lundi 28 septembre 2020

RECOMMANDATION. L’AUTRE JOUR DE MILÈNE TOURNIER AUX ÉDITIONS LURLURE. FORCE ET FRAGILITÉ DES PAROLES VIVANTES.

 

Il est des moments où la parole critique, celle qui tente un peu de rendre compte, a comme envie de s’effacer devant l’énigmatique évidence d’un texte. Ces moments finalement assez rares ne sont pas le signe d’une impuissance du lecteur à s’approprier à travers ses propres mots ce qu’une œuvre lui aura fait sentir et comment il en a été touché, non, c’est tout simplement que la force, l’illuminante clarté, qu’il trouve à certaines pages d’un livre qu’il a aimé, lui paraissent condenser sans en rien occulter, masquer, cette  « intensification charnelle du présent », pour reprendre une expression de Stéphane Bouquet, vers quoi pourrait bien tendre la part la plus vivante et nécessaire de la poésie.

 

Milène Tournier est une jeune femme de 32 ans, titulaire d’un doctorat en études théâtrales. Ses figures de référence sont le Rimbaud des fugues puis du grand rêve d’Afrique, l’Antigone antique aussi, qui creuse avec ses ongles pour « déraciner les lumières ». L’autre jour, que viennent de publier d’elle les éditions lurlure, est quasiment son premier livre, le précédent, Poèmes d’époque, publié dans la riche collection Polder de la revue Décharge qui l’aura fait découvrir, n’étant qu’un livret ne présentant d’elle qu’une trentaine de pages.

 

Disons le, il y a quelque chose de l’adolescence éternelle dans cette parole qui conjugue tout au long de ce livre, un désir infini d’expansion [1], faisant continuellement fi des limites couramment admises de notre condition, et un besoin tout aussi dévorant d’amour, d’attachement, de repli et de protection. Tout ici jusqu’à la façon qu’a son auteur de passer sans solution de continuité de la prose au vers, d’émouvoir la syntaxe, d’en déplacer les plis, sans pour autant chercher à trop s’en affranchir, témoigne de cette nécessité funambule d’accueillir pour les porter en soi les contraires. Au risque bien sûr de se briser.

 

En fait, je connais peu, de textes aussi bouleversants que ces Poèmes de famille, par quoi Milène Tournier nous fait entrer dans son livre. Et ces quelques pages où se dit, dans l’angoisse profonde d’avoir à les perdre un jour - source pour elle d’un sentiment de vulnérabilité extrême - la puissance de son attachement au père comme à la mère, empoigneront, je pense, plus d’un lecteur lassé comme moi des développement convenus qui prolifèrent sur le sujet.

 

On m’enterrera sous une autre époque que celle sur laquelle tout à l’heure je suis née. Mes mains ont cherché le visage de ma mère, le trou dans la vitre. Sur les tables à langer officielles ou de fortune, aire d’autoroute, lit d’invité, et pour que ne criât plus ma bouche qui criait, son nez a lu mon front de droite à gauche, de gauche à droite, comme une langue s’indécise. Trente ans durèrent trente ans. Mes bras prennent des bras dans leurs bras le soir, quand la lune prend le ciel. Il y a quelqu’un, précis comme un miracle, entre la lourde vitre du monde et le long trou du moi. Ma mort aura bientôt étalé et rapproché mes dizaines. Les mondes sont de très grands prématurés. J’attends ensemble la fin de la fin du monde. 

Maman je sais, un jour tout disparaît

Comme quand tu descends chercher la voiture au parking

Et moi j’attends en haut. 

Ainsi le déchirant se mêle-t-il au merveilleux dans cette œuvre où le souci constant, comme on vient de le voir, de la perte ou de l’abandon, se mêle à l’urgence toujours affirmée d’être « soulevée, emmenée, au voyage long, sans épaule », c’est à-dire, affranchie de tout lien, libérée de ses peurs, de vivre avec le plus d’ouverture et d’intensité possible. D’où cette présence constante au centre, du « je » le plus personnel mais d’un « je » rayonnant aussi, dirigé vers les autres et particulièrement les plus vulnérables. Poèmes des gens, quatrième des 13 sections qui compose le livre, nous fait ainsi approcher à côté de celle d’un homme qui se pense défiguré par des verrues au point de s’éprouver comme monstre, la situation bouleversante d’une vieille dame qui s’écroule devant le regard de son médecin qui lui demande « comment elle vit, en ce moment », celui d’une prof en fin de carrière qui a sacrifié sa vie à sa mère et s’imagine enfin passer sa retraite à ses côtés, celui d’un vieil homme devenu incapable de voir le rapport existant entre une table et une chaise…  Des passages d’autres sections nous entraînent vers des berges où campent des migrants, dans la tête de collégiens à l’intérieur de laquelle angoisses et rêves incessamment remuent. Et les journées de confinement dont le livre consigne les impressions les plus fortes et les rêves les plus déconcertants qu’elles provoquent, s’achèvent sur celui d’être Dieu. Mais un Dieu qui viendrait juste d’avoir enterré un ange.

 Ainsi, lourde d’émotions accumulées, à la fois puissante et fragile, centrifuge et centripète, la poésie de Milène Tournier se déploie de l’idée de sa naissance jusqu’à l’imagination de sa mort, se disant simplement « prêtée à la vie », traversant tout l’obscur comme toute la lumière des jours, dont elle fait ce jour autre, introuvable, ce jour intensifié, où enfin, par les mots, par la justesse d’une parole, d’un livre, de métamorphose en métamorphose, s’impose à elle l’évidence qu’elle peut bien désormais devenir « une des parts du monde où tout à l’heure » elle était venue se cacher.



[1] On en prendra pour seul exemple la série des rêves de quarantaine confinée qu’elle décline dans le dernier ensemble du livre…. Ainsi que la page que nous proposons de découvrir en extrait.

vendredi 25 septembre 2020

RECOMMANDATION. TOUJOURS L’INCONNU DE YANNICK KUJAWA.

Belle époque que celle où les bibliothèques d’entreprise étaient encore fréquentés par un peuple divers de lecteurs et lectrices rattachées au monde pourtant pas si facile du travail salarié. C’est ce qu’on se dit à la lecture du très beau livre de Yannick Kujawa, Toujours l’inconnu, qui prenant le prétexte d’une lointaine émission diffusée en 1967 par France Culture mettant en scène une rencontre un peu artificielle entre l’écrivaine Marguerite Duras et un groupe de lecteurs de la bibliothèque des Mines d’Harnes dans le Pas-de-Calais, nous amène, entre bien d’autres choses, à réfléchir à la relation que nous avons, chacun personnellement, avec les livres.

