Vivonne est le nom d’un poète dont les textes ont la particularité de « transporter » non seulement en imagination, mais physiquement, dans un monde qui au sens propre les accueille, les lecteurs qui n’attendent plus rien de leur vie soit qu’ils sont arrivés à son terme, soit que les conditions qui leur sont faîtes la leur rendent impossible. Et bien entendu, plus le monde devient insupportable, et c’est le cas pour celui qu’imagine ici l’auteur, dévasté par les ouragans, les typhons, où la température des nuits d’hiver dépasse les 40 degrés, où notre beau pays de France et ses campagnes bucoliques sont devenus des lieux d’affrontement sanglants entre sectes politico-religieuses rivales[i] que le pouvoir central parvenu entre les mains de l’extrême-droite, les Dingues, ne parvient plus à contrôler, plus ce monde donc, que menace encore le Stroke, c’est-à-dire la panne informatique totale, devient insupportable, plus nombreux se font peu à peu ses lecteurs.
C’est que la poésie de Vivonne, « incarnation passagère, dans un Occident [s’effondrant] visiblement sur lui-même, d’une idée éternelle de la Poésie, une idée qui avait toujours existé comme secret du temps et comme vérité du monde », parle même à ceux qui sont d’ordinaire étrangers à la chose littéraire. Leur ouvrant ce que Jérôme Leroy appelle « un passage ». Une sorte d’ouverture temporelle faisant par exemple que la simple lecture d’un poème de quelques lignes évoquant une travailleuse sociale procure au lecteur l’impression d’avoir « vécu un an ou deux avec cette fille » et de pouvoir même exercer son métier à sa place.
Il y aurait beaucoup à dire et à débattre autour de ce beau livre qui est aussi comme une autobiographie sublimée, le personnage de Vivonne pouvant être en partie perçu comme un double non tout à fait de l’auteur mais du poète qu’il est, né comme lui en 1964, ayant fait ses études à Rouen et partageant avec lui bien des goûts et pour les jeunes filles un peu nues, les sous-préfectures et leurs départementales endormies, sans compter le bon vin et la musique aussi bien sûr des années 80… Ce qu’il écrit par exemple de son personnage décrivant « son éblouissement en voyant par la vitre du train la petite ville [d’Argentan sur-Creuse] surgir au détour d’une colline boisée, son envie de descendre et de rester là pour toujours » ne renvoie ni à un poème d’Entretien des ascenseurs, ni de Défense des becs et des seins, ouvrages imaginaires, mais de Nager vers la Norvège, un livre de Leroy paru à la Table Ronde en 2018.
Mais comme invite à le penser le titre du livre majeur de Vivonne, Mille visages, on ne réduira bien sûr pas l’auteur à cette image de Poète que la fiction élève ici jusqu’à en faire une sorte de figure christique et miraculeuse dont l’art ouvrant à ceux qui souffrent les portes d’un Paradis cycladique[ii], leur permet de revivre éternellement les meilleurs moments de leur vie auprès de tous ceux qu’ils ont un jour aimés. Pas d’angélisme béat chez Leroy qui a soin aussi à côté des tableaux apocalyptiques qu’il multiplie, des scènes cauchemardesques d’horreur qui encadrent son récit, de peindre le drame intime du personnage d’Alexandre Garnier, le trouble et pervers ami éditeur de Vivonne que la catastrophe à laquelle il se voit confronté amène à prendre conscience de la jalousie qu’il a toujours éprouvé pour ce dernier au point d'avoir tout fait pour empêcher son œuvre de connaître le succès qu’elle méritait. C’est ainsi qu’en dépit des remords qui le taraudent Garnier se verra interdit de passage, condamné à la manière un peu du Juif errant, à vieillir et vieillir encore sans jamais pouvoir rejoindre la Douceur, ce territoire pacifié que « loin du quadrillage des réseaux, de la surveillance électronique planétaire », des guerres et même du vieillissement, invente pour ses lecteurs la poésie de Vivonne[iii].
