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vendredi 29 décembre 2023

À PROPOS DE L’EXPOSITION ROTHKO. VERS UN TOTALITARISME MARCHAND.


 

« Quand j’étais jeune homme l’art se suffisait à lui-même : il n’y avait ni galeries ni collectionneurs, ni critiques, ni argent. Puisqu’il s’agissait d’un âge d’or, nous n’avions rien à perdre et une vision à élaborer. Aujourd’hui ce n’est plus pareil »[1]

 

Il y a quelque chose de l’imposture dans ces retentissants autant que terribles évènements muséaux où les publics sont invitées à « une relation de soi à soi, au plus intime [2] » devant une accumulation d’œuvres sensées les inciter à la contemplation, la méditation, voire à venir ressentir en foules une expérience unique à caractère mystique… Entraînés, poussés, pressés, par le devoir d’admirer, notre petite bourgeoisie touristique éprise comme toujours de distinction s’est mise à se précipiter aux grandes expositions, rendant de plus en plus insupportable ce qu’on appelait autrefois leur « visite », devenue aujourd’hui « parcours », sorte d’épreuve consistant davantage à tenter d’éviter de heurter ses voisins, de se rapprocher comme on peut des tableaux, de s’y placer à bonne distance sans que leur vue n’en soit dérangée par le passage de ces groupes se contentant de ne leur jeter sans s’arrêter qu’un regard fatigué ou de ces obsédés du cliché venus avant tout enrichir leur collection d’images numériques pour se prouver à eux-mêmes ainsi qu’à leurs proches, qu’ils y étaient ! Et qu’ils existent vraiment.

mardi 19 décembre 2023

TROIS FEMMES ET SANS DOUTE AUSSI QUELQUES AUTRES POUR SERVIR D’ANTIDOTE AUX ABAISSEMENTS DU MOMENT.

Au centre, fragment de chaussée romaine. Musée national de Rome. Photo G.G.

 Las des propos hâblards, des courtisaneries à l’envie monnayées sur la toile, de l’étalage effronté de soi, des boursouflures de parole, du vide de la pensée, de la médiocrité des engagements… De cette épaisse bourgeoisie des lettres, enfin, qui ne voit jamais le problème qu’il y a de se recommander, je ne sais pas, de Paul Celan, de Thoreau ou de Pasolini, pour encenser complaisamment les Déroulède du présent…

lundi 24 août 2020

PIÈGES DE LA POÉSIE : POÈMES PHOTOSHOP & PARCOURS DU COMBATTANT.

 

JACQUES MONORY, JARDINAGE N° 17, 1988

Le temps, trop, me fait défaut pour que je puisse toujours témoigner par la publication d’une note de lecture, de ma gratitude à la réception des ouvrages qu’éditeurs ou poètes ont l’initiative de m’adresser. Le temps mais aussi parfois la difficulté, dans un contexte d’excessive complaisance, d’exprimer, sans blesser, les sentiments souvent mêlés que ces lectures avivent. Alors que la critique cinématographique par exemple ou la critique de théâtre peuvent se montrer mordantes parfois jusqu’à l’extrême, il semble qu’on ne puisse parler de poésie qu’en termes dithyrambiques et que cette forme qui se veut la plus exigeante au niveau de sa parole propre n’accepte pour en rendre compte qu’un minimum de franchise. Un discours le plus souvent rapide, complaisant et déguisé.

 

Pour me faire mieux comprendre je prendrai deux ouvrages sur lesquels je repousse depuis plusieurs semaines le désir de dire, sincèrement, quelques mots. Et dont je sais qu’ils ont donné naissance à bien des commentaires dont j’ai pu suivre la trace par la magie de plus en plus efficace du net et des réseaux sociaux.

 

Le joli petit ouvrage d’Estelle Fenzy, d’abord, Le chant de la femme source, amicalement adressé par son éditeur Michel Fiévet, me confirme dans ce que je pense de la poésie de cet auteur, représentative d’une foule de courtes productions qui ne cessent de s’enfermer dans le vocabulaire étroit de la belle nature pour y épancher de façon aimable une sentimentalité respectable certes mais n’ouvrant sur rien de nouveau, de singulier. Le mérite d’Estelle Fenzy est ici celui d’une excellente fabricante qui donne au lecteur peu au fait des avancées de l’écriture poétique de ces dernières décennies, ce qu’il continue d’attendre : des évocations idéalisées, séduisantes, harmonieuses, d’états d’âme attendus lui permettant de se projeter dans un univers factice de concetti qui ne sont pas sans talent, je veux bien, mais dans lesquels le signe l’emporte toujours sur le sens, la manière en fait sur l’idée [1].

