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mardi 9 janvier 2024

QUELS VŒUX POUR 2024 ET POUR LA POÉSIE ?

 

Travaillant hier à présenter l’intéressant ouvrage de Typhaine Garnier et plus particulièrement l’image décapante qu’elle y donne, dans un certain nombre de passages, du Poète institutionnel et de la cour ridicule dont il est l’objet de la part de ces « têtes molles » qui affectent de le sacraliser, je suis retombé sur cette Physiologie du Poëte, illustrée par Daumier, que, sous le pseudonyme de Sylvius, on doit en fait à un certain Edmond Texier, poète défroqué devenu journaliste, qui tourne en dérision avec, ma foi, un certain talent les principaux poètes de son temps. [1]

J’avais eu recours à cette publication pour me moquer - hélas, j’ai ce tempérament - de certains de ces poétereaux qui multipliant les récriminations contre le peu d’espace accordé à LA POÉSIE, restent aveugles à l’écart astronomique qui existe entre la pauvreté de leurs propositions et l’ambition démesurée qui les porte. Dans la préface de son premier et quand même assez piètre recueil, intitulé En Avant ! Edmond Texier déclarait ainsi : « Fasse le ciel que notre livre tombe au milieu du monde, comme la pierre tombe dans le fleuve en excitant à la surface des cycles immenses et prolongés». Or, en matière de retentissement, chacun sait bien que l’ouvrage de poésie laisse plus souvent infiniment insensible la surface des eaux qu’il n’y produit ces cercles immenses et prolongés rêvés par notre aspirant poète. Et cela, en dehors bien sûr de l’outrance visible du propos, continue aujourd’hui, bien sûr, à faire bigrement question.

vendredi 27 août 2021

VIE DU POÈME. PIERRE VINCLAIR. PIETRO LORENZETTI !

Je m’apprêtais à écrire quelque chose sur un reste frappant de fresque ayant échappé à ma vigilance au cours d’une récente visite de la basilique San Francesco de Sienne, rendue difficile par la chaleur écrasante du moment. C’est une sortie de tombeau représentant l’un de ces moments majeurs du grand récit christique, qui pour une fois ne cherche pas à insister sur la dimension miraculeuse, « surréelle », de l’évènement mais nous montre un Jésus comme sortant tranquillement de l’intérieur d’un palais, ramenant simplement de la main les plis d’un vêtement lui donnant un faux air de patricien romain et n’ayant plus de divin, de visiblement sacré, que l’auréole entourant un visage représenté de face que ne singularise qu’un regard atteint d’une énigmatique pointe de loucherie. Due à Pietro Lorenzetti encore, cette représentation du Christ ressuscité datant des années 1330 et qui est tout ce qui reste d’une fresque plus monumentale où se voyaient sûrement l’étendard de la résurrection dont le personnage tient encore solidement la hampe de sa main droite et le groupe de soldats romains dormants, habituellement représentés dans ce type de scène, tranche avec celles de son époque et celles aussi qui se multiplieront après. Qu’on pense par exemple à cette image qu’en donna l’Angelico dans l’une des cellules de San Marco où le Christ flotte au-dessus du tombeau vide sur lequel le groupe des quatre Marie, venues avec l’aloès et la myrrhe, se penchent incrédules. Celle plus fantastique encore de Grünewald à Issenheim, jaillissant cosmique, dans une sidérante explosion de lignes et de couleurs.

dimanche 14 mars 2021

AVEC LES DÉCOUVREURS, LIRE EN TOUTE GRATUITÉ L’ÉDITION NUMÉRIQUE DE COMPRIS DANS LE PAYSAGE.

CLIQUER POUR LIRE

 Trois ans depuis qu’avec les éditions LD j’ai pu redonner le texte de Compris dans le paysage, publié pour la première fois en 2010 chez Potentille. Depuis j’ai eu l’occasion d’en parler régulièrement dans les classes qui m’avaient spécialement invité pour évoquer à partir de ce texte comment la poésie en tant que parole profondément intime pouvait – si elle le pouvait – aborder la question de l’horreur dans laquelle historiquement baignent les sociétés. Je remercie chaleureusement les professeurs qui m’auront donné cette occasion rare de faire entendre dans toute sa richesse et sa complexité un travail qui en dépit de sa brièveté m’aura beaucoup appris sur la nature et les pouvoirs de la parole poétique et largement contribué à construire la représentation théorique que désormais je m’en fais et cherche à travers mon travail critique à partager. Peu d’exemplaires en sont maintenant disponibles. Et le succès que je découvre des tous nouveaux Cahiers numériques de Poésie en Partages que j’ai récemment lancés me prouve que l’on aurait bien tort de systématiquement vouloir éditer sur papier, ce qui oblige à les vendre, des productions qu’on peut mettre si facilement à disposition de tous en employant les outils que nous offre le net. C’est pourquoi j’ai décidé de partager dorénavant, en toute gratuité, Compris dans le paysage avec tous ceux qui voudront bien s’y intéresser.

mardi 9 mars 2021

TENIR AU MONDE. SUR UN BON LIVRE DE SÉBASTIEN MÉNARD PARU CHEZ PUBLIE.NET.