 

En choisissant de faire entendre le monologue intérieur d’une poignée de participants à cette rencontre que l’on peut toujours écouter en cherchant un peu sur le net, Yannick Kujawa dont on sait l’attachement très personnel qui le lie au bassin minier dont il a fait le cadre non seulement historique et sociologique, mais aussi affectif de ses précédents romans, nous invite à comprendre qu’au-delà de leur signification, disons intrinsèque, à supposer d’ailleurs qu’il en existe une, les œuvres littéraires, romans ou poèmes, voire essais, ne sont surtout pour leurs lecteurs qu’une occasion de relancer en soi, et par un jeu constant d’associations, pas toujours prévisibles, toute une activité psychique. Singulière et débordante [1].

 

Et c’est la belle idée de Yannick Kujawa que d’avoir imaginé à partir de ce que nous révèle l’enregistrement radiophonique de la rencontre, cette riche vie intérieure dont s’accompagnent les interventions de ses personnages, épouses de mineur, mineurs eux-mêmes, étudiant qui a perdu son père à la mine, ingénieur, et entraîné par la fiction, d’avoir jeté la lumière sur l’humanité profonde, la dignité, de ces personnes que l’émission qui les donne à écouter, ne pouvait que voiler.

 

Car il y a quelque chose d’un peu pervers dans cette rencontre qui procède sûrement des meilleures intentions. Envoyer sans prévenir un écrivain de la stature de Marguerite Duras, faire parler ex abrupto les habitués d’une bibliothèque populaire perdue au fin fond d’un bassin minier, à partir de textes inconnus, de Michaux, de Melville ou d’Aimé Cesaire,  c’est les plaçant dans une double ou triple situation d’infériorité, rejouer en fait, sur le plan culturel, la vieille scène bien connue du gentil colonisateur sensé, même s’il s’en défend, se trouver du côté des Lumières. À cet égard, le redoutable magnétophone Nagra dont il est régulièrement fait mention dans le livre n’est pas sans me faire penser à ces appareils photos dont nos anciens explorateurs avaient soin de se munir pour ramener chez eux leurs fameux clichés ethnographiques.

 

De cela les personnages de Y. Kujawa sont bien conscients eux qui se trouvent bien entendu flattés de l’intérêt qu’exceptionnellement on leur porte, mais qui s’inquiètent des stéréotypes à travers lesquels ils risquent d’être largement perçus [2]. Alors si certains se laissent aller à leur habituelle propension au bavardage, d’autres préfèrent se réfugier dans un silence qui dissimule les réflexions les plus profondes. Ainsi Michel :

 

On peut tout de même se demander pourquoi les Parisiens sont venus précisément dans notre bibliothèque. J'imagine qu'ils ont des contacts syndicaux, politiques. À moins que ce soit France Culture qui se soit occupé de tout ça, qui ait passé un coup de fil. En tout cas ils auraient pu se rendre dans une autre ville, une autre cité, et c'est tombé sur nous. Je ne m'en plains pas, ils se montrent avenants, ils font en sorte que ça parle, que ça réfléchisse, mais on se retrouve à représenter une communauté entière sans avoir rien demandé. C'est une responsabilité. Je ne dis pas que les intentions étaient mauvaises, seulement les actes ont des conséquences. Si des gens des Mines écoutent l'émission ils auront forcément quelque chose à redire. Pas par jalousie, non, parce que nous ne représentons que nous-mêmes. On se retrouve à parler pour les autres, en quelque sorte, on parle à leur place, même moi qui ne parle pas [3]. Cette histoire risque de nous retomber dessus.

 

Et c’est cela peut-être la grande leçon qu’on peut tirer du livre de Yannick Kujawa. C’est que s’il n’y a pas comme l’écrit Marguerite Duras de « petites gens », il n’y a pas non plus de gens du Nord, de mineurs, de femmes de mineurs, d’ingénieurs, comme il n’y a pas non plus d’écrivains, de producteurs de radio, il n’y a que des individus, des personnes, dont chaque histoire est singulière, chaque sensibilité et chaque intelligence possède ses propres caractéristiques. Derrière ce qu’est venue chercher l’équipe de France Culture, l’image globalisante d’une « espèce » sociale étrangère à son propre « habitus » parisien, image que l’émission enregistrée est sensée figer et même un peu rectifier au montage, existent dans la réalité des êtres dont le secret ne peut si facilement se livrer. Que le romancier, lui, peut sans doute comme il le fait ici approcher davantage. À la condition de leur laisser toujours leur part irréductible d’inconnu. D’inconnu oui. L’inconnu. Toujours et toujours l’inconnu.



[1] Yannick Kujawa est aussi professeur de lettres en lycée. Tous les professeurs devraient lire ce livre qui leur fera sentir comment un texte découvert en classe par leurs élèves peut-être éprouvé de l’intérieur par chacun d’eux y compris par ceux qui restent toujours muets. Personnellement c’est toujours ce type d’appropriation qui en classe m’a paru le plus fécond du point de vue de l’enrichissement personnel des jeunes que j’ai eus devant moi. Plus que le fameux dressage herméneutique qui a bien sûr aussi son intérêt mais davantage d’un point de vue technique et intellectuel que d’un point de vue humain.

[2] Surtout à une époque où l’industrie touristique n’a pas encore suscité d’attrait envers les régions marquées par un fort capital industriel ou populaire.

[3] Remarque qui concerne aussi bien entendu l’écrivain. Là est l’aporie à quoi se heurte ce type d’ouvrage c’est que pour donner corps à la parole profonde, intime de l’autre, il se voit obligé de parler à sa place. 

lundi 21 septembre 2020

POÉSIE ÉTRANGÈRE. DEUX OUVRAGES À DÉCOUVRIR CHEZ LANSKINE.