 

Ainsi par exemple ce poème :

 

Par longue pluie

 

la rivière

se cabrait se cambrait

lavait ses rubans

gommait ses berges

cousait des draps neufs

dans les roseaux

 

Se déprendrait-elle de nous

 

Il manquait une hirondelle

pour écrire notre histoire

 

Le gros livre de Pierre Vinclair, La Sauvagerie, qu’il a pris soin de m’adresser bien avant sa sortie publique est de tout autre facture, ayant retenu bien davantage mon intérêt, attentif que je suis au travail en profondeur de son auteur qui mène dans le champ poétique actuel un triple voire quadruple travail d’auteur, de critique, de traducteur, que sais-je encore, de responsable de revue et de maison d’édition… L’ambition particulière de ce qu’il nous présente aujourd’hui comme « une épopée totale concernant l’enjeu le plus brûlant de notre époque, la crise écologique, la destruction massive des écosystèmes », reposant sur rien moins que cinq centaines de dizains dont cinquante commandés à autant de poètes contemporains francophones et anglophones, mériterait de ma part une étude infiniment plus fouillée que celle que je m’apprête à donner ici. Qu’on se rassure, la prise que Pierre Vinclair a fini par s’assurer sur le champ poétique actuel fait que son livre n’est pas à court d’échos et de commentaires auxquels on se reportera pour en savoir davantage. Mon propos n’est ici que d’expliquer les raisons qui m’ont retenu d’en faire plus vite état alors même que je pense bien m’être, un des premiers et la plume à la main, penché sur la totalité des poèmes dont ce livre est composé. Pierre Vinclair se réclamant ouvertement de la Délie de Maurice Scève (1544) on m’autorisera de partir d’un passage du Courtisan (1528) de B. Castiglione que m’a tout récemment rappelé une intéressante étude menée sur l’art du portrait dans la première moitié du XVIème siècle, pour faire comprendre ici, de rapide façon peut-être, ma pensée : «Pour avoir souvent réfléchi à l’origine de cette gracia, en laissant de côté ceux qui l’ont obtenu du ciel, j’ai conçu – écrit le diplomate italien - une règle universelle [...] qui consiste à fuir autant que possible l’affectation comme un écueil aussi acéré que dangereux ; et, pour employer peut-être un terme nouveau, user d’une certaine sprezzatura, qui dissimule l’art et laisse entendre que tout ce que l’on fait ou dit est venu sans effort, presque sans y penser. C’est de là, je crois, que provient la gracia. Chacun sait bien que les choses rares et bien faites sont difficiles, de sorte que la facilité en elles engendre l’émerveillement. Et au contraire, faire des efforts et, comme on dit, tirer par les cheveux, créé beaucoup de disgracia et fait accorder peu de mérite à une chose aussi grande soit-elle ». Oui, si le Chant de la femme source en fait trop dans la « grazia », si bien que par rapport à la réalité crue il fait l’effet pour moi d’une photo complètement retouchée sur Photoshop, La Sauvagerie assurément n’en fait pas tout-à-fait assez, sollicitant sans répit l’attention critique de son lecteur, mobilisant quantité de savoirs linguistiques et culturels qui peu à peu l’écrasent. Surtout, à vouloir systématiquement s’enfermer sans renoncer pour cela à la liberté de sa phrase, dans le cadre d’une forme fixe à vers comptés, décasyllabes et alexandrins, cette poésie conduit à des contorsions dont aucune sans doute ne manque d’intérêt mais dont la multiplication fatigue. On me dira bien sûr que la sauvagerie n’a que faire de plaire et de séduire autrement que par son caractère âpre, farouche, hérissé. Et que l’objectif que son auteur fixe à la poésie l’écarte résolument de toute ambition de simplement plaire et servir d’aliment à ce désir mondain de distinction par la culture auquel se réduit trop souvent notre goût affiché des arts et de la poésie. Certes, mais n’y-a-t-il pas quelque contradiction dans le fait d’enrôler la poésie au service d’un « combat » jugé à juste titre essentiel, d’envisager à partir d’elle la possibilité « d’un avenir commun – sur la Terre qui nous doit être, comme la Délie pour Scève, l’objet de plus haute vertu » et du même mouvement, distraire de cette armée de lecteurs de bonne volonté qu’il faudrait pour cela sensibiliser, le plus grand nombre, rebuté par l’excès d’intellectualisme, la multiplication des événements de prosodie et de langue qui sacrifie malheureusement souvent la fin au profit des moyens.