 

Beau titre que ce Quelque chose que je rends à la terre, que viennent de m’adresser les éditions Publie.net. Et l’idée d’imaginer le poème comme une sorte de contre-don, une chose par laquelle on s’acquitterait d’une dette qu’on aurait contractée avec le monde, avec la vie, avec la terre qui nous porte et nous nourrit, l’humus lui-même à qui nous devons notre nom d’homme, est toujours des plus séduisantes. Il y a maintenant bien longtemps, mon maître, Henri Meschonnic, professait, sans trop être entendu par les habiles de l’époque, que le poème était comme la transformation d’une forme de vie par une forme de langage et la transformation d’une forme de langage par une forme de vie. C’est à cette subtile compénétration des mots et de la vie que s’attache Sébastien Ménard chez qui la poésie finit par apparaître comme une présence inséparable du quotidien, non plus cette entité fuyante, cette surréalité chimérique que certains parent des voiles pompeux du sacré, mais comme principe actif de la vie la plus simple, jusqu’à se faire agent mécanicien réglant un dérailleur de bicyclette, attentif jardinier employé à planter des bâtons pour y faire grimper des pois.

Certes, je n’ai pas lu les autres recueils de Sébastien Ménard, qui montrent, je crois, une personnalité portée vers la rencontre, séduite par les marges et les empathiques couleurs des routes, du risque et du voyage, mais je ne crois pas que ce livre qui se déploie dans le cadre plus resserré d’une existence tournant autour d’une terre, d’un jardin, d’une petite famille aussi dont on devine qu’elle peine parfois à joindre les deux bouts, soit d’un caractère si différent. Le principe étant de s’y montrer ouvert au monde, à l’importance de chaque instant vécu qui nous traverse, en l’amenant le plus possible à l’expression.

mardi 2 février 2021

DE L'INSISTANCE DES CHOSES !


 

QUE LA POÉSIE NOUS EMPORTE ! SUR VIVONNE LE TOUT DERNIER ROMAN DE JÉRÔME LEROY.

« On ne va pas s’arrêter de lire parce que c’est la fin du monde, si ? » C’est en nous mettant face aux sombres perspectives de l’effondrement, tout proche, des sociétés politiquement et technologiquement organisées dans lesquelles nous vivons encore, que le romancier et poète Jérôme Leroy, s’attache dans son dernier roman, Vivonne dont on appréciera bien sûr les connotations proustiennes, à mettre en évidence le pouvoir réellement magique, à ses yeux, de la littérature, en particulier de la poésie.

 

Vivonne est le nom d’un poète dont les textes ont la particularité de « transporter » non seulement en imagination, mais physiquement, dans un monde qui au sens propre les accueille, les lecteurs qui n’attendent plus rien de leur vie soit qu’ils sont arrivés à son terme, soit que les conditions qui leur sont faîtes la leur rendent impossible. Et bien entendu, plus le monde devient insupportable, et c’est le cas pour celui qu’imagine ici l’auteur, dévasté par les ouragans, les typhons, où la température des nuits d’hiver dépasse les 40 degrés, où notre beau pays de France et ses campagnes bucoliques sont devenus des lieux d’affrontement sanglants entre sectes politico-religieuses rivales[i] que le pouvoir central parvenu entre les mains de l’extrême-droite, les Dingues, ne parvient plus à contrôler, plus ce monde donc, que menace encore le Stroke, c’est-à-dire la panne informatique totale, devient insupportable, plus nombreux se font peu à peu ses lecteurs.

 

mercredi 9 septembre 2020

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. PASTORAL DE JEAN-CLAUDE PINSON.

Paul SIGNAC, Au temps d'harmonie, Lithographie, Houston, Texas.


