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dimanche 7 février 2021

ENJEUX DES FICTIONS ROMANESQUES. LITTÉRATURE ET ÉCOLOGIE, LE MUR DES ABEILLES DE PIERRE SCHOENTJES AUX ÉDITIONS CORTI.

Ce livre n’est pas un roman. Mais il aide à les lire. Ce livre n’est pas un traité de politique mais il aide à en comprendre les enjeux. Et aussi les ressorts. Ce livre n’est pas un manifeste en faveur de l’écologie mais après l’avoir lu on fera sûrement corps davantage avec le monde. Avec l’envie d’en prendre soin.

 

Littérature et écologie. Le mur des abeilles, le gros ouvrage de Pierre Schoentjes, professeur à l’Université de Gand, spécialiste de l’ironie, des romans de la Grande Guerre et fondateur de Fixxion, revue scientifique sur la littérature francophone des années 1980 à nos jours, explore à partir d’un riche corpus, les rapports que la littérature romanesque d’expression française, s’est mise, au cours des dernières décennies, à entretenir avec l’environnement et l’écologie[i].

 

Premier constat : c’est qu’à la différence de l’Amérique, les écrivains français – du moins ceux qui dans l’histoire littéraire peuvent légitimement prétendre à se faire une place - se sont longtemps méfiés de la nature. Le roman français est un roman des villes. Tourné davantage vers les problématiques sociales, par exemple, que vers les questions du climat, de l’animal et de l’équilibre à trouver avec l’ensemble du vivant. Si l’on ajoute à cela que les valeurs liées comme on dit à la terre, à l’heimat, sont longtemps restées dans nos imaginaires attachées à la propagande fasciste ainsi qu’à celle de Vichy, on comprendra qu’assez peu de romanciers dans un pays où l’écrivain se doit généralement de s’afficher à gauche, se soient empressés de s’emparer de ces espaces a priori douteux. C’est ainsi note Schoentjes « qu’il aura fallu attendre la fin de la première décennie du 21e siècle pour qu’une littérature exigeante aborde frontalement la question de la pollution des sols et de ceux – hommes et animaux – qui les habitent et souffrent de ce que les Trente Glorieuses présentaient comme le progrès. »[ii]

 

Toutefois, nombreuses sont aujourd’hui devenues les œuvres romanesques qui d’une façon ou d’une autre non seulement intègrent les préoccupations écologiques mais s’efforcent dans le même temps d’inventer des formes adaptées pour en parler. C’est qu’on ne fait pas la psychologie d’un nuage. Et que le temps de l’écologie est un temps bien plus long que le temps bien rapide de nos amours humaines. Ainsi, de la façon dont « Alice Ferney réactualise l’hagiographie, Wilhelmy le conte philosophique, Poix invente un langage spécifique pour dire l’univers des enfants-ferrailleurs d’Agbogbloshie, Wauters et Mauvignier construisent des fictions en fragments qui résonnent avec les univers – réalistes ou non– qu’ils font surgir, Graciano saisit la matérialité d’un monde archaïque à travers un vocabulaire qui le rend éminemment sensible, Plamondon et Bouysse jouent du contrepoint […], voire aussi la façon dont dans La Malchimie, Gisèle Bienne témoigne de la révolte d’une sœur face aux souffrances endurées par son frère, ouvrier agricole, victime de la nocivité des produits qu’il a manipulés sans protection, la liste est longue remarque Schoentjes des moyens à travers lesquels le roman environnemental contemporain s’efforce de trouver la forme qui permet de dire notre rapport à un monde dont la perception a profondément changé dans les dernières décennies. »

 

Toutefois en s’efforçant de rendre compte par des moyens nouveaux de ces relations nouvelles, le romancier s’expose au danger « d’attirer davantage l’attention sur le brio de l’écriture » et de détourner la curiosité du lecteur vers des enjeux plus esthétiques que proprement écologiques et politiques. Tel est le risque par exemple que prennent certains ouvrages virtuoses tel celui de Guillaume Poix (Les fils conducteurs,2017), ou celui de Laurent Mauvignier (Autour du monde,2014) chez qui, constate Schoentjes, « l’écriture kaléidoscopique faisant entendre une multitude de voix entend [certes] stimuler l’interrogation critique [mais du fait de ]  l’absence de perspective unifiée et de la multiplicité des cibles [qu’elle entraîne] risque de pousser le lecteur dans la supériorité morale de l’esthète qui s’estime au-dessus des partis et tire sa satisfaction de voir son bon goût partagé par tous ceux qui voient en [l’auteur] un maître de l’écriture. »

 