 


Plus on lit de poésie plus on se dit que l’inventivité des hommes en matière de parole a quelque chose d’inépuisable. Tournant toujours autour des mêmes thèmes quand ce n’est pas autour des mêmes motifs, la parole pourtant s’y multiplie, se particularise, révélant des existences plongées dans des histoires, des conditions, des états, suscitant tout un éventail d’élans et de contre-élans, d’adhésions et de refus, par quoi se renouvelle indéfiniment ce champ particulier d’expression qui dit l’immense besoin qu’a l’homme de se montrer qu’il existe, qu’il est là. De rendre compte aussi peut-être d’une présence. D’une inquiétude, d’un questionnement. De donner corps à un transport, un vertige ou un abattement…

 

Mais qu’en est-il ensuite de cette multiple parole ? Dont c’est un lieu commun que de dire qu’elle reste aujourd’hui largement sans écoute. Poète, finira t-il par devenir bientôt le nom de qui ne se parle qu’à lui-même. Sans plus cet extravagant souci de se communiquer aux autres ?

 

Pourtant, j’aime assez ce que tente de faire comprendre le poète américain Charles Olson dans Projective verse, quand critiquant ce qu’il appelle le vers fermé ou les poètes du poème carré, pour ne rien dire de ceux dont les poèmes ne seront jamais que pommades mielleuses, il écrit qu’un poème en fait est « de l’énergie transférée », « de là où le poète l’a trouvée » jusque vers son lecteur. Ce qui implique que le poème n’est pas qu’un bel objet à contempler. Miroir ébloui de son créateur. Mais une espèce de machine à secouer. À exciter. À fournir au lecteur, comme on parle de fournisseur d’énergie, l’intensité qu’il recherche, d’une émotion.

 

En ce sens les deux ouvrages que je viens de recevoir des éditions LansKine qui s’imposent de plus en plus dans le paysage éditorial actuel pour la façon dont elles savent accueillir les formes les plus diverses de la créativité poétique sans la réduire aux frontières de l’hexagone [1], ces deux ouvrages, donc, le premier d’un poète danois, le second d’un poète du Cap (Afrique du Sud), sont parfaitement olsoniens. Projectifs. Le lecteur qui s’y plongera ne manquera pas d’en être remué. Tant le courant qui les traverse est fort.

 

Vache enragée [2], de Nathan Trantraal, écrit dans une forme particulière d’afrikaans (le Kaaps) utilisée par les « métis » des classes populaires du Cap, témoigne à sa façon des ravages que la  politique d’apartheid pratiquée par l’Afrique du Sud et la misère économique, sociale et morale qu’elle a générée, continue d’exercer sur certaines couches – on voit bien entendu lesquelles -  de sa population. Sur le mode souvent du récit, proche de la courte nouvelle [3], Nathan Trantraal, connu surtout pour être avec son frère André, auteur de bandes dessinées, raconte et décrit sans en gommer les détails les plus crus et les moins ragoûtants, les scènes effarantes, sordides mais parfois tendres ou grandguignolesques, qui ont rythmé sa vie d’enfant et d’adolescent, mis en contact permanent avec des êtres abîmés par l’alcool, la drogue, obsédés par le sexe et le besoin d’argent (voir extrait ci-contre).

On le voit une telle parole n’existe pas que pour elle-même. Elle porte témoignage et bien sûr dénonciation. Et sans nier la puissance d’affirmation personnelle dont dans un tel contexte elle est bien sûr chargée, sa visée reste bien évidemment de produire chez ses lecteurs quelque chose de l’ordre du choc et de l’ébranlement. Qui sans rien céder à la sentimentalité mièvre [4], n’exclut pas une forme bienvenue d’humour noir. Et d’attachement.

 

L’ouvrage du danois Mads Mygind, J’écris pour le matin clair, pourra paraître plus intimiste au regard de son collègue du Cap dont il se rapproche toutefois par une utilisation du vers comme forme très libre de prose coupée. Privilégiant également le récit, plongeant le lecteur dans un univers social globalement peu réjouissant ce n’est toutefois pas par là qu’il retient le lecteur. Effectivement, alors que les textes de Nathan Trantraal sont essentiellement de l’ordre du regard [5], de le re-création sociologique à vocation finalement documentaire et critique, ceux de Mads Mygind, plus intériorisés, tiennent eux de la conscience sensible, s’éprouvant au jour le jour, sans autre projet manifeste que de « s’appliquer à vivre quelque chose ». Tout, même le plus important, y est dit « juste comme ça » sans particulièrement viser ni à la profondeur, ni à l’authenticité. Sans rien en tout cas du pathos par lequel certains croient établir la preuve de leur abstraite sensibilité.

 

Qu’il mentionne l’amputation d’une tante, une femme qui se casse la jambe en descendant d’un bus, une idylle qui se rompt, un sac plastique qu’on agite au matin, une nuée d’oiseaux qui s’envole, un gamin dans le bus déclarant que tout est vrai, le froid qui paraît plus vif au-dehors qu’à l’intérieur du réfrigérateur, une vieille femme ayant peint sa télé en rayures noires et blanches, les hommes politiques qui blablatent à la télévision, une pomme à quoi il finit par penser tandis que tant d’autres choses se déroulent et continuent autour de lui leur existence, Mads Mygind propose une poésie qu’on dira paratactique dans la mesure où chez lui tout apparaît au premier plan sans que rien d’explicite y vienne introduire un semblant de hiérarchie. Ou imposer une idée forte. Ainsi fait-il s’enchaîner, et sans toujours de lien apparent entre elles, notations, impressions, réflexions, qui par leur vitesse, leur allant, leur façon de sauter de l’une à l’autre dans une sorte de zapping permanent, si ce n'est même d'urgence [6], me rappellent un autre précepte d’Olson, valable d’ailleurs aussi bien, pensait-il, pour la vie que pour le poème : « UNE PERCEPTION DOIT IMMEDIATEMENT ET DIRECTEMENT MENER À UNE NOUVELLE PERCEPTION. Ça veut dire exactement ce que ça dit, qu’il s’agit, en tous points […] d’avancer, continuer, vite, les nerfs, leur vitesse, les perceptions, même chose, les actions, les actes au quart de tour, tout le bastringue, fais-moi avancer tout ça aussi vite que possible, citoyen. »

 

S’ensuit que l’attention du lecteur se voit constamment éveillée, renouvelée, surprise. Et que, sans avoir à faire d’efforts particuliers pour en décoder la lettre, toujours résolument claire, ce même lecteur peut s’il le veut, faire par le poème, l’épreuve féconde toujours pour lui d’une double étrangeté : celle d’un être qui n’est pas lui mais dont, tout au fond, il est amené à se sentir le semblable [7], celle aussi plus subtile, de l’inquiétante proximité, pour chacun, de la vie de partout qui déborde. Ce à quoi la parole tente, sans en rajouter, de faire contrepoids, comme le montrent, je crois, les dernières lignes du livre :

 

je suis assis à la table de la cuisine et pense à mon grand-père

il est mort aujourd’hui

il est 3h37

j’écris pour le matin clair

 



[1] On notera que ces 2 ouvrages sont donnés en édition bilingue, chose suffisamment rare pour être non seulement signalée mais saluée. Le premier, celui de N. Trantraal dans une traduction de Pierre-Marie Finkelstein, le second, de M. Mygind, dans une traduction de Pauline Jupin réalisée avec le concours de Paul de Brancion.