 

Je sais que pour Pierre Vinclair dont j’ai lu avec beaucoup d’intérêt le livre qui double chez Corti la parution de la Sauvagerie [2] que la lecture relève d’un « corps à corps avec le texte, où la noyade (dans la matière verbale) est toujours possible et dont il faudra sortir vainqueur si l’on veut continuer son expérience », mais si j’admets aisément que toute lecture authentique relève d’un travail étroit et parfois difficile de co-construction du sens, je n’aime pas trop l’idée de cette épreuve de force qui sous-tend l’image de l’auteur. Et fait de la lecture l’équivalent d’une course d’obstacles. Tous les lecteurs ne sont pas des champions. Ne sont pas des héros. Et tous ne tiennent pas non plus à tester dans les livres l’endurance et la fermeté de leurs muscles mentaux.

 

Reste qu’à la différence des œuvres comme celle d’Estelle Fenzy, les ouvrages du type de celui de Pierre Vinclair méritent largement qu’on s’y intéresse. Ne serait-ce que par la solidité et l’ampleur des éléments de réalité concrète qui lui servent de matériaux et contribuent à nous permettre d’élaborer, sans illusion, une pensée à la fois large et profonde des problématiques les plus vraiment inquiétantes du temps. Dans une conscience aiguisée de la fragilité de notre séjour, à nous humains, sur cette terre, que des siècles et des siècles de civilisation ne nous ont pas appris – ce serait plutôt l’inverse – à voir pour ce qu’elle est : non pas un monde pour l’homme avec de la nature dedans, mais un monde de vies multiples, pour la plupart bien plus anciennes et peut-être intelligentes que les nôtres, que nous sommes venus impudemment saccager.



[1] Je sais bien sûr qu’on ne fait pas de la poésie avec des idées mais avec des mots. Encore faut-il à ce sujet bien s’entendre. Cette boutade de Mallarmé à son ami Degas ne signifie pas que la poésie n’a rien à voir avec les idées, ce qui serait absurde. Simplement, pour le dire vite, que le poème à la différence de ce qui se passe dans l’utilisation courante du langage laisse l’initiative aux mots, créateurs d’idées si possible nouvelles au lieu de ne voir en eux que les matériaux d’une simple traduction de la pensée.

[2] Agir non agir, éléments pour une poésie de la résistance écologique, éditions Corti, 2020.



lundi 22 juin 2020

POURQUOI NOUS DEVONS LIRE JACQUES PAUTARD.


Une photo que le papillonnage plus ou moins régulier que je pratique sur Facebook m’aura mis sous les yeux m’a récemment rappelé le livre de Jacques Pautard, Grand Chœur vide des miroirs, que je tiens pour une de ces œuvres rares qui en dépit de leur imperfection possède une force à laquelle atteignent malheureusement peu d’ouvrages. C’est notre fierté aux Découvreurs que d’avoir sélectionné il y a quelques années ce livre dont j’ai aussi pu éprouver, pour en avoir publiquement lu quelques extraits lors d’interventions diverses, la bouleversante puissance d’expression à laquelle il s’élève. L’existence de Jacques Pautard fils d’un soldat noir américain et d’une petite paysanne de l’est qui aura dû le placer comme on dit dans des « institutions » ne pourra, aujourd’hui que chacun se voit interpellé par media interposés sur la question du racisme, qu’être pour ses lecteurs l’occasion de creuser un peu plus cette question dont il donne des clés pour l’envisager de façon moins simpliste.
J'espère que la reprise sur mon blog actuel du long article que je lui ai consacré il y a plusieurs années, amènera quelques lecteurs à s'intéresser à ce livre qui vraiment le mérite. 

Ne cherchons pas à le nier: le livre de Jacques Pautard ''Grand chœur vide des miroirs'' (aux éditions Arfuyen), n'est pas un livre totalement abouti. Long, parfois difficile à suivre et inutilement abstrait dans certaines de ses formulations, cet ouvrage risque de rebuter nombre de lecteurs qui ne parviendront pas non plus peut-être à digérer les pourtant puissantes et singulières métaphores qui en soulèvent constamment la langue penchant, par ailleurs, assez peu vers le chant.

Si pourtant nous avons trouvé nécessaire d'inclure cet ouvrage dans notre sélection 2015-2016 du Prix des Découvreurs c'est qu'au-delà de ce que le lecteur pourra - à plus ou moins juste titre - lui reprocher, ce livre reste porté par une nécessité vitale, un questionnement intime de soi-même et du monde dont il existe, je crois, peu d'exemples aussi forts dans la production poétique actuelle. Le lecteur qui en aura le courage - car il faut du courage pour lire de vrais livres - se rendra aussi compte que l'ouvrage de Jacques Pautard, issu d'un douloureux combat pour se découvrir lui-même, aborde des questions qui pour n'être pas d'aujourd'hui, sont cependant devenues parmi les plus pressantes et oppressantes du jour.