 Je sais gré, depuis de très longues années à Jean-Claude Pinson, d’avoir, notamment avec Habiter en poète et à une époque où cela ne semblait plus aller de soi, redonné foi en une poésie qui, sans bien sûr oublier les conditions essentielles de sa matière de langue, ne renonçait pas à se vouloir et se chercher toujours au monde, dans un souci permanent non de l’imiter, de le représenter mais de le refigurer de manière intelligente et sensible dans toute la puissance et la portée de l’élan créateur qui pousse l’homme à sortir de soi pour s’inventer une soutenable et vivante demeure. Pastoral que viennent de publier les éditions Champ Vallon, reste dans cette ligne par quoi la poésie, bien au-delà souvent des œuvres qu’elle produit, s’impose à mes yeux comme une politique profonde. Une forme particulière de santé. Á la fois physique et morale. Pour l’individu isolé comme pour la collectivité tout entière qui s’appelle l’Humanité.

En nous ramenant à ce lien essentiel que nous entretenons avec la Nature, envisagée non comme ce pittoresque magasin d’images dont on emprunte la marchandise pour produire des sentiments convenus, mais comme cette puissance traversante de vie dont toute existence sur notre terre enfin procède - Physis ou Gaïa, qu’importe – l’ouvrage de Jean-Claude Pinson fixe à la poésie autre chose qu’une mission. Il en fait une fonction de l’être. Qui à l’intérieur d’un langage de langues qui aujourd’hui séparent peut-être beaucoup plus qu’ils relient, tente de refaire parole ou voix. À la vie, comme au corps, abouchée.

On ne s’étonnera pas alors que les poètes dont nous parle Pinson ne soient pas ces petits « Anacréon de province » qui comme l’écrit Bourdieu voient dans « la reproduction lettrée » l’occasion d’entrer à peu de frais dans ce champ littéraire dont ils convoitent démesurément les rentes symboliques mais des poètes qui se font une bien plus haute représentation de leur travail d’écriture. Car il en va nous dit Jean-Claude Pinson de bien autre chose que de décorer d’illusoire façon les salles du théâtre mondain où nous nous produisons. Il en va possiblement de notre survie. De ce que nous serons capables, nous tristes dissipateurs, de sentir à nouveau, pour les mieux partager, les libérer, de toutes ces énergies dont nous sommes tissés. Qui s’appellent la Vie, la Nature. Dont il faut inventer « ces chants pastoraux nouveaux » écrit-il, dont nous avons tant besoin.

Lire un extrait du livre de J.C. PINSON



lundi 24 août 2020

PIÈGES DE LA POÉSIE : POÈMES PHOTOSHOP & PARCOURS DU COMBATTANT.

 

JACQUES MONORY, JARDINAGE N° 17, 1988

Le temps, trop, me fait défaut pour que je puisse toujours témoigner par la publication d’une note de lecture, de ma gratitude à la réception des ouvrages qu’éditeurs ou poètes ont l’initiative de m’adresser. Le temps mais aussi parfois la difficulté, dans un contexte d’excessive complaisance, d’exprimer, sans blesser, les sentiments souvent mêlés que ces lectures avivent. Alors que la critique cinématographique par exemple ou la critique de théâtre peuvent se montrer mordantes parfois jusqu’à l’extrême, il semble qu’on ne puisse parler de poésie qu’en termes dithyrambiques et que cette forme qui se veut la plus exigeante au niveau de sa parole propre n’accepte pour en rendre compte qu’un minimum de franchise. Un discours le plus souvent rapide, complaisant et déguisé.

 

Pour me faire mieux comprendre je prendrai deux ouvrages sur lesquels je repousse depuis plusieurs semaines le désir de dire, sincèrement, quelques mots. Et dont je sais qu’ils ont donné naissance à bien des commentaires dont j’ai pu suivre la trace par la magie de plus en plus efficace du net et des réseaux sociaux.

 

Le joli petit ouvrage d’Estelle Fenzy, d’abord, Le chant de la femme source, amicalement adressé par son éditeur Michel Fiévet, me confirme dans ce que je pense de la poésie de cet auteur, représentative d’une foule de courtes productions qui ne cessent de s’enfermer dans le vocabulaire étroit de la belle nature pour y épancher de façon aimable une sentimentalité respectable certes mais n’ouvrant sur rien de nouveau, de singulier. Le mérite d’Estelle Fenzy est ici celui d’une excellente fabricante qui donne au lecteur peu au fait des avancées de l’écriture poétique de ces dernières décennies, ce qu’il continue d’attendre : des évocations idéalisées, séduisantes, harmonieuses, d’états d’âme attendus lui permettant de se projeter dans un univers factice de concetti qui ne sont pas sans talent, je veux bien, mais dans lesquels le signe l’emporte toujours sur le sens, la manière en fait sur l’idée [1].