Comment par ailleurs, note Pierre Schoentjes « se saisir de problématiques de société majeures […] avec la volonté de faire œuvre d’art, sans tomber dans le voyeurisme ? Sans surtout se voir reprocher de construire sa renommée sur la misère d’autrui ? » Cette question du voyeurisme qui se pose de plus en plus bien sûr dans une société sacrifiant comme la nôtre aux chocs répétés de l’image, est justement bien problématisée par ce premier roman de Guillaume Poix, Les fils conducteurs, qui a soin pour dénoncer le scandale de la façon dont les pays riches se débarrassent de leurs déchets numériques en les entassant dans d’immenses décharges comme celle qu’il décrit sur les côtes du Ghana, de mettre en scène un jeune photographe qui lance sa carrière internationale en y allant photographier un jeune africain dont nous est raconté le lamentable destin. « Impossible [apparemment nous dit Schoentjes] de retrouver le chemin d’un engagement en littérature sinon en affrontant les ambiguïtés éthiques que cela entraîne.

 

Verte ou marron, le champ de plus en plus vaste qu’aujourd’hui couvre la littérature qu’on dira écologique se répartit grossièrement entre ces deux grands pôles. D’un côté les œuvres mettant en scène comme celles de Claudie Hunzinger (Bambois la vie verte, La Survivance)  des formes diverses de retour individuel, plus ou moins idéalisées, à la nature sinon totalement sauvage du moins encore relativement farouche et d’un contact pas toujours bien facile, de l’autre, des œuvres de dénonciation, témoignant d’un engagement plus large au service de grandes valeurs à vocation universelle, comme celle d’Alice Ferney, Le Règne du vivant, consacré au combat de Paul Watson pour la protection des baleines. Là-dessus encore, l’ouvrage de Pierre Schoentjes multiplie les commentaires éclairants qui aideront le lecteur que ne contentent pas les plaisirs immédiats et souvent un peu narcissiques que procure la lecture, à mettre en perspective les diverses représentations qu’élaborent les auteurs, afin d’élargir utilement sa réflexion.

 

À propos d’engagement, l’ouvrage de Schoentjes insiste d’ailleurs sur la façon dont, d’une manière quasi générale, le roman français évite de faire l’apologie de tout radicalisme. Effectivement, « la plupart des romans qui problématisent les questions environnementales argumentent de manière pacifique : les personnages qui emportent la sympathie des auteurs sont en majeure partie des non-violents. La littérature retrouve en cela la voix d’une écologie consensuelle, qui en appelle aux bonnes volontés et évite de désigner des coupables trop proches de nous : l’élevage industriel plutôt que le consommateur de viande, les grands groupes chimiques et pharmaceutiques plutôt que l’agriculteur qui traite ses cultures, l’État plutôt que l’automobiliste. » C’est qu’«à notre époque de terrorisme islamiste unanimement condamné, [l’apologie de la violence ] reste malgré tout plus délicat qu’il y a cinquante ans et plus. À l’époque, le contexte idéologique pouvait […] légitimer l’action brutale voire meurtrière dès lors qu’elle était au service de l’autodétermination de peuples colonisés ou d’une plus grande justice sociale. L’écologie n’est pas une cause suffisamment partagée pour que des militants puissent s’autoriser d’elle pour conduire des actions violentes, fût-ce dans l’univers imaginaire du roman. »

 

Qu’en est-il alors ici du pouvoir de la fiction ? L’empathie pour le vivant, la conscience des urgences environnementales auxquelles nous devrions au plus vite répondre, que se proposent de générer la plupart des œuvres qu’analyse Schoentjes sont elles condamnées à ne durer que l’espace d’une lecture, à ne s’imprimer qu’abstraitement à la surface de notre imaginaire ? Devons-nous accuser aussi les romanciers de plus en plus nombreux qui intègrent dans leurs ouvrages les grands thèmes de l’écologie de ne faire que sacrifier à la mode pour contenter les aspirations d’un public davantage avide de distinction symbolique que d’efficacité dans l’action ?

 

On retrouve là certains des éléments de ce vieux débat qui, à propos du témoignage de l’Histoire, opposa naguère le cinéaste et écrivain Jacques Lanzman à Georges Didi-Huberman quant à la possibilité que nous avons de donner sens par la seule vertu de la parole aux drames, aux tragédies que nous entendons dénoncer. La réponse de Schoentjes, se rapproche dans son livre de celle de G. Didi-Huberman, qui dans Ecorces, par exemple, nous fait comprendre que si bien sûr, nous restons toujours à la surface des choses, que de la réalité, à la rencontre de laquelle nous allons, nous ne ramenons jamais que des lambeaux, que dans la grande forêt des mondes dont nous cherchons à reconnaître ou découvrir les chemins, nous ne soulevons que de maigres écorces, nous ne pouvons rester, dès lors qu’une situation nous touche, sans parole et sans voix.