[2] Le titre original de l’ouvrage paru au Cap en 2013,  Chokers en Survivors, renvoie aux tartines (chokers) de beurre de cacahuète avec de la confiture que le gouvernement sud-africain distribua à une certaine époque aux enfants des quartiers pauvres. Dans le poème qui porte ce titre à la fin du recueil, l’auteur évoque un jeune drogué qui lui rappelle le quatrième frère des Bee Gees, celui dit-il qui est mort d’une overdose de cocaïne. Ajoutant à son propos : «  c’est comme s’il n’était pas mort/ comme s’il était v’nu à Lavis/ s’était noirci le visage/ et avait payé la famille de ma mère pour qu’ils disent qu’il était leur frère// comme s’il avait troqué sa coke contre des pilules de mandrax/ son champagne contre une bière/ sa villa contre une maison miniature/ sa beauté contre une bête/ la scène contre le chantier naval/ les feux de la rampe contre l’obscurité/ le succès contre l’échec/ et le caviar contre des tartines de beurre de cacahuètes avec de la confiture »

[3] C’est là sans doute l’une des limites de cette forme de poésie à laquelle les puristes reprocheront de ne pas davantage exister comme le voulait d’ailleurs aussi Olson, pour l’oreille. L’oreille entendue ici comme puissance génératrice d’un sens non prémédité. Vue dans sa dimension, pour le poète, exploratrice.

[4] comme l’écrit lui-même Nathan Trantraal : «  s’il y a bien une chose sur laquelle on est tous d’accord/ c’est qu’on déteste tout ce qui est sentimental ».

[5] Il faut néanmoins prêter attention au fait que le regard posé par Nathan Trantraal sur le milieu dans lequel il a grandi est en fait un regard transposé, qui fait que le poème repose toujours sur un certain art de la mise en scène. C’est un adulte qui écrit pour l’enfant et l’adolescent qu’il se souvient avoir été et de manière bien sûr à ce que la scène qu’il reconstitue produise un certain effet.

[6] Que symbolise bien sûr ce passage où l’auteur évoquant des bouleaux brillant le soir dans un cimetière, précise qu’il écrit un poème sur l’un d’eux « sans pouvoir attendre qu’il soit devenu papier ». 

[7] Voir p. 23 : « j’ai l’air si confus/ dans la pénombre/ tout au fond/ je ressemble à un million/ d’autres »

mardi 15 septembre 2020

DEVENIR BLOCKHAUS. SUR LE DERNIER LIVRE DE MAUD THIRIA PARU CHEZ ÆNCRAGES & CO.


enfant tu te demandes

si toutes les maisons ont

leur repli

leur terrain de jeu de guerre

et leur cachette ouverte

qui ne serait pas celle des greniers

des dessous d’escaliers obscurs

tu te demandes

si dans toutes les maisons

on se tient voûté

tapi

là par effraction

 

Tous les enfants le savent. Chaque maison recèle en elle ou dans son voisinage proche un lieu dont il peut faire son espace à lui, où échapper au regard des autres et donner libre cours à son imagination. Et rien n’est plus certain que ces espaces nous marquent et peut-être en partie nous façonnent. Comme l’affirme Bachelard, ce grand explorateur de l’imagination matérielle, « tous les espaces de nos solitudes passées, les espaces où nous avons souffert de la solitude, désiré la solitude, joui de la solitude, compromis la solitude sont en nous ineffaçables […] très précisément l’être ne veut pas les effacer. Il sait d’instinct que ces espaces de sa solitude sont constitutifs. Même lorsque ces espaces sont à jamais rayés du présent, étrangers désormais à toutes les promesses d’avenir, même lorsqu’on n’a plus de grenier, même lorsqu’on a perdu la mansarde, il restera toujours qu’on a aimé un grenier, qu’on a vécu dans une mansarde. [1]»

 

Alors, qu’ayant établi, enfant, son propre espace de repli, à l’intérieur d’un blockhaus, conservé parmi les ronces tout au bout du jardin familial, Maud Thiria le transmue aujourd’hui comme l’écrit Jean-Michel Maulpoix, « en lieu mental et en [fasse] la table d’orientation de son écriture » n’a rien finalement pour surprendre. Si ce n’est que le choix d’un tel lieu n’est pas chose courante.

 

Dans son étrangeté et la dureté de ses consonnes centrales, le mot même, blockhaus, a quelque chose d’âpre, de calleux [2] que la rudesse de matière et de forme de la chose n’a rien pour compenser. Sans compter ce que l’on sait de sa sinistre histoire. Ainsi, pour l’auteur qui tente dans son livre de rendre compte des marques que son blockhaus aura imprimées en elle, rassemblant pour commencer les souvenirs conjugués du bloc inhumain de béton barbelé et des diverses formes de vie végétale parmi quoi il se trouve en partie enfoui, orties mais aussi groseilles, il importe de comprendre qu’elle a toujours penché du côté des « textures rugueuses » et que quelque chose peut-être du lieu plus vaste qui l’a vu vivre enfant, la Lorraine, terre de guerres s’il en fut, l’a comme prédisposée à porter ces ombres de l’Histoire, tout à l’intérieur d’elle.

 

On le voit, le parti pris par le livre de Maud Thiria, a quelque chose de profond et d’ambitieux. Touchant à ce qui, dans le temps long des choses, nous construit. Ce que vient d’ailleurs souligner la belle page de remerciements qui commence par évoquer ses « ancêtres lorrains, les enfermés en forteresse, les peintres verriers dont [elle dit suivre] la lignée d’ombre et de lumière ».