 

Ainsi par exemple ce poème :

 

Par longue pluie

 

la rivière

se cabrait se cambrait

lavait ses rubans

gommait ses berges

cousait des draps neufs

dans les roseaux

 

Se déprendrait-elle de nous

 

Il manquait une hirondelle

pour écrire notre histoire

 

Le gros livre de Pierre Vinclair, La Sauvagerie, qu’il a pris soin de m’adresser bien avant sa sortie publique est de tout autre facture, ayant retenu bien davantage mon intérêt, attentif que je suis au travail en profondeur de son auteur qui mène dans le champ poétique actuel un triple voire quadruple travail d’auteur, de critique, de traducteur, que sais-je encore, de responsable de revue et de maison d’édition… L’ambition particulière de ce qu’il nous présente aujourd’hui comme « une épopée totale concernant l’enjeu le plus brûlant de notre époque, la crise écologique, la destruction massive des écosystèmes », reposant sur rien moins que cinq centaines de dizains dont cinquante commandés à autant de poètes contemporains francophones et anglophones, mériterait de ma part une étude infiniment plus fouillée que celle que je m’apprête à donner ici. Qu’on se rassure, la prise que Pierre Vinclair a fini par s’assurer sur le champ poétique actuel fait que son livre n’est pas à court d’échos et de commentaires auxquels on se reportera pour en savoir davantage. Mon propos n’est ici que d’expliquer les raisons qui m’ont retenu d’en faire plus vite état alors même que je pense bien m’être, un des premiers et la plume à la main, penché sur la totalité des poèmes dont ce livre est composé. Pierre Vinclair se réclamant ouvertement de la Délie de Maurice Scève (1544) on m’autorisera de partir d’un passage du Courtisan (1528) de B. Castiglione que m’a tout récemment rappelé une intéressante étude menée sur l’art du portrait dans la première moitié du XVIème siècle, pour faire comprendre ici, de rapide façon peut-être, ma pensée : «Pour avoir souvent réfléchi à l’origine de cette gracia, en laissant de côté ceux qui l’ont obtenu du ciel, j’ai conçu – écrit le diplomate italien - une règle universelle [...] qui consiste à fuir autant que possible l’affectation comme un écueil aussi acéré que dangereux ; et, pour employer peut-être un terme nouveau, user d’une certaine sprezzatura, qui dissimule l’art et laisse entendre que tout ce que l’on fait ou dit est venu sans effort, presque sans y penser. C’est de là, je crois, que provient la gracia. Chacun sait bien que les choses rares et bien faites sont difficiles, de sorte que la facilité en elles engendre l’émerveillement. Et au contraire, faire des efforts et, comme on dit, tirer par les cheveux, créé beaucoup de disgracia et fait accorder peu de mérite à une chose aussi grande soit-elle ». Oui, si le Chant de la femme source en fait trop dans la « grazia », si bien que par rapport à la réalité crue il fait l’effet pour moi d’une photo complètement retouchée sur Photoshop, La Sauvagerie assurément n’en fait pas tout-à-fait assez, sollicitant sans répit l’attention critique de son lecteur, mobilisant quantité de savoirs linguistiques et culturels qui peu à peu l’écrasent. Surtout, à vouloir systématiquement s’enfermer sans renoncer pour cela à la liberté de sa phrase, dans le cadre d’une forme fixe à vers comptés, décasyllabes et alexandrins, cette poésie conduit à des contorsions dont aucune sans doute ne manque d’intérêt mais dont la multiplication fatigue. On me dira bien sûr que la sauvagerie n’a que faire de plaire et de séduire autrement que par son caractère âpre, farouche, hérissé. Et que l’objectif que son auteur fixe à la poésie l’écarte résolument de toute ambition de simplement plaire et servir d’aliment à ce désir mondain de distinction par la culture auquel se réduit trop souvent notre goût affiché des arts et de la poésie. Certes, mais n’y-a-t-il pas quelque contradiction dans le fait d’enrôler la poésie au service d’un « combat » jugé à juste titre essentiel, d’envisager à partir d’elle la possibilité « d’un avenir commun – sur la Terre qui nous doit être, comme la Délie pour Scève, l’objet de plus haute vertu » et du même mouvement, distraire de cette armée de lecteurs de bonne volonté qu’il faudrait pour cela sensibiliser, le plus grand nombre, rebuté par l’excès d’intellectualisme, la multiplication des événements de prosodie et de langue qui sacrifie malheureusement souvent la fin au profit des moyens.