Lucien Wasselin a rendu compte dans une note de lecture de la structure générale de Grand Chœur vide des miroirs. Il a bien rappelé l'importance pour la compréhension de ce livre de l'histoire particulière de son auteur. N'y revenons pas. Toutefois je crois que Lucien Wasselin se montre un peu rapide lorsqu'il tend à ramener la rage d'expression de J. Pautard à son caractère métis, au racisme qu'il a eu à affronter du fait de ses origines. Certes, comme l'écrit Wasselin, le poème intitulé Mélanine évoque bien l'importance qu'aura eu dans la destinée de l'auteur le fait d'avoir été, dès sa naissance, perçu différent des autres et de là nié en tant qu'égal et que personne. Ou plus terriblement encore en tant qu'être. Mais ce que ne voit pas Wasselin, c'est que le racisme qu'il incrimine n'en fournit pas l'explication finale. Il n'en est que le révélateur. L'un de ses plus visibles et plus écœurants symptômes.

En fait ce que nous dit et répète J. Pautard tout au long de son livre c'est que l'homme, tous les hommes, souffrent de cette caractéristique fondamentale de leur nature qui est d'être divisée, réfléchie. Et de ne percevoir leur être, qui est esprit mais aussi chair, qu'à travers l'artifice des représentations. Qui ne sont que mirages. Théâtre. Faussetés. Impostures. À cette condition originelle qui est de ne pouvoir s'être jamais qu'en conscience, en mots, en images et jamais en réalité, nul n'échappe. Du coup nul se sait jamais ni ne saura, qui il est, réellement. Son être lui restant toujours à construire à travers de nouvelles et fuyantes représentations. Qui lui compose ce grand chœur vide et fallacieux de miroirs qui donne son titre au livre.

Le raciste, dans cette optique, est justement celui qui replié sur son triste mais avantageux lot simplifié et caricatural d'images les confond avec la réalité et habitant, sans distance aucune, le sentiment d'existence pleine et entière qu'elles lui apportent, assigne l'autre à la prétendue infériorité que son esprit captif l'amène à voir en lui. Ce par quoi, pour sa part, il échappe à l'inquiétude fondamentale et permanente d'être.

Une fois cela posé qui fait je crois le fond structurant de la pensée à l'œuvre dans Grand chœur vide des miroirs dont le long texte intitulé Lanterne magique montre bien qu'il possède une visée tout autant anthropologique que biographique, on comprendra plus facilement les textes différents dont se compose l'ouvrage. Et tout particulièrement l'opposition qu'établit l'auteur entre ces deux centres urbains privilégiés de son histoire que sont la ville de Vesoul dont il brosse le portrait des pages 65 à 95 et celle de Paris sur laquelle se recentre sa réflexion, à la fin de son livre, sur près d'une soixantaine de pages ( p. 123 à 192 )

Vesoul, la petite ville où Jacques Pautard aura vécu - en maison de correction et en apprentissage - une bonne partie de son enfance et de son adolescence, est précisément pour lui le lieu où il aura principalement fait l'expérience de la volonté des autres de l'enfermer, de le nier, dans les images. Ville naine écrit-il petite ville qui ment ! si lamentablement, si désespérément qu'il en viendrait même à vouloir la consoler , n'était qu'à la différence de Paris, Vesoul, comme toutes les petites villes étriquées, bien pensantes, honnêtes, de la terre, enfermées dans leurs certitudes, leurs croyances arrêtées, n'a fait par sa sournoise charité que répondre à ses plus vertes espérances, en le clouant sur sa croix plus sûrement que la haine, en l'établissant inférieur mieux que le pire apartheid.