 

Et puis il ne faut pas oublier comme nous le rappelle bien pertinemment Schoentjes, que, face aussi à l’indifférence accrue du grand public pour les sciences dîtes humaines, les ouvrages de fiction, s’ils ne conduisent pas directement à s’engager, s’ils ne sont pas d’une efficacité politique immédiate, contribuent touche après touche et de plus en plus, à créer des réseaux de représentations, tout un substrat d’imaginaire, qui peu à peu, infusant dans les consciences se révèle durablement fertile, étant comme on le sait bien aujourd’hui le lieu principal où s’originent nos plus hautes valeurs. Ainsi, nous habituant peu à peu à considérer l’ensemble du vivant d’une manière différente et pourquoi pas avec les yeux des abeilles, les fictions écologiques ne peuvent que nous permettre d’élaborer ces nouvelles valeurs sur lesquelles nous appuyer pour rendre chaque jour moins impossible l’avènement d’un monde avec lequel, pour reprendre les mots de Bruno Latour – que bizarrement ne cite pas Pierre Schoentjes - nous pourrions, oubliant nos violences premières, entrer en négociation. En toute diplomatie.

 

À condition bien entendu, car la concurrence entre toutes les visions d’avenir n’en finit jamais d’évoluer, que l’imaginaire lié à la présente crise sanitaire recoupe le plus possible celui qu’aura généré l’urgence écologique. Et ne l’offusque pas.



[i] On ne peut reprocher bien entendu à un ouvrage aussi riche et fouillé que celui de Pierre Schoentjes de ne s’intéresser qu’à la littérature romanesque. L’érudition dont fait preuve l’auteur dans ce domaine et la précision de ses analyses sont admirables. On se contentera de remarquer que sur le plan de l’écologie la poésie n’est sans doute pas à la traîne vis-à-vis du roman, même si bien entendu ses approches sont différentes. Je me contenterai de mentionner pour ce qui est du contemporain le travail fondateur de Kenneth White, de Jean-Claude Pinson ou de Michel Deguy. 

[ii] « Peu de livres avant le début de notre siècle qui se soient vraiment préoccupés d’écologie » affirme Pierre Schoentjes qui cite toutefois bien entendu aussi bien Giono, Genevoix, que même Zola ou Jules Verne. J’ajouterai pour l’avoir découvert dans Fabuler la fin du monde de Jean-Paul Engelibert – dont la lecture complètera d’ailleurs très utilement celle du livre de Schoentjes - que c’est en 1805 qu’un certain Jean-Baptiste Cousin de Grainville publie Le Dernier Homme, fable apocalyptique dans laquelle il imagine une catastrophe climatique, consécutive aux outrances des sciences et de la technique, venant détruire l’ensemble de l’humanité.

 


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mardi 8 décembre 2020

PLAISIR DE REGARDER. SUR UNE SCÈNE DE BATAILLE DE VAN DE VELDE LE JEUNE. 1666.


Les scènes de batailles navales sont un genre particulier de la peinture de marines. Un genre que la plupart de ceux qui fréquentent occasionnellement les musées ont l’habitude de dédaigner. Il offre toutefois au peintre l’occasion de multiplier les effets, mettant en évidence l’excellence de son talent. Il offre aussi à l’amateur l’occasion d’une plongée dans l’histoire. De s’interroger aussi, comme toujours, sur ce qui se voit omettre dans toute représentation.

 S’il est de grandes compositions comme celles réalisées pour le Palais des Doges par Tintoret et Véronèse[i] qui accablent un peu le regard par la somme des scènes et des évènements de peinture qu’elles donnent à admirer, on trouve facilement des œuvres plus modestes procurant au regard comme à l’esprit qui le sous-tend, matière à, sinon s’émerveiller, du moins s’activer et ressentir aussi ce plaisir de plus en plus rare aujourd’hui d’échapper aux emballements convenus.

jeudi 26 novembre 2020

EN NOS PROPRES POREUSES ET OSCILLANTES VÉRITÉS. SUR LE BUVEUR DU CARRACHE.


Il aurait pu n’être que l’une de ces multiples figures peuplant la scène agitée d’un immense tableau de Veronese. Ou d’un grand maître flamand. Que l’œil n’aurait finalement repéré qu’au cours d’un patient travelling. Ici Le Buveur du Carrache se voit occuper tout l’espace de la toile et l’on aurait tort de penser que par ce simple zoom le peintre n’ait juste fait qu’isoler un détail ou comme l’ont affirmé certains de ses contemporains et bien des commentateurs à leur suite qu’il ne s’agirait là que d’un caprice d’artiste, fait pour se dégourdir les doigts, une leçon, un exercice d’atelier à destination des blancs-becs, des béjaunes qui touts frais arrivés de leur campagne d’Émilie, de Romagne, s’imaginaient déjà artistes consommés.