 

On ne saurait toutefois évoquer cet ouvrage sans préciser la nature proprement exploratrice et la puissance de pénétration dont le mot-titre Blockhaus se trouve clairement investi tout au long de ce livre. Tantôt perçu comme substitut du ventre maternel où trouver à se blottir, tantôt éprouvé tout au fond de soi dans sa nature étrangère comme une sorte d’alien, ou un cheval de Troie, ce mot qui aux yeux de l’auteur semble parfois contenir tout le reste, se trouve en effet comme relié à toutes les dimensions de sa vie. Comme on le sait les mots effectivement ne sont pas sur nous sans résonances. Certains plus que d’autres irradient leur charge multiple et complexe de significations ordonnant autour d’eux notre perception intime des choses. Ainsi, lié bien sûr, comme on l’a dit, aux plus grandes atrocités de l’histoire, ce terme ennemi de blockhaus, en véritable pharmakon, s’impose également aux yeux de l’auteur, comme forme métaphorique condensée l’aidant à reconnaître en elle cette armure sensible et mentale dont elle éprouve le besoin pour échapper au vide. À la coulée en soi de l’informe.

 

tu sens à son contact

ce mot te structurer

face à la brutalité du monde

armer tes chairs

face au vide des matières molles

où coule l’informe

non-dit

 

du béton s’arme l’acier

et ton bras

prêt à l’envol

 

C’est que l’étranger, l’ennemi, n’est peut-être pas toujours ce qui cherche à nous détruire. À la lourde évidence des perceptions communes qui rassemblent dans l’illusion d’un monde partagé, l’auteur oppose finalement,  à travers la succession de ces courts textes ramassés, ses poèmes-blockhaus, où l’os de l’idée perce trop vite, peut-être, la chair sensible de l’écrit, l’expérience intime du déchirement qui lui fait finalement accepter sa différence, sa propre étrangeté. Devenue à son tour blockhaus, il lui redevient possible de retrouver son jardin d’enfance puis, à travers « les vieux murs fissurés » dans quoi l’être s’éprouve toujours en partie reclus, accueillir dans son livre ses souvenirs comme autant de « trouées de lumière/ inespérées ».

 



[1] Poétique de l’espace.

[2] Dans une page de son livre M. Thiria s’interroge d’ailleurs sur les effets que ce mot, à la différence d’un autre, auront pu avoir sur elle : « s’il s’était appelé autrement/ ta vie aurait-elle été la même ?/ quelle vision pour la casemate au fond du jardin/ si le mot ne retient pas toute la brutalité du monde ? ». 

lundi 14 septembre 2020

SUR LE NUMÉRO 41 DE LA REVUE CONTRE-ALLÉES. RECONNAÎTRE ET DÉCOUVRIR.

Edouard MANET, Branche de pivoines blanches et sécateur, Orsay

Comme le rappelle Romain Fustier dans son éditorial, « l’amateur de poèmes, […] ne se réduit pas […] à un consommateur. Ce qu’il quête, c’est la relation ». On ne saurait lui donner tort. Et parmi ces relations qu’entretient la poésie il en est une qui débordant parfois largement les textes, est de nature purement humaine, amicale souvent, qui fait qu’à travers l’intérêt qu’ils portent, diversement parfois, à la poésie, ce sont des hommes et des femmes qui, partageant des écoutes, échangeant des paroles, se rencontrent. Se croisent.

C’est justement le propre d’une revue que d’y faire, sous un même sommaire, se côtoyer des auteurs accomplis ou toujours en recherche, d’horizons différents, qu’un lecteur tant soit peu averti, peut reconnaître mais aussi découvrir. Sauf exception, ces numéros de revue n’ont rien d’impérissable mais ils se sont faits pour quelque temps l’asile, le toit, d’écritures qui voient là dans un monde toujours peu enclin à les accueillir, la chaleur réconfortante d’un peu de reconnaissance.

Ce n’est pas rien pour moi que de lire ainsi dans ce dernier numéro de Contre-Allées, les textes ô toujours combien savoureux d’un Jacques Darras que j’ai le grand bonheur de connaître d’amitié depuis bien des années et de découvrir quelques pages plus loin les poèmes tout neufs habités de tendre mélancolie d’Anne Brousseau qui édita il y a une petite quinzaine d’années l’ouvrage par lequel je me suis enfin reconnu vrai poète. Ses courts textes sur les divers modes d’apparaître du jardin, la façon dont elle en fait l’espace de confidences simplement murmurées, le fait de la voir se révéler à son tour en poète, me touchent plus que je ne saurais dire.

Comme me touchent aussi les Poèmes à deux voix de Christian Degoutte que je n’ai croisé qu’une fois à Montreuil-sur-Mer dans une soirée poétique un peu étriquée comme il y en a tant, mais dont m’a plu l’aptitude qu’il a à tisser entre les merveilles modestes d’une nature dont il se sent proche et les profondes réalités de notre humaine condition, des liens qui ne soient pas de simple jeu. Pour paraître et briller.

 Je ne dirai rien de la discrète vibrance des empathiques poèmes de Maud Thiria qui vient de m’envoyer son livre Blockhaus publié par Aencrages & Co, que je me propose de lire attentivement avant d’en formuler plus largement mon sentiment. Ceux d’Isabelle Sancy et de Christine Bouchut que cette fois je ne connais vraiment pas ne me semblent pas dénués de sensibilité ni, comme c’est le cas naturellement des auteurs choisis par l’équipe de Contre-Allées, d’un sentiment certain de la chose nature. Plus sec chez la seconde qui peut-être aurait avantage à ne pas s’enfermer dans un vocabulaire à mon sens trop générique. Plus large chez la première qui davantage joue des ressorts trop souvent dédaignés de la ligne mélodique. Et bien sûr que j’aimerais pouvoir être plus précis, plus attentif pour mieux parler de ce qui visiblement ici, c’est-à-dire à l’intérieur de chacune de ces voix, a porté comme toujours de la vie, de la vie éprouvée, vers son pendant hasardé de parole.

Puisse donc bien des voix plus autorisées que la mienne dire de leur côté tout le bien qu’elles pensent du numéro 41, de cette constante et bien fournie petite revue qui sans arrogance ni fanfaronnades et dans un bel esprit d’accueil, continue de porter haut son exigence de poésie. 

vendredi 11 septembre 2020

SAUVER LES GRAINS DORÉS DU MONDE. DONA D’EMMANUEL MOSES CHEZ OBSIDIANE.