Ce qui sauve en revanche Paris, ville par excellence du théâtre, n'est évidemment pas son innocence. C'est l'énergie libératrice, qu'artiste en beaux mensonges et martyre en vérités nues, cette ville inconciliée met à jouer de la multiplicité de ses visages, sans jamais s'arrêter ni se figer, acceptant magnifiquement d'être, quant à elle, ce faux seul, par lequel, nous dit l'auteur, vivre s'habite.
C'est ainsi que Paris aura pu être pour Jacques Pautard une expérience majeure de conquête et de compréhension, d'affirmation de lui-même. Cette conquête dont Grand chœur vide des miroirs dessine en creux l'histoire, aura cependant commencé à l'intérieur même déjà de cette maison de correction que dénonce avec force l'un des plus beaux textes du livre intitulé Les Cœurs verts, qui rappellera peut-être à certains ce livre majeur écrit il y a une trentaine d'années par Marie Rouanet, intitulé Les enfants du bagne. Elle aura commencé par le simple éveil de l'intelligence nue prenant conscience de la perversité des éducateurs sadiques. Elle se sera prolongée dans l'amitié grave liant entre elles les victimes de leur cruauté. Se sera élargie en solidarité à tous les sangs humiliés répandus à travers le monde. Car c'est en bas, tout en bas du monde écrit Jacques Pautard que s'apprennent au réel les solidarités humaines (p. 40 ). Et qu'apparaissent parmi ces garçons de force et d'affection sans autres bornes que leur corps (…) ce qu'il est de plus redoutable et de plus précieux aux cités: des gens capables d'engager entièrement leur existence, de prendre vraiment à leur compte le défi d'être des hommes.

Ces tout jeunes êtres niés, que la société veut réduire à leur seul usage pratique ( p. 47 ), en faire les serfs, le bétail que le monde les désirait, ont aussi faim, nous affirme Pautard, de beauté et de pensée. Et c'est, à nos yeux, l'un des mérites fondamentaux de son livre que d'évoquer l'importance vitale que la découverte d'œuvres littéraires et artistiques insoumises comme celles de Rimbaud de Van Gogh mais aussi de Marx, de Gauguin, de Cézanne ou de Picasso eurent pour lui et certains de ses camarades. Cette capacité des grandes œuvres et du savoir à "désemmurer" les esprits, à leur ouvrir des routes, Jacques Pautard craint toutefois qu'elle ait disparu, tant nous dit-il nous avons tout sacrifié de nous aujourd'hui à l'Amérique. Tant aujourd'hui du ciment dont on ouvrait autrefois des fenêtres on dresse aujourd'hui des murs. De même que semble avoir disparu l'ouvrière amitié de la mécanique. La possibilité aussi d'une vie à la seule force de ses bras. Ou d'une vie comme il la célèbre dans le premier et le dernier des textes de son livre, vouée tout entière à l'invention de la route. À cette mise en chantier permanente de soi avec le monde dont elle est, merveilleuse, la chance.

Reste nous dit cependant Jacques Pautard, la poésie qui est une autre façon de prendre aujourd'hui la route. Peut-être. Mais quand on voit le peu d'influence qu'elle exerce, le peu de temps qu'on lui consacre, la superficialité des commentaires que les rares "spécialistes" ou amateurs lui accordent, on peut se montrer un peu moins optimiste. Surtout quand on voit comment aujourd'hui s'est renforcée me semble-t-il la capacité de l'époque à étiqueter chaque chose. S'enclore dans les bien-pensances. Développer ses techniques subtiles de manipulations. En faisant croire à chacun qu'il est. Qu'il existe. Et, unique, qu'il compte ! Quand il n'est que compté. L'ombre même d'un nombre.

On aurait bien des choses à dire sur le livre de Jacques Pautard dont la lourdeur parfois extrême n'empêche heureusement pas de laisser passer le souffle éprouvé et toujours urgent de la vie. Chose aujourd'hui qui n'a pas de prix. Aussi lui souhaitons-nous de trouver ses lecteurs. Qu'il ne devrait pas laisser indifférents. Car, non seulement ce livre est un réquisitoire terrible contre tout ce qui, depuis toujours, constitue le crime toujours insuffisamment pensé de l'homme contre l'homme, une recherche obstinée de compréhension et de construction de soi par delà l'impossibilité reconnue d'y parvenir jamais, mais c'est aussi le poignant et vibrant témoignage d'une vie qui ne se sera jamais résignée et à travers laquelle chacun, qu'il soit victime ou bourreau potentiel, aura sa part encore, noire ET blanche, à reconnaître. À surmonter.

mardi 2 juin 2020

AH ! LA MERVEILLE ! PETITS POÈMES Á VOLONTÉ.

Si l’art ne se réduit pas à des formules, il en fait toutefois grand usage. Permettant à certains d’afficher à volonté, sans fatigue, semble-t-il, et non sans feinte modestie, les fruits de leur intarissable créativité. 

Humoristes, pamphlétaires, sans compter certes, nombre de collègues envieux ou portant plus haut leur estime, se sont amusées à moquer ces merveilleux faiseurs dont les généreuses sécrétions ne trompent finalement que « l’épaisse et morne bourgeoisie des lettres », satisfaite de pure apparence, que croque Virginia Woolf dans son Journal d’un écrivain (13 juin 1927). 