En fait, pas plus que Voltaire avec ses Contes dont il parlait comme de « couillonnades », Annibale Carraci ne pouvait évoquer les œuvres de ses débuts comme le Mangeur de fèves ou la Grande boucherie, autrement que de façon apparemment dédaigneuse, le genre consistant à mettre en scène de façon réaliste « la vie basse », étant encore à son époque, en Italie du moins, à inventer. À reconnaître et à théoriser.

mercredi 4 novembre 2020

PETITS MAÎTRES NON DÉPOURVUS D’IMPORTANCE. PIERRE-HENRI VALENCIENNES PEINTRE DE PAYSAGE.

P.H. Valenciennes, Paysage classique avec figures et sculpture, 1788, Paul Getty Museum, Los Angeles

 

 

Sans doute ne suis-je plus assez moderne ou contemporain pour me montrer indifférent au beau travail ainsi qu’à la belle carrière de ce Pierre-Henri Valenciennes qui fut au tournant du XIXème siècle le peintre par lequel, semble-t-il, la peinture de paysage à laquelle nous sommes devenus si sensibles, commença d’acquérir pour elle-même ses lettres de noblesse. Pour le dire à grands traits, Valenciennes fut le lien qui par son exemple et son enseignement conduisit de Poussin à l’impressionnisme, ayant formé dans son atelier puis dans ses cours à Polytechnique comme à l’Ecole des Beaux Arts bien des peintres de talent qui apprirent grâce à lui à regarder vraiment les jardins et les paysages. En fonction des saisons comme des heures de la journée.

Grand voyageur au cours de sa jeunesse qui lui fit en particulier découvrir l’Italie, Valenciennes multipliait devant les mouvantes, émouvantes, architectures du monde les études selon nature, consignant formes, rapports de masses ou rendus de matière, s’intéressant tout particulièrement aux jeux de lumière, aux variations de couleurs issus tant de l’éclat contrasté d’un ciel d’orage que de l’étourdissant flamboiement d’un soleil couchant.

Etude de paysage, Rome

 

La bibliothèque en ligne Gallica offre aux curieux la possibilité de feuilleter virtuellement l’un de ses carnets ramenés de Rome qui lui fournirent par la suite matière à réaliser ces importants tableaux qui bien qu’animés toujours de figures mythologiques s’imposent d’abord à nos yeux comme paysages, paysages composés, où une nature initialement perçue comme vivante, ne joue jamais le rôle d’un décor insignifiant et inanimé mais possède comme il l’écrit « une expression déterminée », parle à l’âme, exerce sur le spectateur « une action sentimentale ».

 

 

P.H. Valenciennes Etude de nuages, 1782, National Gallery, Londres

Romantique donc et classique à la fois, la peinture de Pierre-Henri Valenciennes est portée par « l’ardente ambition de représenter avec justesse et vérité »  - ces derniers mots bien entendu devant être compris de la façon dont ils étaient entendus à l’époque – « le spectacle de la nature ». Un spectacle qui comme tout spectacle est perçu avant tout dans ses effets : imposants et terribles comme lorsqu’il peint la mort de Pline et l’éruption du Vésuve ou simplement inspirant des sensations douces et mélancoliques comme dans ce tableau du Getty Museum où tant de choses se lisent pour moi de la fugacité et du mouvement mystérieux de nos existences sous un ciel qui distribue ses ombres autant que ses clartés.

 

Professeur impliqué, solide et exigeant, Valenciennes soutenait que le simple talent qu’il nommait mécanique du peintre ne pouvait à lui seul suffire à faire de lui un artiste. Il pensait qu’il fallait avoir beaucoup regardé, beaucoup apprécié et pour cela avoir aussi beaucoup voyagé avant de pouvoir peindre un paysage. Il recommandait à ses élèves de lire, de méditer. Afin de développer le plus possible en eux ces parties qu’il appelait « sentimentale et philosophique ». Ce n’était pas encore l’époque où l’art se vit essentiellement dans les esprits en termes, comme diraient les économistes, de « destruction créatrice ». Il se vivait encore, du moins chez lui, sans impatience et par là sans angoisse. Raison pour laquelle comme le suggère Kafka dans ses Préparatifs de noce à la campagne (1), mélancoliquement, il pouvait figurer parfois sur la toile, quelque chose de l’ordre d’un retour au Paradis.

 Note : 

1. "Peut-être n'y -a-t-il qu'un péché capital : l'impatience. Les hommes ont été chassés du paradis à cause de leur impatience, à cause de l'impatience, ils ne rentrent pas". Kafka