 

Dessin de Frédéric Couraillon
Dessin de Frédéric Couraillon pour Dona.

Emmanuel Moses est un auteur prodigue chez qui la parole est si bien aboutée à la vie et inversement que tout avec lui peut devenir poème et que chacun de ses poème fait signe en profondeur vers la vie. Car rien n’existe jamais qu’en surface pour lui. Un miroir dont le reflet qu’il vous renvoie perturbe, le lourd langage des cloches que personne n’entend plus, les trompettes d’or du soleil matinal succédant à la pluie du soir venue mouiller les rues, la cigarette qu’une femme allume, sous une nuit de printemps toute brillante d’étoiles, éveilleront chez lui autant d’échos qu’une page de Platon, ou une autre de Goethe, ou les images revenues de ces fantômes chers dont les noms connus et inconnus font l’objet de dédicaces qui de Michel Deguy à Pascale Ogier, témoignent encore à leur manière de l’extrême diversité de ses attachements. Mouvante et mosaïque, la poésie d’Emmanuel Moses se déploie par ailleurs dans un vers qui n’étant – même souterrainement - marquée d’aucun mètre évident, n’affichant aucun jeu de rime construit, suit comme un « mouvement au-delà du mouvement » qui la rend plastiquement toujours inattendue, tendant vers la pensée, sans que sa trompeuse facilité, sa grande liberté, l’apparentent jamais à ce qui pourrait, chez d’autres, vite tourner au simple bavardage.

Avec Quatuor, paru l’an passé au Bruit du temps, Emmanuel Moses montrait à quel point son œuvre est occupée par la pensée de la mort. De la perte. Et de la disparition. Avec Dona, qui est un livre moins construit et sensiblement plus court, ne regroupant qu’une quarantaine de poèmes dépassant rarement et de peu les limites de la simple page, Moses s’attache davantage à mettre en évidence la « précieuseté » comme il aimerait toujours qu’on l’appelle, de toutes ces choses, ces dons, par quoi peut se goûter dans notre monde le bonheur d’être en vie. Empruntée à Virgile, l’épigraphe qui donne son titre au recueil - Dona dehinc auro (ensuite des présents d’or) – place d’ailleurs subtilement l’ouvrage tout autant sous le signe de ces biens merveilleux qui nous sont offerts que de l’arrachement à tout ce que d’un autre côté, aussi, on aime [1]: le passage de l’Enéide auquel la citation réfère correspondant justement au moment où son navire tout chargé des innombrables et somptueux présents que ses proches lui ont offerts, le fils d’Aphrodite et d’Anchise doit pour toujours quitter une patrie qu’il ne reverra plus.

Une sourde mélancolie vient donc le plus souvent voiler ces poèmes où ce qui cherche à se célébrer apparaît généralement au passé comme dans ce beau poème sur la neige, présenté en hommage à Clément Marot que j’invite le lecteur à lire ci-contre dans sa totalité. D’autant que ce passé est historiquement aussi lourd de toutes les catastrophes, les barbaries qu’aucun progrès ne peut nous épargner. Ainsi, comme  l’Angelus Novus de Paul Klee que commenta Walter Benjamin [2], la poésie d’Emmanuel Moses se porte vers l’avenir en se tournant vers le passé. Ces « grains dorés du monde » qu’il importe toujours, malgré tout, de sauver.  Car si le paradis est bien derrière nous,

son souvenir nous porte et nous entraîne

Sans lui que serions-nous qu’une bale de blé roulée par le vent ?



[1] Reproduits en noir et blanc, les souvent énigmatiques et très beaux dessins de Frédéric Couraillon, qui accompagnent l’ouvrage, sans en être jamais l’illustration mettent l’accent sur cette ambivalence profonde. À travers le mouvement généralement appuyé de ses formes, les forts contrastes de valeur qui cependant les équilibrent et les multiples suggestions d’espace qui leur confèrent la plupart du temps une dimension cosmique.

 

[2] « Il existe un tableau de Klee qui s'intitule «Angelus Novus». Il représente un ange qui semble sur le point de s'éloigner de quelque chose qu'il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés sa bouche ouverte ses ailes déployées. C'est à cela que doit ressembler l'Ange de l'Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparait une chaîne d'événements, il ne voit, lui, qu'une seule et unique catastrophe qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si violemment que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l'avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s'élève jusqu'au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Walter Benjamin. Sur le concept d'histoire, IX, 1940. Gallimard, Folio Essais, 2000, p. 434.

 

 

 


mercredi 9 septembre 2020

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. PASTORAL DE JEAN-CLAUDE PINSON.

Paul SIGNAC, Au temps d'harmonie, Lithographie, Houston, Texas.


 Je sais gré, depuis de très longues années à Jean-Claude Pinson, d’avoir, notamment avec Habiter en poète et à une époque où cela ne semblait plus aller de soi, redonné foi en une poésie qui, sans bien sûr oublier les conditions essentielles de sa matière de langue, ne renonçait pas à se vouloir et se chercher toujours au monde, dans un souci permanent non de l’imiter, de le représenter mais de le refigurer de manière intelligente et sensible dans toute la puissance et la portée de l’élan créateur qui pousse l’homme à sortir de soi pour s’inventer une soutenable et vivante demeure. Pastoral que viennent de publier les éditions Champ Vallon, reste dans cette ligne par quoi la poésie, bien au-delà souvent des œuvres qu’elle produit, s’impose à mes yeux comme une politique profonde. Une forme particulière de santé. Á la fois physique et morale. Pour l’individu isolé comme pour la collectivité tout entière qui s’appelle l’Humanité.

En nous ramenant à ce lien essentiel que nous entretenons avec la Nature, envisagée non comme ce pittoresque magasin d’images dont on emprunte la marchandise pour produire des sentiments convenus, mais comme cette puissance traversante de vie dont toute existence sur notre terre enfin procède - Physis ou Gaïa, qu’importe – l’ouvrage de Jean-Claude Pinson fixe à la poésie autre chose qu’une mission. Il en fait une fonction de l’être. Qui à l’intérieur d’un langage de langues qui aujourd’hui séparent peut-être beaucoup plus qu’ils relient, tente de refaire parole ou voix. À la vie, comme au corps, abouchée.