 

Je sais que pour Pierre Vinclair dont j’ai lu avec beaucoup d’intérêt le livre qui double chez Corti la parution de la Sauvagerie [2] que la lecture relève d’un « corps à corps avec le texte, où la noyade (dans la matière verbale) est toujours possible et dont il faudra sortir vainqueur si l’on veut continuer son expérience », mais si j’admets aisément que toute lecture authentique relève d’un travail étroit et parfois difficile de co-construction du sens, je n’aime pas trop l’idée de cette épreuve de force qui sous-tend l’image de l’auteur. Et fait de la lecture l’équivalent d’une course d’obstacles. Tous les lecteurs ne sont pas des champions. Ne sont pas des héros. Et tous ne tiennent pas non plus à tester dans les livres l’endurance et la fermeté de leurs muscles mentaux.

 

Reste qu’à la différence des œuvres comme celle d’Estelle Fenzy, les ouvrages du type de celui de Pierre Vinclair méritent largement qu’on s’y intéresse. Ne serait-ce que par la solidité et l’ampleur des éléments de réalité concrète qui lui servent de matériaux et contribuent à nous permettre d’élaborer, sans illusion, une pensée à la fois large et profonde des problématiques les plus vraiment inquiétantes du temps. Dans une conscience aiguisée de la fragilité de notre séjour, à nous humains, sur cette terre, que des siècles et des siècles de civilisation ne nous ont pas appris – ce serait plutôt l’inverse – à voir pour ce qu’elle est : non pas un monde pour l’homme avec de la nature dedans, mais un monde de vies multiples, pour la plupart bien plus anciennes et peut-être intelligentes que les nôtres, que nous sommes venus impudemment saccager.



[1] Je sais bien sûr qu’on ne fait pas de la poésie avec des idées mais avec des mots. Encore faut-il à ce sujet bien s’entendre. Cette boutade de Mallarmé à son ami Degas ne signifie pas que la poésie n’a rien à voir avec les idées, ce qui serait absurde. Simplement, pour le dire vite, que le poème à la différence de ce qui se passe dans l’utilisation courante du langage laisse l’initiative aux mots, créateurs d’idées si possible nouvelles au lieu de ne voir en eux que les matériaux d’une simple traduction de la pensée.

[2] Agir non agir, éléments pour une poésie de la résistance écologique, éditions Corti, 2020.



lundi 22 juin 2020

POURQUOI NOUS DEVONS LIRE JACQUES PAUTARD.


Une photo que le papillonnage plus ou moins régulier que je pratique sur Facebook m’aura mis sous les yeux m’a récemment rappelé le livre de Jacques Pautard, Grand Chœur vide des miroirs, que je tiens pour une de ces œuvres rares qui en dépit de leur imperfection possède une force à laquelle atteignent malheureusement peu d’ouvrages. C’est notre fierté aux Découvreurs que d’avoir sélectionné il y a quelques années ce livre dont j’ai aussi pu éprouver, pour en avoir publiquement lu quelques extraits lors d’interventions diverses, la bouleversante puissance d’expression à laquelle il s’élève. L’existence de Jacques Pautard fils d’un soldat noir américain et d’une petite paysanne de l’est qui aura dû le placer comme on dit dans des « institutions » ne pourra, aujourd’hui que chacun se voit interpellé par media interposés sur la question du racisme, qu’être pour ses lecteurs l’occasion de creuser un peu plus cette question dont il donne des clés pour l’envisager de façon moins simpliste.
J'espère que la reprise sur mon blog actuel du long article que je lui ai consacré il y a plusieurs années, amènera quelques lecteurs à s'intéresser à ce livre qui vraiment le mérite. 

Ne cherchons pas à le nier: le livre de Jacques Pautard ''Grand chœur vide des miroirs'' (aux éditions Arfuyen), n'est pas un livre totalement abouti. Long, parfois difficile à suivre et inutilement abstrait dans certaines de ses formulations, cet ouvrage risque de rebuter nombre de lecteurs qui ne parviendront pas non plus peut-être à digérer les pourtant puissantes et singulières métaphores qui en soulèvent constamment la langue penchant, par ailleurs, assez peu vers le chant.

Si pourtant nous avons trouvé nécessaire d'inclure cet ouvrage dans notre sélection 2015-2016 du Prix des Découvreurs c'est qu'au-delà de ce que le lecteur pourra - à plus ou moins juste titre - lui reprocher, ce livre reste porté par une nécessité vitale, un questionnement intime de soi-même et du monde dont il existe, je crois, peu d'exemples aussi forts dans la production poétique actuelle. Le lecteur qui en aura le courage - car il faut du courage pour lire de vrais livres - se rendra aussi compte que l'ouvrage de Jacques Pautard, issu d'un douloureux combat pour se découvrir lui-même, aborde des questions qui pour n'être pas d'aujourd'hui, sont cependant devenues parmi les plus pressantes et oppressantes du jour.

