Belle époque que celle où les bibliothèques d’entreprise
étaient encore fréquentés par un peuple divers de lecteurs et lectrices
rattachées au monde pourtant pas si facile du travail salarié. C’est ce qu’on
se dit à la lecture du très beau livre de Yannick Kujawa, Toujours l’inconnu,
qui prenant le prétexte d’une lointaine émission diffusée en 1967 par France
Culture mettant en scène une rencontre un peu artificielle entre l’écrivaine
Marguerite Duras et un groupe de lecteurs de la bibliothèque des Mines d’Harnes
dans le Pas-de-Calais, nous amène, entre bien d’autres choses, à réfléchir à la
relation que nous avons, chacun personnellement, avec les livres.
En choisissant de faire entendre le monologue intérieur
d’une poignée de participants à cette rencontre que l’on peut toujours écouter
en cherchant un peu sur le net, Yannick Kujawa dont on sait l’attachement très
personnel qui le lie au bassin minier dont il a fait le cadre non seulement historique
et sociologique, mais aussi affectif de ses précédents romans, nous invite à
comprendre qu’au-delà de leur signification, disons intrinsèque, à supposer
d’ailleurs qu’il en existe une, les œuvres littéraires, romans ou poèmes, voire
essais, ne sont surtout pour leurs lecteurs qu’une occasion de relancer en soi,
et par un jeu constant d’associations, pas toujours prévisibles, toute une
activité psychique. Singulière et débordante .
Et c’est la belle idée de Yannick Kujawa que d’avoir imaginé
à partir de ce que nous révèle l’enregistrement radiophonique de la rencontre, cette
riche vie intérieure dont s’accompagnent les interventions de ses personnages,
épouses de mineur, mineurs eux-mêmes, étudiant qui a perdu son père à la mine,
ingénieur, et entraîné par la fiction, d’avoir jeté la lumière sur l’humanité
profonde, la dignité, de ces personnes que l’émission qui les donne à écouter,
ne pouvait que voiler.
Car il y a quelque chose d’un peu pervers dans cette
rencontre qui procède sûrement des meilleures intentions. Envoyer sans prévenir
un écrivain de la stature de Marguerite Duras, faire parler ex abrupto
les habitués d’une bibliothèque populaire perdue au fin fond d’un bassin
minier, à partir de textes inconnus, de Michaux, de Melville ou d’Aimé Cesaire,
c’est les plaçant dans une double ou
triple situation d’infériorité, rejouer en fait, sur le plan culturel, la
vieille scène bien connue du gentil colonisateur sensé, même s’il s’en défend,
se trouver du côté des Lumières. À
cet égard, le redoutable magnétophone Nagra dont il est régulièrement fait
mention dans le livre n’est pas sans me faire penser à ces appareils photos
dont nos anciens explorateurs avaient soin de se munir pour ramener chez eux
leurs fameux clichés ethnographiques.
De cela les personnages de Y. Kujawa sont bien conscients
eux qui se trouvent bien entendu flattés de l’intérêt qu’exceptionnellement on
leur porte, mais qui s’inquiètent des stéréotypes à travers lesquels
ils risquent d’être largement perçus .
Alors si certains se laissent aller à leur habituelle propension au bavardage, d’autres
préfèrent se réfugier dans un silence qui dissimule les réflexions les plus
profondes. Ainsi Michel :
On peut tout de même se
demander pourquoi les Parisiens sont venus précisément dans notre bibliothèque.
J'imagine qu'ils ont des contacts syndicaux, politiques. À moins que ce soit
France Culture qui se soit occupé de tout ça, qui ait passé un coup de fil. En
tout cas ils auraient pu se rendre dans une autre ville, une autre cité, et
c'est tombé sur nous. Je ne m'en plains pas, ils se montrent avenants, ils font
en sorte que ça parle, que ça réfléchisse, mais on se retrouve à représenter
une communauté entière sans avoir rien demandé. C'est une responsabilité. Je ne
dis pas que les intentions étaient mauvaises, seulement les actes ont des
conséquences. Si des gens des Mines écoutent l'émission ils auront forcément
quelque chose à redire. Pas par jalousie, non, parce que nous ne représentons
que nous-mêmes. On se retrouve à parler pour les autres, en quelque sorte, on
parle à leur place, même moi qui ne parle pas .
Cette histoire risque de nous retomber dessus.
Et c’est cela peut-être la grande leçon qu’on peut tirer du
livre de Yannick Kujawa. C’est que s’il n’y a pas comme l’écrit Marguerite
Duras de « petites gens », il n’y a pas non plus de gens du
Nord, de mineurs, de femmes de mineurs, d’ingénieurs, comme il n’y a pas non
plus d’écrivains, de producteurs de radio, il n’y a que des individus, des
personnes, dont chaque histoire est singulière, chaque sensibilité et chaque
intelligence possède ses propres caractéristiques. Derrière ce qu’est venue
chercher l’équipe de France Culture, l’image globalisante d’une « espèce »
sociale étrangère à son propre « habitus » parisien, image que
l’émission enregistrée est sensée figer et même un peu rectifier au montage,
existent dans la réalité des êtres dont le secret ne peut si facilement se
livrer. Que le romancier, lui, peut sans doute comme il le fait ici approcher
davantage. À la
condition de leur laisser toujours leur part irréductible d’inconnu. D’inconnu oui.
L’inconnu. Toujours et toujours l’inconnu.
Remarque
qui concerne aussi bien entendu l’écrivain. Là est l’aporie à quoi se heurte ce
type d’ouvrage c’est que pour donner corps à la parole profonde, intime de l’autre,
il se voit obligé de parler à sa place.