On ne s’étonnera pas alors que les poètes dont nous parle Pinson ne soient pas ces petits « Anacréon de province » qui comme l’écrit Bourdieu voient dans « la reproduction lettrée » l’occasion d’entrer à peu de frais dans ce champ littéraire dont ils convoitent démesurément les rentes symboliques mais des poètes qui se font une bien plus haute représentation de leur travail d’écriture. Car il en va nous dit Jean-Claude Pinson de bien autre chose que de décorer d’illusoire façon les salles du théâtre mondain où nous nous produisons. Il en va possiblement de notre survie. De ce que nous serons capables, nous tristes dissipateurs, de sentir à nouveau, pour les mieux partager, les libérer, de toutes ces énergies dont nous sommes tissés. Qui s’appellent la Vie, la Nature. Dont il faut inventer « ces chants pastoraux nouveaux » écrit-il, dont nous avons tant besoin.

Lire un extrait du livre de J.C. PINSON



lundi 7 septembre 2020

RETOMBER DANS LE MONDE. LA POÉSIE MALGRÉ TOUT. POUR FUIR AUTANT QU’IL EST POSSIBLE LA TRISTESSE D’EXISTER.

 


Au moment où d’aucuns qui pourtant jouissent toujours sur le net et les réseaux sociaux d’une enviable visibilité s’interrogent [1] sur l’intérêt de poursuivre leur tâche devant la forte concurrence produite par ces mêmes réseaux et les habitudes surtout de consommation superficielles et narcissiques qu’ils engendrent, que dirai-je moi, pauvre hère, qui depuis des lustres et des lustres, voit l’incessant travail de pensée – de pensée sensible - que je mène, n’intéresser toujours, à ma connaissance, qu’une poignée de personnes qui de plus ont, pour la plupart, la discrétion de ne pas trop me faire savoir ce qui les retient ou les a retenu, à la lecture des quelques pages de moi qu’ils ont pu feuilleter.

 L’existence de Retomber dans le monde, qu’avec les éditions LD, j’ai conçu pour être accompagné par les œuvres plastiques de Michèle Riesenmey, découvertes par l’intermédiaire d’un ami commun, m’importe plus à moi, j’imagine, ainsi qu’à l’artiste qui y a collaboré, qu’à tous ceux dont la vie, j’en suis bien conscient, ne sera en rien modifiée par sa lecture. La  question de l’habitation des choses et de la langue qui s’y trouve agitée – c’est bien le mot – est une question qui n’est en rien nouvelle et ma façon, musicale, « musaïque [2]» qui sait, de la traiter n’a valeur de réponse que singulière. Sans que le mot de réponse ici ait valeur de solution. 

Pourquoi alors venir sur ce blog attirer l’attention des quelques dizaines de personnes qui viendront s’y pencher ? C’est sans doute qu’il nous faut fuir autant qu’il est possible, la tristesse d’exister. Tristesse qui nous viendrait d’avoir à limiter pour toutes les raisons qu’on sait, notre puissance, même impuissante, d’être ou de vivre. Il y a de la joie, une vraie joie, comme Giono parlait des vraies richesses, à créer. Sans calcul. À partager. C’est là le signe comme l’ont dit bien d’autres, d’une santé morale, peut-être aussi physique, qu’il importe de ne pas laisser s’abîmer, s’éteindre. Et permet surtout d’affronter aussi bien la sourde petitesse que les éclatantes abominations, les limites aussi toujours plus indécises de notre condition. 

D’où nous est à chaque instant donnée la possibilité de retomber dans le monde. Sans en être écrasé.

 N.B.

Cet ouvrage d’une petite trentaine de pages n’étant tiré qu’à 100 exemplaires pour certains accompagnés d’une œuvre originale de Michèle Riesenmey,  nous ne ferons pas de service de presse. En revanche chacun pourra à sa guise feuilleter l’ouvrage dans une version produite sur CALAMEO. Cliquer ici :  https://www.calameo.com/read/00620322744892c8ccb7e?authid=F919LcpzAjGJ



[1] Je fais ici bien sûr allusion à Angèle Paoli qui avec son compagnon, Yves, ont construit depuis plus de quinze ans avec leur blog terresdefemmes, cet exceptionnel espace d’enregistrement et de découverte d’une large partie de la poésie contemporaine qui complète assez bien - les goûts et les choix n’étant pas les mêmes - cet autre monument connu sous le nom de POEZIBAO. Bien sûr aussi j’ai bien conscience de mettre ici sur le même plan des réalités qui ne sont pas de même nature. Toutefois je ne fais pas, en ce qui me concerne une distinction si radicale entre le travail de poète et celui de critique. Si je comprends bien qu’on peut se lasser de mettre toute son énergie au service des autres ou des débats souvent formels d’idées, l’exercice critique, en tout cas tel que je le plus souvent je le pratique, est une façon de me relier par la parole à la vie, et l’expression d’un engagement où je mets plus que ma culture et mes facultés tout intellectuelles de jugement. En ce sens, c’est bien à moi que d’abord il apporte.

[2] Au sens où l’emploie le philosophe italien Giorgio Agamben, dans La musique suprême, Musique et politique, in Qu’est-ce que la philosophie ?  

vendredi 4 septembre 2020

LIRE ENCORE SHARON OLDS. ODE À MON COU DE VIEILLE.


Comme l’écrit Tristan Hordé dans un article de la revue en ligne Sitaudis [1], les odes de Sharon Olds, du moins une bonne partie d’entre elles, semblent à première vue reprendre la tradition bien connue du blason : Ode au clitoris, Ode au vagin, tels sont en effet les titres des 2 premiers poèmes de ce recueil excellemment traduit de l’anglais (américain) par Guillaume Condello. Toutefois, précise bien Hordé, ces blasons, « écrits par des hommes, presque toujours sur des parties du corps féminin, ce sont avant tout des jeux littéraires, chacun rivalisant d’esprit dans la description. Les odes de Sharon Olds, à propos de l’anatomie des hommes et, plus souvent, des femmes [n’ont] pas seulement [pour objectif] de célébrer le corps, et souvent de manière à choquer le lecteur qui attendrait de l’ode quelque chose de lyrique (définition minimale aujourd’hui du genre), mais de placer les descriptions dans la société contemporaine […] d’écrire à propos de l’expérience humaine. »

L’exemple que nous donnons ici touche d’ailleurs davantage à la tradition inversée du Contre-blason et de façon plus large encore à cette pratique illustrée aussi bien par les Regrets de la Belle Heaulmière de François Villon que par la Vénus Anadyomène de Rimbaud, qui, à l’espace ouvert par le culte idéalisé de la beauté physique oppose avec des intentions diverses, l’exposition le plus souvent poussée jusqu’à la caricature, des laideurs d’un corps soumis aux affres de l’âge ou de la maladie.

