jeudi 15 octobre 2020

RELIRE ! PIERRE GARNIER: UNE LIBERTÉ EN MOUVEMENT

 Ce texte est la reprise d’un article publié en décembre 2013 sur mon ancien blog.

 Peut-être qu'on ne voit pas assez comment tout le génie de la culture consiste aussi à emprisonner les choses dans les mots, les mots dans les idées. Les idées dans les systèmes. Le tout s'abâtardissant finalement dans le prêt à penser aujourd'hui de l'industrie politico-culturelle qui permet à chacun ce luxe de pouvoir affirmer librement et hautement des opinions fabriquées en dehors de lui.

 C'est ce qui fait à nos yeux tout l'intérêt de la démarche que mène avec constance depuis plus d'un demi-siècle maintenant le poète Pierre Garnier dont les éditions de L'herbe qui tremble donnent à lire (louanges ), un livre où ceux qui suivent le travail de Garnier comme ceux qui ne le connaissaient pas trouveront matière à s'émerveiller d'une poésie qui sur la base des moyens les plus simples, parvient à renouer à chaque instant le fil toujours fuyant des mots avec les choses. Dans une rencontre où, chacun, le mot comme la chose, se trouve comme excité, ranimé, revitalisé, par leur mise en contact réciproque.

 Certes, à bien y réfléchir, c'est moins de la chose qu'il s'agit que de ce que les savants linguistes de notre adolescence appellaient le signifié. C'est à dire la représentation mentale, en fait imaginaire, de la chose. Mais ne négligeons pas toutefois que c'est par le signifié, par tout ce qui s'accroche à lui d'attention, de résonance profonde, que nous penchons vers les choses. Que nous appelons à nous le monde. Quand ce dernier, de son côté, nous bousculant à son tour, ne cherche pas en nous, les réclamant, les mots dont il a besoin, lui aussi, pour se dire.

Bien entendu encore, notre esprit est complexe. Et le monde, si l'on en croit les journaux mais aussi l'innombrable littérature, n'est pas non plus tout simple. Et c'est pourquoi les touts derniers poèmes de Pierre Garnier qu'on trouvera dans (louanges) ont ceci à nos yeux d'irremplaçables: ils manifestent à quel point la poésie n'a pas besoin d'être laborieuse, intellectualisée à l'extrême, pour exister. Qu'elle est capable de parler au vieillard aussi bien qu'à l'enfant. A celui qui dispose d'un réservoir de quelques milliers de mots comme à celui qui n'en maîtrise encore que quelques petites centaines. Nous ne voulons pas faire ici l'éloge de l'ignorance. Et de la facilité. Ni de l'antiélitisme primaire. Nous savons à quel point la connaissance élève. Mais à la condition qu'elle soit accompagnée d'une véritable sensibilité. Qu'elle conserve son inquiétude. Sa capacité aussi à toujours s'interroger. S'émerveiller. Dans le souci d'atteindre une plus grande liberté.

 Cette sensibilité, cette capacité d'émerveillement qui rend proche de l'enfance, on la retrouve en effet de manière évidente dans la poésie de Pierre Garnier. A travers cette obsession, dont témoignent ses poèmes spatiaux, de libérer l'inépuisable énergie de notre imaginaire en affirmant par la multiplication des légendes, la capacité d'irradiation quasi infinie des formes les plus simples. Dans les poèmes de Garnier, du bout de ses brindilles, chaque arbre refait incessamment le monde. Rien n'est jamais immobile. Même le modeste petit fleuve, la Somme, se lève de son lit, pour survoler les terres. Question ici de regard. Rien, de fait, n’emprisonne. Et c'est la magie de la barque, même la plus étroite, qu'elle élargit les rives.

 Ainsi, face aux verrous multiples qui nous ferment les portes incertaines du monde, la poésie de Pierre Garnier accomplit le voeu de Michaux qui enjoignait à chacun d'éparpiller ses effluves. D'écrire "non comme on copie mais comme on pilote" pour être fidèle à son transitoire. Ce besoin de libérer la pensée, le geste, va chez Pierre Garnier, semble-t-il, chaque jour, plus loin, comme en témoigne le passage, dans certains de ses poèmes spatiaux, du texte dactylographié à l'écriture manuscrite. L'imprimerie n'est-elle pas aussi comme l'affirmait l'inventeur des logogrammes, le poète Christian Dotremont , une autre forme de dictature ? Ne tue-t-elle pas la moitié de l'écrivain en tuant son écriture ? Précisant qu' "imprimée, ma phrase est comme le plan d’une ville; les buissons, les arbres, les objets, moi-même nous avons disparu. Déjà lorsque je la recopie, et me fais ainsi contrefacteur de mon écriture naturelle, elle a perdu son éclat touffu; ma main est devenue quelque chose comme le bras d’un pick-up."

 On n'en finit jamais d'avancer sur le chemin des libertés