Lucien Wasselin a rendu compte dans une note de lecture de la structure générale de Grand Chœur vide des miroirs. Il a bien rappelé l'importance pour la compréhension de ce livre de l'histoire particulière de son auteur. N'y revenons pas. Toutefois je crois que Lucien Wasselin se montre un peu rapide lorsqu'il tend à ramener la rage d'expression de J. Pautard à son caractère métis, au racisme qu'il a eu à affronter du fait de ses origines. Certes, comme l'écrit Wasselin, le poème intitulé Mélanine évoque bien l'importance qu'aura eu dans la destinée de l'auteur le fait d'avoir été, dès sa naissance, perçu différent des autres et de là nié en tant qu'égal et que personne. Ou plus terriblement encore en tant qu'être. Mais ce que ne voit pas Wasselin, c'est que le racisme qu'il incrimine n'en fournit pas l'explication finale. Il n'en est que le révélateur. L'un de ses plus visibles et plus écœurants symptômes.

En fait ce que nous dit et répète J. Pautard tout au long de son livre c'est que l'homme, tous les hommes, souffrent de cette caractéristique fondamentale de leur nature qui est d'être divisée, réfléchie. Et de ne percevoir leur être, qui est esprit mais aussi chair, qu'à travers l'artifice des représentations. Qui ne sont que mirages. Théâtre. Faussetés. Impostures. À cette condition originelle qui est de ne pouvoir s'être jamais qu'en conscience, en mots, en images et jamais en réalité, nul n'échappe. Du coup nul se sait jamais ni ne saura, qui il est, réellement. Son être lui restant toujours à construire à travers de nouvelles et fuyantes représentations. Qui lui compose ce grand chœur vide et fallacieux de miroirs qui donne son titre au livre.

Le raciste, dans cette optique, est justement celui qui replié sur son triste mais avantageux lot simplifié et caricatural d'images les confond avec la réalité et habitant, sans distance aucune, le sentiment d'existence pleine et entière qu'elles lui apportent, assigne l'autre à la prétendue infériorité que son esprit captif l'amène à voir en lui. Ce par quoi, pour sa part, il échappe à l'inquiétude fondamentale et permanente d'être.

Une fois cela posé qui fait je crois le fond structurant de la pensée à l'œuvre dans Grand chœur vide des miroirs dont le long texte intitulé Lanterne magique montre bien qu'il possède une visée tout autant anthropologique que biographique, on comprendra plus facilement les textes différents dont se compose l'ouvrage. Et tout particulièrement l'opposition qu'établit l'auteur entre ces deux centres urbains privilégiés de son histoire que sont la ville de Vesoul dont il brosse le portrait des pages 65 à 95 et celle de Paris sur laquelle se recentre sa réflexion, à la fin de son livre, sur près d'une soixantaine de pages ( p. 123 à 192 )

Vesoul, la petite ville où Jacques Pautard aura vécu - en maison de correction et en apprentissage - une bonne partie de son enfance et de son adolescence, est précisément pour lui le lieu où il aura principalement fait l'expérience de la volonté des autres de l'enfermer, de le nier, dans les images. Ville naine écrit-il petite ville qui ment ! si lamentablement, si désespérément qu'il en viendrait même à vouloir la consoler , n'était qu'à la différence de Paris, Vesoul, comme toutes les petites villes étriquées, bien pensantes, honnêtes, de la terre, enfermées dans leurs certitudes, leurs croyances arrêtées, n'a fait par sa sournoise charité que répondre à ses plus vertes espérances, en le clouant sur sa croix plus sûrement que la haine, en l'établissant inférieur mieux que le pire apartheid.