Chez Olds, toutefois, le profond matérialisme qui l’anime (voir l’allusion finale aux muses) va de pair avec une perception réellement élargie de son être au monde, qu’elle situe non seulement dans le temps long de la perpétuation de l’espèce (vers 18-19) mais dans celui beaucoup plus vaste encore, cosmique, de la formation de la terre ( voir les métaphores géologiques : synclinaux, anticlinaux, croute terrestre, qu’on aurait tort de simplement lire comme des exagérations comiques).

On regrettera que la pudibonderie toujours à l’œuvre, voire de plus en plus, au sein de l’institution scolaire, empêche que pour les initier à la poésie, un tel recueil soit soumis à la curiosité de nos adolescents qui sûrement y trouveraient bien plus de matière à former avec intelligence leur vision des choses de la vie que dans un certain nombre de textes qui leur sont proposés.



[1] https://www.sitaudis.fr/Parutions/odes-de-sharon-olds-1593754618.php

 



[1] https://www.sitaudis.fr/Parutions/odes-de-sharon-olds-1593754618.php

  

mercredi 2 septembre 2020

LIRE SHARON OLDS ! ODE AUX TRENTE-HUIT DERNIERS ARBRES VISIBLES À NEW YORK DEPUIS CETTE FENÊTRE.

 

Ce monde n’est pas notre monde avec des arbres dedans. C’est un monde d’arbres, où les humains viennent tout juste d’arriver.

Richard Powers, L’Arbre Monde 


J’avais rapidement signalé, je crois, lors de sa récente sortie, l’importance à mes yeux, de la publication par le corridor bleu du premier livre traduit en français de la poète américaine Sharon Olds. Depuis, je constate avec plaisir que cet ouvrage ne laisse pas indifférent et qu’il semble, si l’on en croit les notes de lecture qui lui sont consacrées, trouver dans différents milieux, des lecteurs attentifs. 

Parmi celles qu’il m’a été donné de voir, je renverrai tout particulièrement à la recension offerte sur POEZIBAO par Sébastien Dubois, qui me paraît des plus éclairantes. Je partage en effet l’idée qu’il se fait à son propos d’une « poésie profondément biologique » qui passé le caractère à première vue provocateur des sujets qu’elle aborde va bien au-delà des questions propres à la féminité pour s’élever à une conception des plus élargies de la vie qui ne s’arrête en rien aux frontières de notre petite et si brutale humanité.

Ce que montre bien par exemple et avec la plus grande clarté, le poème ci-dessous que le lecteur de l’ouvrage rapprochera d’un autre texte de la fin du recueil intitulé Ode au pin [1] et que ceux qui également le connaissent ne manqueront pas de relier au fort roman de Richard Powers, l’Arbre Monde dont de nombreuses pages évoquent l’implacable destruction dont furent et sont toujours victimes les arbres dans ces États-Unis qui pourtant leur doivent tellement.

On notera au passage à quel point cette poésie, soucieuse ici de ce qu’on appelle la nature mais qu’il faudrait sans doute appeler simplement le vivant, repose sur une pensée pleinement informée de ce qui la constitue, la fonde et nous relie, historiquement, politiquement, organiquement, à elle. On est loin ici de cette utilisation des mots de la nature comme pâte à modeler ne visant comme le dénonce Jean-Claude Pinson dans Pastoral, qu’un simple effet esthétique.

 

ODE AUX TRENTE-HUIT DERNIERS ARBRES VISIBLES

à NEW YORK DEPUIS CETTE FENÊTRE

 

Mille fenêtres les toisent.

La cime de l’un d’entre eux ressemble à une montagne de granit

qui s’effrite, par strates, en un millier de respirations

chaque jour. Un autre, vu d’en-haut, a l’air d’une bombe,

d’un obus explosant en un millier de pétales.

Celui-là, c’est une florissante colonie de fourmis

vertes, broyant du bois, un millier d’ouvrières ;

celui-ci, on dirait un essaim de chrysalides qui se tortillent,

et cet autre ressemble à l’explosion d’un pétard, vert vif, un

idéogramme chinois nettement

dessiné sur chaque fragment, un millier de mots,

et cet autre encore, à un millier de grues de papier,

émeraudes ou jaunes. Il y a des centaines d’années,

par ici, on utilisait le frêne pour faire

un sucre rude, plus tard pour faire

des battes de base-ball, et de l’autre côté du Pacifique

les États-Unis imprimèrent des silhouettes humaines,

comme des frênes en cendres, sur les trottoirs. Les épines

du févier d’Amérique servaient d’aiguilles, de pointes de lance,

le robinier, de piquets de clôture — et le lièvre

variable, la tourterelle triste, en mangeaient

les graines. Les chênes donnaient des glands, pour manger,

et pour engraisser les porcs — « la loi prévoit

que quiconque détruit ou blesse sans raison

un chêne paiera une amende en rapport avec la taille de

l’arbre et de sa capacité à porter des fruits. »

Maintenant ce que font les arbres, surtout,

c’est : respirer avec nous, nous offrir une respiration

artificielle naturelle.

Ils seront tous coupés à la taille, les branches

partiront avec les jambes et les bras, comme toujours,

dans la broyeuse.

L’orme, qui jadis nourrissait la perdrix et l’opossum,

s’en sort tout seul, tant qu’il le peut encore,

il n’assistera pas au massacre,

il est mort la semaine du décret.

Plusieurs de ceux qui font les décrets vivent à portée de vue

de ces êtres antiques, et l’un d’eux,

qui voit ce bosquet chaque jour, a le

pouvoir d’empêcher ce bûcher, de faire respecter

sa tutelle sur cette tonnelle, sur cette terre

et sur l’air, et sur l’eau, sur ce feu verdoyant.



[1] Qui se termine par ces vers :

Et maintenant j’étais assise juste

à côté de lui, avec l’impression de remonter

d’espèces en espèces, vers le pin et vers

celles dont nous descendions tous les deux, la

fougère, la cellule verte – le soleil,

la matière d’étoiles dont nous sommes faits.