Ferons-nous grincer quelques dents en proposant aux élèves
des collèges et des lycées d'entrer dans la poésie contemporaine à partir d'un
ouvrage dont l'auteur annonce lui-même sur la page d'accueil de son site qu'il
est dangereux pour les enfants et déconseillé par l'Education Nationale, a
(sic) cause de l'orthographe ?
Composé de courts poèmes d'amour maladroitement
calligraphiés, accompagnés de dessins tout aussi maladroits et naïfs,
d'annotations désabusées, sans compter de nombreuses ratures, Amours
toujours, le livre d'Armand Le Poête (avec un circonflexe) possède en
apparence tout d'un brouillon de collégien loin d'être le premier de sa classe
et risque de passer aux yeux de ceux qui se contenteront de le feuilleter, pour
une provocation, une façon de tourner en ridicule les Poêtes eux-mêmes, du
moins ceux qui en sont restés à ne voir dans la poésie que le moyen d'y
exprimer les sentiments les plus convenus, voire un divertissement, une pochade
un peu débile.
Il est de fait symptomatique que très peu de poètes qui
publient régulièrement sur leurs confrères dans les revues de poésie qui leur
sont pourtant assez généreusement ouvertes se sont attachés à rendre compte de
façon un peu poussée des ouvrages d'Armand dont on dévoilera quand même pour
ceux qui ne le connaissent pas qu'il est en fait la créature d'un autre poète
très différent de lui et lui aussi sélectionné pour le Prix des Découvreurs
2015, le lyonnais Patrick Dubost.
Passionné de scène, amateur de performance, esprit
remarquablement créatif, par ailleurs prof de math, Patrick Dubost est
parfaitement à l'aise avec les techniques de communication et d'expression les
plus actuelles. Il faut donc prendre les livres d'Armand qu'il publie avec
constance depuis une vingtaine d'années avec, sinon tout le sérieux, du moins
toute l'attention qu'ils méritent.
Il n'est pas nouveau que les poètes qui sont avant tout des
artistes c'est-à-dire des inventeurs de formes, des expérimentateurs d'être,
s'inventent des hétéronymes leur permettant, à travers la conception
d'écritures et de dispositifs pour eux inédits, de donner corps à des
aspirations différentes de leur personnalité. Tout le monde aujourd'hui
reconnaît l'importance à côté du nom de Pessoa de ceux d'Alvaro de Campos, de
Ricardo Reis ou d'Alberto Caiero pour ne citer que trois des quelques 70
hétéronymes jusqu'ici recensés du grand poète portugais. Sans passer par de
tels pseudos - on dirait peut-être aujourd'hui avatars - il faut aussi bien
admettre que l'éclatement puis la libération au cours du XX siècle de la figure
et des potentialités de l'homme, préparés par la célèbre formule de Rimbaud:
" Je est un autre", rendent de moins en moins acceptable pour
un auteur conscient des multiples dispositions de son être et des non moins
multiples propositions que lui adresse la vie, de s'enfermer dans un style. De
se réduire comme disait Michaux parlant de son adolescence à sa boule
hermétique et suffisante. Moi n’est jamais que provisoire. On n’est
peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité écrit
ainsi l'auteur de Plume dans une postface de 1938. Avant de
s'intimer, dans Poteaux d'angle, avec toute l'énergie dont il était
capable et en réponse aux préceptes d'Epictète qui recommandait à l'homme qu'il
se fixe une fois pour toute en société un style et un modèle, de
tâcher au contraire de sortir de son style. Et d'aller suffisamment loin en lui
pour que ce dernier ne puisse plus suivre.
Il faut donc bien admettre au cœur de l'inventive
personnalité du très sérieux et très contemporain Patrick Dubost, le droit à
l'existence d'un petit personnage né bien avant lui - ce serait en 1911 - qui,
parce qu'il se livre follement, sans tabous, seulement soucieux du plaisir de
dire et de la découverte, n'a pas tout perdu de son enfance, du temps où les
bêtes allaient encore de compagnie avec les cœurs, où l'amour pouvait encore
physiquement venir éclairer, transfigurer le monde, un monde à la rencontre
duquel on ne craignait pas, calme orphelin d'aller, riche
de ses seuls yeux tranquilles quitte à ce qu'il ne vous trouve pas
malin.
Bien entendu Patrick Dubost n'a rien de l'absolue naïveté du
Gaspard Hauser de Verlaine et dans le monde très intellectualisé de la poésie
française actuelle, l'ingénuité retorse qu'il prête à l'œuvre d'Armand le Poête
ne trompe et ne cherche à tromper personne. Jouant subtilement et plaisamment
sur les attentes, les codes, il fait que la délicate et même parfois fraîche
émotion dont ses livres sont assurément porteurs reste largement recouverte -
il suffit d' entendre les réactions réjouies de son public - par une bonne
couche d'humour drôle ou blagueur. Évacuant peut-être un peu vite la belle question
de l'innocence et celles plus dures de l'absence, du ratage, de la fêlure et
surtout de la mort. Formes par excellence du manque qui marquent en creux bien
des propos de son personnage.
N'empêche, qu'en ces moments où l'on voudrait nous ramener à
ces fondamentaux que sont, pour les disciplines littéraires, la maîtrise de la
langue et de la pensée claire, et pour l'économie, pour ne parler que d'elle,
la rigueur et la discipline, il est salubre de voir combien des poètes comme
Patrick Dubost se rient de nos asséchantes gravités, nous démontrant comment,
avec les moyens les plus simples mais aussi les plus fous, on peut par l'esprit
d'invention, la manipulation décomplexée des mots, des images et des identités,
interpeller les imaginaires qui leur sont reliés, pour empêcher l'esprit de
toujours plus s'uniformiser, s'infirmiser. Jusqu'à manifester, au passage, ce
que montrent bien ici les
ratures, combien toute pensée d'abord bredouille, se cherche, s'élabore
dans le manque et trouve, dans l'appel, l'ouverture, sa véritable respiration.
Qui est par nature d'enfance.
Sans oublier de souligner que si la vie est une
équation avec plein d'inconnues, il est bien normal de s'inventer plusieurs
vies pour pouvoir les aimées toutes (sic). En toute liberté.
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