chose approche, qui relève cette fois de la
commune, vacillante et terriblement émouvante présence d’un temps qui ne
tiendrait plus seulement à celui des montres et des horloges. Mais à cette
disposition subjective qui fait ici le noyau secret d’une écriture qui
rassemble. Et comme dans la chaleur fragile peut-être et hasardeuse d’un vieux poêle
au matin, ramène autour d’elle son petit peuple de fantômes, d’êtres chers,
d’aspirations, de curiosités et d’appétits illimités de vivre. Reprenant corps
ou plutôt mouvement, battements silencieux de signes, sur les parois de
ce livre-grotte, dont son auteur aura fini par faire le seul, unique, monde.
Qui leur soit quelque peu commun.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire