dimanche 21 janvier 2024

POUR PIERRE VINCLAIR. LA POÉSIE FRANÇAISE DE SINGAPOUR VUE PAR CLAIRE TCHING.

On connaissait la jeune chercheuse singapourienne Claire Tching pour les notes précieuses dont elle a récemment enrichi l’ouvrage de Pierre Vinclair, Bumboat, publié au Castor Astral.  La voici qui donne aujourd’hui aux éditions Aethalidès, une courte présentation de la Poésie française de Singapour et l’on peut supposer sans grand risque que c’est à la fréquentation de ce brillant poète qu’elle doit de s’être intéressée à ce sujet qui pourra sembler singulièrement étroit si l’on songe à la nature de la population de ce bien jeune et minuscule état d’à peine plus de 700 kms2  dont plus de 70% des quelques 5 millions d’habitants qui y vivent sont d’origine chinoise et communiquent pour l’essentiel à travers un anglais simplifié, métissé de chinois et de malais, appelé le singlish.

Alors pas d’illusion : nul chef-d’œuvre inconnu n’attend le lecteur dans les onze courts chapitres que la patience et parfois l’opiniâtreté de notre chercheuse auront fini par proposer à notre curiosité. Car c’est bien de curiosités dont il est finalement question avec cette publication qui si elle est loin de venir enrichir le beau corpus d’œuvres de notre poésie de langue française, présente quand même aussi le mérite, car Claire Tching en esprit aiguisé sait accompagner les textes qu’elle mentionne de commentaires lumineux, de nous faire réfléchir à bien des questions qui demeurent pour nous essentielles.

De fait, c’est surtout par son absence que brille cette poésie française de Singapour que l’auteure, à la façon de plus en plus décomplexée de nos jeunes chercheurs, prend ici comme objet d’études. N’hésitant d’ailleurs pas à en inventer au besoin la matière comme dans ce tout premier chapitre où, elle évoque sans complexe l’œuvre du célèbre cartographe Jacques-Nicolas Bellin, qui au XVIIIème  siècle aura réalisé l’exploit de dresser, sans y mettre les pieds, les cartes les plus précises des territoires français de l'Amérique du Nord. Forte en effet de toutes les réévaluations artistiques contemporaines, elle n’hésite pas à considérer comme relevant du genre poétique, le compte-rendu imaginaire des séances d’hypnose auxquelles le dit Bellin soumettait son assistant Lavière pour lui permettre de mieux se représenter ces lieux du bout du monde dont il avait reçu mission de dresser pour le Roi, la carte !

Il y a quelque chose d’ailleurs de l’ordre du défi, voire de la mystification, dans la façon dont Tching nous propose d’aborder son sujet quand elle précise, à propos des écrits de Bellin, qu’ils  datent d’une époque (1755) où Singapour n’était pas encore fondée, […] qu’ils n’ont été écrits à Singapour que de manière imaginaire ; enfin qu’il ne s’agit pas d’abord, à proprement parler de poèmes ; quand, à propos encore d’une hypothétique composition en vers écrite par Georges Pompidou à l’intention d’un grand dirigeant singapourien, elle reconnaît qu’il n’en existerait plus qu’un distique en traduction anglaise ou quand, en ce qui concerne les œuvres du fondateur de la ville de Singapour (1819), Thomas Stamford Raffles, elle se voit tenue d’avouer qu’elles ont toutes disparues à la suite d’un naufrage survenu le 2 février 1824, lors d’un retour en Angleterre !

Il ne fallait qu’un bout d’os pour permettre à Cuvier de reconstituer un mammouth. Qu’il soit laineux ou bien des steppes. On ne dira pas qu’il suffit à Claire Tching d’un bout de vers pour reconstruire toute une littérature qui peut-être n’aura jamais existé. Toutefois l’effort exemplaire qu’elle accomplit pour à partir de rien, rien d’autre finalement qu’une absence, redonner vie, et de manière inattendue, à quelques bonnes vieilles questions qui agitent toujours notre poésie, mérite d’être salué. C’est ainsi qu’on appréciera de s’interroger avec elle sur ce que signifie le mépris d’un Victor Segalen pour ce que lui met sous les yeux une halte imprévue au port de Singapour. L’attention qu’il préfère alors reporter  sur l’écriture d’un long poème consacré au Tibet (Thibet) qu’il n’a pourtant vu que de très loin, ne signale-t’elle pas qu’aux yeux de certains auteurs qui se donnent pourtant comme Segalen le projet de découvrir, sinon même de « dépecer » le monde, les « configurations spirituelles pures de la culture » l’emportent trop souvent sur l’attention réelle au spectacle bariolé des êtres et des choses ? Ce qui finalement fait de l’œuvre non plus un miroir du Monde, mais un simple miroir du sujet qui croyant Le nommer ne fait que se nommer Lui-même. « Boniment » conclut sans doute un peu rapidement Tching qui, en l’occurrence, n’a pas trop l’air de goûter le dédain manifesté par le célèbre exote envers sa pittoresque et lointaine patrie. 

Dans un autre chapitre, tout aussi intéressant, en ce qu’il donne une idée du travail de fourmi auquel s’est livré l’auteure pour donner de la substance à son œuvre, Claire Tching exhume une lettre adressée cette fois à Henri Michaux par un commerçant franco-vietnamien, qui tient à remercier l’auteur d’Un Barbare en Asie de lui avoir fait découvrir la poésie. À partir notamment d’une erreur de lecture l’ayant amené à comprendre le mot « utérus » là où l’auteur belge avait utilisé le mot ureus, désignant comme chacun sait le cobra femelle sensé protéger les pharaons. « Je sais maintenant que la signification conventionnelle des mots, écrit notre commerçant, n’est pas chose importante, du moment que leurs rapports sont sous-tendus par une énergie souterraine, irriguant les nappes phréatiques du texte – cette puissance obscure, mystérieuse, dont on voit le reflet miroiter à la surface de vos proses ».  On regrette de ne pas avoir ici le sentiment d’un Vinclair sur cet éloge tarabiscoté du mystère inhérent à l’expression poétique !  

Quoi qu’il en soit, on appréciera que Claire Tching en dépit de tous les efforts qu’elle aura mis en œuvre pour donner malgré tout un brin de consistance au sujet qu’elle aura fait audacieusement sien, ne cherche pas totalement à nous leurrer, notamment sur la valeur des œuvres qu’elle déterre. Il lui arrive de les juger médiocres. Comme celle, notamment, d’un certain Lu Zaichen, dont j’avoue humblement que j’ignorais tout, et qui en dépit de la vie des plus extraordinairement militantes et romanesques qui aura été la sienne[1] « ne nous épargne rien : ni les vagues déclarations surréalistes (les images, etc.), ni les bons sentiments politiques (l’émancipation et tout), la poésie comme résistance, machin, machin – et aussi : l’éternel refus du cliché (oh !), l’apologie de l’originalité (ah !), - et même une défense (si conventionnelle qu’elle en fait mal au cœur) de la subversion. » Preuve qu’en poésie la vie n’est jamais pour l’auteur qu’une matière première qui ne préjuge en rien de la qualité de l’œuvre. Surtout si le travail – celui de l’écriture – suit mal ou ne suit pas.

Pour des raisons de tranquillité je m’abstiendrai de commenter le tout dernier chapitre de ce livre, consacré à la célèbre auteure singapourienne de sonnets, Claire Arago, dans lequel notre véhémente chercheuse s’écartant de son sujet, s’emporte contre l’absence regrettable de femmes dans la liste des auteurs retenus par Vinclair dans un projet d’anthologie du sonnet français.  Les incessantes et fanatiques quérimonies auxquelles se livre notre époque ont fini par me lasser et m’assomment presque autant qu’un poème engagé de Lu Zaichen ou de ses semblables français. Je me contenterai par conséquent d’insister une dernière fois sur le caractère curieux de cet ouvrage unique et ma foi fort dépaysant. Encore qu’à y regarder de plus près ce qui s’écrit sur Singapour peut s’entendre aussi à Strasbourg (Tours) Cherbourg Saint-Flour Fréchou.

L.H-M[2].



[1] Contrôlez sur Wikipedia !

[2] L.H.M. (Léonce Hebbien-Maretz) que je connais depuis longtemps, m’a proposé cette note au sujet du livre écrit par Pierre Vinclair sous le nom de Claire Tching. S’il intervient à intervalles réguliers sur mon blog, c’est la première fois qu’il accepte de signer une note entièrement écrite par lui. Dernier descendant d’une famille installée depuis plusieurs générations à Moncrabeau dans le Gers où il possède toujours une fort belle propriété, Léonce Hebbien-Maretz ne dissimule pas son attachement aux grandes valeurs du passé en faisant toutefois de grands efforts pour s’ouvrir à ses contemporains qu’il peine quand même parfois à comprendre. Ainsi, je ne suis pas certain que du fait de l’esprit de sérieux qui un peu trop l’anime, il ait parfaitement rendu compte de la dimension comique du livre de Vinclair et de son intention, entre autres, de reprendre en s’amusant les grandes lignes de sa réflexion sur l’énergie du poème. Une énergie qui, selon cet auteur, ne peut se suffire à elle-même et doit être animée par un projet aussi grand que possible. En l’occurrence, comme on l’a vu avec Bumboat ou la Sauvagerie, l’attention la plus ouverte au réel dans ce qu’il a de plus divers et aussi d’inquiétant. Hors de tout idéalisme et de toute illusion excessive.


 

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