Pierre Jourde n’a pas la réputation d’être tendre. Il sait aussi que l’art est profondément mensonge. Et que la fameuse « authenticité » à laquelle il a consacré tout un livre, est un leurre. Cela ne signifie pas que l’artiste, disons ici le poète car le poète est avant tout artiste, puisse se dire véritablement poète, au prétexte qu’il sache admirablement fabriquer les petites machines à faire poésie que dans certains milieux on appelle poèmes. Dans sa Littérature sans estomac il énumère ainsi les composants de la plupart de ces petits poèmes qui s’échangent toujours aujourd’hui sur les réseaux, provoquant les mêmes commentaires-bateau, suscitant les mêmes admiratives et hypocrites extases.
Sémantiquement, écrit-il, « chaque vers doit contenir une impropriété qui puisse avoir l’air d’une possible métaphore », la métaphore étant par excellence, ce qui fait poétique.
Syntaxiquement, « quelques subordonnées, pas trop, associeront des propositions sans rapport évident du point de vue du sens ».
« Lexicalement, il importe que l’impropriété n’accouple que des termes honorables », jolis, qui permettent « au premier venu de reconnaître le caractère poétique de l’objet ». « Il faudra donc des fleurs, de la mémoire, de l’intime, du noir, du vent, des visages, des enfants, de l’évanoui, de la souffrance, de l’amour, de la nuit, du regard et, bien entendu du silence ».

 Cette charge bien entendu reste des plus sommaires. D’autant que devant la variété des formes que prennent ces petits poèmes il faudrait en dresser toute une typologie. Ce que l’ennui m’empêche ici de faire doutant de l’effet qu’au final peut aujourd’hui produire un pauvre billet de blog. Rédigé de surcroît par un presque anonyme, dépourvu d’avenir comme du moindre pouvoir institutionnel. Disons pour aller à l’essentiel que l’élément commun de ces diverses productions reste le souci constant de persuader le commun des lecteurs de l’ampleur de sa sensibilité, de la profondeur de sa réflexion et du caractère extraordinaire de sa façon quotidienne d’être au monde. Un monde auquel le vague des mots et l’artifice astucieux de leurs associations confèrent un faux mystère. Une existence postiche. Surtout quand l’auteur se réclame du sentiment le plus sincère.

 De fait la grande majorité de ces jolies fabrications vient de petits bourgeois, bourgeoises, sympathiques ou pour reprendre encore une fois les mots de Virginia Woolf de petites personnes charmantes, propres, sensibles qui « en dehors de cela qui ne porte pas loin et n’illumine guère » se plaisent à s’exprimer « comme cela doit être ». Non plus aujourd’hui comme au siècle dernier : « léger, sûr, proportionné, et même émouvant », mais énigmatique, cosmique, ébaubissant. Mêlant de préférence tous les ordres de la nature dans des aphorismes vagues qui ne sont que des phrases. Quand ce ne sont pas de minuscules trivialités relevées d’un jet gluant de sentimentaliste fade.

 Bon. Inutile d’en rajouter. La poésie est un art qui plus que d’autres sans doute prête à la caricature. Sans doute car chacun étant aujourd’hui plus ou moins agrégé de lettres, croit en posséder le métier ou pouvoir intervenir à sa façon dans le langage. Pour y faire prospérer son petit capital symbolique. J’avais au départ simplement l’envie de faire découvrir un texte drôle pioché dans une anthologie de l’humour moderne, intitulée Fumisteries et présentée par Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin, un texte également présent dans le recueil de 50 contes choisis et présentés par Grégory Haleux, récemment paru aux éditions de l’Ethernité et intitulé Les Aventures du poète. Ce texte d’un auteur dont le nom ne dira sans doute rien à la plupart est d’un certain Georges Auriol, a été publié pour la première fois dans le Chat noir du 6 mars 1889. Intitulé Manufacture de sonnets, c’est une fantaisie qui moque le caractère artificiel des productions poétiques de l’époque. Hasard ou pas, croyant me souvenir de l’avoir déjà lu quelque part, j’en retrouvai la mention dans le livre ci-dessus évoqué de Jourde. Qui m’a conduit si j’ose dire à ces divagations.
Mais pour conclure et quoi que sur moi l’on colporte
Et pour le reste avant de refermer la porte
Pour le reste, dussè-je ici m’en claquer l’aorte*, 
« Je laisse au lendemain son air mystérieux,
Et mon esprit flâneur suit à travers les cieux
Le rêve qui troubla l’âme du vieux cloporte »**