Ce qui sauve en revanche Paris, ville par excellence du théâtre, n'est évidemment pas son innocence. C'est l'énergie libératrice, qu'artiste en beaux mensonges et martyre en vérités nues, cette ville inconciliée met à jouer de la multiplicité de ses visages, sans jamais s'arrêter ni se figer, acceptant magnifiquement d'être, quant à elle, ce faux seul, par lequel, nous dit l'auteur, vivre s'habite.
C'est ainsi que Paris aura pu être pour Jacques Pautard une expérience majeure de conquête et de compréhension, d'affirmation de lui-même. Cette conquête dont Grand chœur vide des miroirs dessine en creux l'histoire, aura cependant commencé à l'intérieur même déjà de cette maison de correction que dénonce avec force l'un des plus beaux textes du livre intitulé Les Cœurs verts, qui rappellera peut-être à certains ce livre majeur écrit il y a une trentaine d'années par Marie Rouanet, intitulé Les enfants du bagne. Elle aura commencé par le simple éveil de l'intelligence nue prenant conscience de la perversité des éducateurs sadiques. Elle se sera prolongée dans l'amitié grave liant entre elles les victimes de leur cruauté. Se sera élargie en solidarité à tous les sangs humiliés répandus à travers le monde. Car c'est en bas, tout en bas du monde écrit Jacques Pautard que s'apprennent au réel les solidarités humaines (p. 40 ). Et qu'apparaissent parmi ces garçons de force et d'affection sans autres bornes que leur corps (…) ce qu'il est de plus redoutable et de plus précieux aux cités: des gens capables d'engager entièrement leur existence, de prendre vraiment à leur compte le défi d'être des hommes.

Ces tout jeunes êtres niés, que la société veut réduire à leur seul usage pratique ( p. 47 ), en faire les serfs, le bétail que le monde les désirait, ont aussi faim, nous affirme Pautard, de beauté et de pensée. Et c'est, à nos yeux, l'un des mérites fondamentaux de son livre que d'évoquer l'importance vitale que la découverte d'œuvres littéraires et artistiques insoumises comme celles de Rimbaud de Van Gogh mais aussi de Marx, de Gauguin, de Cézanne ou de Picasso eurent pour lui et certains de ses camarades. Cette capacité des grandes œuvres et du savoir à "désemmurer" les esprits, à leur ouvrir des routes, Jacques Pautard craint toutefois qu'elle ait disparu, tant nous dit-il nous avons tout sacrifié de nous aujourd'hui à l'Amérique. Tant aujourd'hui du ciment dont on ouvrait autrefois des fenêtres on dresse aujourd'hui des murs. De même que semble avoir disparu l'ouvrière amitié de la mécanique. La possibilité aussi d'une vie à la seule force de ses bras. Ou d'une vie comme il la célèbre dans le premier et le dernier des textes de son livre, vouée tout entière à l'invention de la route. À cette mise en chantier permanente de soi avec le monde dont elle est, merveilleuse, la chance.

Reste nous dit cependant Jacques Pautard, la poésie qui est une autre façon de prendre aujourd'hui la route. Peut-être. Mais quand on voit le peu d'influence qu'elle exerce, le peu de temps qu'on lui consacre, la superficialité des commentaires que les rares "spécialistes" ou amateurs lui accordent, on peut se montrer un peu moins optimiste. Surtout quand on voit comment aujourd'hui s'est renforcée me semble-t-il la capacité de l'époque à étiqueter chaque chose. S'enclore dans les bien-pensances. Développer ses techniques subtiles de manipulations. En faisant croire à chacun qu'il est. Qu'il existe. Et, unique, qu'il compte ! Quand il n'est que compté. L'ombre même d'un nombre.

On aurait bien des choses à dire sur le livre de Jacques Pautard dont la lourdeur parfois extrême n'empêche heureusement pas de laisser passer le souffle éprouvé et toujours urgent de la vie. Chose aujourd'hui qui n'a pas de prix. Aussi lui souhaitons-nous de trouver ses lecteurs. Qu'il ne devrait pas laisser indifférents. Car, non seulement ce livre est un réquisitoire terrible contre tout ce qui, depuis toujours, constitue le crime toujours insuffisamment pensé de l'homme contre l'homme, une recherche obstinée de compréhension et de construction de soi par delà l'impossibilité reconnue d'y parvenir jamais, mais c'est aussi le poignant et vibrant témoignage d'une vie qui ne se sera jamais résignée et à travers laquelle chacun, qu'il soit victime ou bourreau potentiel, aura sa part encore, noire ET blanche, à reconnaître. À surmonter.

dimanche 26 avril 2020

HOMMAGE : PIERRE GARNIER: UNE LIBERTÉ EN MOUVEMENT


Si Pierre Garnier nous a quittés, il y a maintenant plus de 6 ans, l'oeuvre qu'il laisse mérite toujours d'être interrogée, méditée. Comme celles de tous ces vrais poètes qui se sont employés non pas à se fabriquer une image, mais à resserrer  toujours davantage le lien qui  rattache la parole à la vie et la vie à la parole. C'est pourquoi nous reproduisons ici l'article que nous avons consacré à l'un de ses touts derniers livres sélectionné à l'époque pour le prix des Découvreurs.