« Seuls les idiots croient que la réalité apprend plus de choses que les romans » fait dire Jérôme Leroy au beau personnage de Chimène/Chimère que la révélation de son ascendance entraînera d’abord à s’enrôler dans les rangs d’une milice déjantée aux côtés d’une espèce de nain obsédé tout aussi sanguinaire qu’au final sympathique. C’est que la question du pouvoir de l’imaginaire romanesque se pose ici tout autant que celui de l’imaginaire poétique. Bien sûr que nous n’avons pas à croire qu’un vieillard en fin de vie peut trouver à plonger littéralement dans le texte d’un poète évoquant un souvenir d’été aux bords du lac de Vassivière au point qu’on ne retrouve plus de lui sur son lit d’hôpital qu’une grande quantité d’eau où nagent encore des poissons. Bien sûr que la multiplication des désordres de toutes sortes que l’auteur semble nous promettre pour les années qui viennent n’a rien encore de certain. Et que l’opposition qu’il établit entre les Amis – qui vivent dans la Douceur - et les Autres - qui s’enferment dans la violence – est parfaitement manichéen. Mais la fonction du roman n’est plus comme on a pu le croire à l’époque du Naturalisme de se soumettre à de stricts impératifs de vérité. Elle est comme l’écrit en conclusion de son livre, Littérature et écologie, Pierre Schoentjes, « d’ouvrir sur le monde des possibles » et de nous aider par là à voir le monde différemment. Pour y tracer de nouveaux et soyons optimistes, meilleurs et plus solidaires parcours.
C’est cela sans doute que veut dire Jérôme Leroy quand il poursuit son propos en écrivant que « les romans sont les Guides du Routard de l’existence. ». À ce titre celui qu’aujourd’hui il nous propose consiste, tout en brossant une représentation effrayante du monde qui nous attend, à redonner toute sa valeur à l’expérience poétique, à donner de la chair à ce slogan trop souvent répété par les poètes que « la poésie sauvera le monde », en nous faisant comprendre au passage que la « nostalgie [n’a ]rien de ridicule, que [la] mélancolie [n’est] pas liée aux hormones mais [peut redevenir] un mode de connaissance du monde ainsi que la meilleure des machines à voyager dans le temps. »
Car face à cette « constellation de périls[iv] » qu’est l’Histoire et tout particulièrement celle que notre humanité s’apprête apparemment à écrire, il importe pour l’artiste d’apporter à ceux auxquels il s’adresse non pas une consolation mais un surcroît d’énergie positive. Qu’on ne peut acquérir que dans la pleine conscience de tout ce qui a été perdu. De tout aussi ce qui menace de l’être. Ainsi, le livre de Jérôme Leroy contrairement à ce qu’une lecture rapide peut amener à penser n’est pas un livre consolant. Et même s’il donne l’impression de se terminer de façon heureuse, il ne cache pas qu’en fait ce sont bien les forces du mal qui au final l’emportent ne laissant aux personnages auxquels nous nous sommes attachés que la possibilité de se dissiper hors du monde réel, par la seule puissance de vers dont aucun d’ailleurs n’est formellement cité. Ce que nous dit alors le livre, fidèle en cela je crois à l’éclairante pensée de Walter Benjamin, c’est que face aux barbaries du présent, il faut élargir notre expérience. Nous redonner accès au meilleur de notre passé, tant individuel que collectif. À nos enfances pourquoi pas. Comme à la poésie d’Homère. À celles qui de tous temps ont élargi les âmes. Pour redonner d’abord son épaisseur au présent puis imposer par là possiblement au monde un tout autre avenir.
Lire un extrait du livre
[i] On songera bien sûr ici à l’ouvrage bien intéressant, lui aussi, publié par Jean Rolin sous le titre Les évènements, P.O.L. 2014.
[ii] Comme le découvriront les lecteurs toute l’histoire de Vivonne est encadrée par un épisode qui leur paraîtra peut-être au départ déroutant, qui se passe dans les Cyclades.
[iii] Je note à ce propos sans en dire davantage la proximité que la fin du livre entretient avec une des belles nouvelles de Marguerite Yourcenar, Comment Wang Fô fut sauvé, in Nouvelles orientales, Gallimard, collection l’Imaginaire.
[iv] C’est Walter Benjamin qui définit ainsi l’Histoire dans un ouvrage majeur intitulé justement Sur le concept d’histoire.
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