NOTES
* synérèse audacieuse, certes, à la fin de cet alexandrin mais en parfaite adéquation, conviendront les plus fins, avec le thème abordé.
** Chute d’un sonnet fabriqué d’Auriol dans lequel je me suis fondu pour mieux laisser tomber.

dimanche 26 avril 2020

HOMMAGE : PIERRE GARNIER: UNE LIBERTÉ EN MOUVEMENT


Si Pierre Garnier nous a quittés, il y a maintenant plus de 6 ans, l'oeuvre qu'il laisse mérite toujours d'être interrogée, méditée. Comme celles de tous ces vrais poètes qui se sont employés non pas à se fabriquer une image, mais à resserrer  toujours davantage le lien qui  rattache la parole à la vie et la vie à la parole. C'est pourquoi nous reproduisons ici l'article que nous avons consacré à l'un de ses touts derniers livres sélectionné à l'époque pour le prix des Découvreurs.

Peut-être qu'on ne voit pas assez comment tout le génie de la culture consiste aussi à emprisonner les choses dans les mots, les mots dans les idées. Les idées dans les systèmes. Le tout s'abâtardissant finalement dans le prêt à penser aujourd'hui de l'industrie politico-culturelle qui permet à chacun ce luxe de pouvoir affirmer librement et hautement des opinions fabriquées en dehors de lui.

C'est ce qui fait à nos yeux tout l'intérêt de la démarche que mène avec constance depuis plus d'un demi-siècle maintenant le poète Pierre Garnier dont les éditions de L'herbe qui tremble viennent de sortir (louanges) un livre où ceux qui suivent le travail de Garnier comme ceux qui ne le connaissaient pas trouveront matière à s'émerveiller d'une poésie qui sur la base des moyens les plus simples, parvient à renouer à chaque instant le fil toujours fuyant des mots avec les choses. Dans une rencontre où, chacun, le mot comme la chose, se trouve comme excité, ranimé, revitalisé, par leur mise en contact réciproque.

Certes, à bien y réfléchir, c'est moins de la chose qu'il s'agit que de ce que les savants linguistes de notre adolescence appellent le signifié. C'est à dire la représentation mentale, en fait imaginaire, de la chose. Mais ne négligeons pas toutefois que c'est par le signifié, par tout ce qui s'accroche à lui d'attention, de résonance profonde aussi en nous, que nous penchons vers les choses. Que nous appelons le monde. Quand ce dernier, de son côté, nous bousculant à son tour, ne cherche pas en nous, les réclamant, les mots dont il a besoin, lui aussi, pour se dire.

Bien entendu encore, notre esprit est complexe. Et le monde, si l'on en croit les journaux mais aussi l'innombrable littérature, n'est pas non plus tout simple. Et c'est pourquoi les touts derniers poèmes de Pierre Garnier qu'on trouvera dans (louanges) ont ceci pour nous d'irremplaçables: ils manifestent à quel point la poésie n'a pas besoin d'être laborieuse, intellectualisée à l'extrême, pour exister. Qu'elle est capable de parler au vieillard aussi bien qu'à l'enfant. A celui qui dispose d'un réservoir de quelques milliers de mots comme à celui qui n'en maîtrise encore que quelques petites centaines. Nous ne voulons pas faire ici l'éloge de l'ignorance. Et de la facilité. Ni de l'antiélitisme primaire. Nous savons à quel point la connaissance élève. Mais à la condition qu'elle soit accompagnée d'une véritable sensibilité. Qu'elle conserve son inquiétude. Sa capacité aussi à toujours s'interroger. S'émerveiller. Dans le souci d'atteindre une plus grande liberté.

Cette sensibilité, cette capacité d'émerveillement qui rend proche de l'enfance, on la retrouve en effet de manière évidente dans la poésie de Pierre Garnier. A travers cette obsession dont témoignent ses poèmes spatiaux de libérer l'inépuisable énergie de notre imaginaire en affirmant par la multiplication des légendes, la capacité d'irradiation quasi infinie des formes les plus simples. Dans les poèmes de Garnier, du bout de ses brindilles, chaque arbre refait incessamment le monde. Rien n'est jamais immobile. Même le modeste petit fleuve, la Somme, se lève de son lit, pour survoler les terres. Question ici de regard. Rien, de fait, emprisonne. Et c'est la magie de la barque, même la plus étroite, qu'elle élargit les rives.