Peut-être qu'on ne voit pas assez comment tout le génie de la culture consiste aussi à emprisonner les choses dans les mots, les mots dans les idées. Les idées dans les systèmes. Le tout s'abâtardissant finalement dans le prêt à penser aujourd'hui de l'industrie politico-culturelle qui permet à chacun ce luxe de pouvoir affirmer librement et hautement des opinions fabriquées en dehors de lui.

C'est ce qui fait à nos yeux tout l'intérêt de la démarche que mène avec constance depuis plus d'un demi-siècle maintenant le poète Pierre Garnier dont les éditions de L'herbe qui tremble viennent de sortir (louanges) un livre où ceux qui suivent le travail de Garnier comme ceux qui ne le connaissaient pas trouveront matière à s'émerveiller d'une poésie qui sur la base des moyens les plus simples, parvient à renouer à chaque instant le fil toujours fuyant des mots avec les choses. Dans une rencontre où, chacun, le mot comme la chose, se trouve comme excité, ranimé, revitalisé, par leur mise en contact réciproque.

Certes, à bien y réfléchir, c'est moins de la chose qu'il s'agit que de ce que les savants linguistes de notre adolescence appellent le signifié. C'est à dire la représentation mentale, en fait imaginaire, de la chose. Mais ne négligeons pas toutefois que c'est par le signifié, par tout ce qui s'accroche à lui d'attention, de résonance profonde aussi en nous, que nous penchons vers les choses. Que nous appelons le monde. Quand ce dernier, de son côté, nous bousculant à son tour, ne cherche pas en nous, les réclamant, les mots dont il a besoin, lui aussi, pour se dire.

Bien entendu encore, notre esprit est complexe. Et le monde, si l'on en croit les journaux mais aussi l'innombrable littérature, n'est pas non plus tout simple. Et c'est pourquoi les touts derniers poèmes de Pierre Garnier qu'on trouvera dans (louanges) ont ceci pour nous d'irremplaçables: ils manifestent à quel point la poésie n'a pas besoin d'être laborieuse, intellectualisée à l'extrême, pour exister. Qu'elle est capable de parler au vieillard aussi bien qu'à l'enfant. A celui qui dispose d'un réservoir de quelques milliers de mots comme à celui qui n'en maîtrise encore que quelques petites centaines. Nous ne voulons pas faire ici l'éloge de l'ignorance. Et de la facilité. Ni de l'antiélitisme primaire. Nous savons à quel point la connaissance élève. Mais à la condition qu'elle soit accompagnée d'une véritable sensibilité. Qu'elle conserve son inquiétude. Sa capacité aussi à toujours s'interroger. S'émerveiller. Dans le souci d'atteindre une plus grande liberté.

Cette sensibilité, cette capacité d'émerveillement qui rend proche de l'enfance, on la retrouve en effet de manière évidente dans la poésie de Pierre Garnier. A travers cette obsession dont témoignent ses poèmes spatiaux de libérer l'inépuisable énergie de notre imaginaire en affirmant par la multiplication des légendes, la capacité d'irradiation quasi infinie des formes les plus simples. Dans les poèmes de Garnier, du bout de ses brindilles, chaque arbre refait incessamment le monde. Rien n'est jamais immobile. Même le modeste petit fleuve, la Somme, se lève de son lit, pour survoler les terres. Question ici de regard. Rien, de fait, emprisonne. Et c'est la magie de la barque, même la plus étroite, qu'elle élargit les rives.

Ainsi, face aux verrous multiples qui nous ferment les portes incertaines du monde, la poésie de Pierre Garnier accomplit le voeu de Michaux qui enjoignait à chacun d'éparpiller ses effluves. D'écrire "non comme on copie mais comme on pilote" pour être fidèle à son transitoire. Ce besoin de libérer la pensée, le geste, va chez Pierre Garnier, semble-t-il, chaque jour, plus loin, comme en témoigne le passage, dans certains de ses poèmes spatiaux, du texte dactylographié à l'écriture manuscrite. L'imprimerie n'est-elle pas aussi comme l'affirmait l'inventeur des logogrammes, le poète Christian Dotremont , une autre forme de dictature ? Ne tue-t-elle pas la moitié de l'écrivain en tuant son écriture ? Précisant qu' "imprimée, ma phrase est comme le plan d’une ville; les buissons, les arbres, les objets, moi-même nous avons disparu. Déjà lorsque je la recopie, et me fais ainsi contrefacteur de mon écriture naturelle, elle a perdu son éclat touffu; ma main est devenue quelque chose comme le bras d’un pick-up."

On n'en finit jamais d'avancer sur le chemin des libertés .