Ainsi, face aux verrous multiples qui nous ferment les portes incertaines du monde, la poésie de Pierre Garnier accomplit le voeu de Michaux qui enjoignait à chacun d'éparpiller ses effluves. D'écrire "non comme on copie mais comme on pilote" pour être fidèle à son transitoire. Ce besoin de libérer la pensée, le geste, va chez Pierre Garnier, semble-t-il, chaque jour, plus loin, comme en témoigne le passage, dans certains de ses poèmes spatiaux, du texte dactylographié à l'écriture manuscrite. L'imprimerie n'est-elle pas aussi comme l'affirmait l'inventeur des logogrammes, le poète Christian Dotremont , une autre forme de dictature ? Ne tue-t-elle pas la moitié de l'écrivain en tuant son écriture ? Précisant qu' "imprimée, ma phrase est comme le plan d’une ville; les buissons, les arbres, les objets, moi-même nous avons disparu. Déjà lorsque je la recopie, et me fais ainsi contrefacteur de mon écriture naturelle, elle a perdu son éclat touffu; ma main est devenue quelque chose comme le bras d’un pick-up."

On n'en finit jamais d'avancer sur le chemin des libertés .


mardi 14 avril 2020

NOUVELLES DU PRIX DES DÉCOUVREURS.

Notre dernière sortie : avec les lycéens de Calais, découverte, rue Férou, à Paris, du Bateau ivre de Rimbaud.

Difficile, au moment où, du fait de la fermeture des établissements scolaires, nous voici contraints de renoncer à attribuer le Prix des Découvreurs 2020, de nous remettre à préparer l’édition à venir. Un quart de siècle déjà que nous nous sommes lancés, parmi les touts premiers, dans cette aventure de faire lire la poésie qui s’écrit de leur temps, aux jeunes des écoles, avec la perspective de leur faire découvrir la nécessité profonde, pour les humains que nous sommes, de relancer toujours, par toutes les ressources de notre savoir, de notre sensibilité et de notre imagination, la relation fondamentale que nous entretenons, par la parole, avec la vie.

La façon dont nous voyons aujourd’hui que notre action est un peu partout reprise nous inciterait presque à mettre désormais un terme à l'entreprise, n’était le désir de ne pas laisser ainsi le dernier mot aux puissances mortifères que nous avons toujours tenté, dans notre domaine propre, avec les moyens qui nous ont été donnés et les ressources personnelles que nous avons pu mobiliser, de repousser. Notre objectif, ne nous le cachons pas est profondément politique et non pas culturel. Ne visant à rien moins qu’à faire habiter le plus tôt et le plus largement possible, par chacun, notre maison commune de parole. Mais de parole vraie. Ouverte. Et si possible réflexive.

Nous donnons donc rendez-vous dans les semaines qui vont suivre à nos amis enseignants dont nous avons la certitude qu’ils auront, plus encore qu’hier, à s’interroger sur les contenus, le sens et les modalités de ce qu’il leur appartient de transmettre aux jeunes qu’ils ont pour mission de construire et d’éveiller. Il y aura de plus en plus pour eux à inventer. Á trouver. Dans de nombreux domaines, bien entendu. Mais surtout, croyons-nous, dans celui essentiel, de la parole. Dont nous savons à quel point elle oriente toujours l’action, bonne ou mauvaise, des hommes.

Nous espérons qu’ils trouveront alors, dans nos propositions comme dans la riche documentation que nous continuerons à leur fournir, dans notre blog, toujours plus de richesse et de bonne énergie à puiser.

vendredi 21 février 2020

GUERRE AUX RESTAURATEURS ? UNE HALTE Á PIERREFONDS.

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Qu’est-ce qui peut bien constituer l’authenticité d’un monument ? Est-ce principalement comme semble le penser la majorité d’entre nous, la persistance dans le temps de ses matériaux d’origine. Auquel cas rien, nous venant des plus lointains passés, ne sera plus authentique bien entendu qu’une ruine. Ou, comme c’est par exemple le cas pour la tradition japonaise, la forme qui porte son esprit ou pour mieux dire le modèle immatériel qui aura pu dans le passé en susciter la construction et par la suite son usage.

Á ce moment de notre petite histoire nationale où nos responsables politiques auront à se prononcer sur les suites à donner à l’incendie de Notre-Dame-de-Paris, ces questions naturellement se posent. En des termes je veux bien le croire beaucoup plus complexes encore. C’est pourquoi je ne crois pas inutile de partager sur ce blog quelques réflexions qui me sont venues à la suite d’une visite du Château de Pierrefonds qu’on peut finalement considérer comme emblématique d’un type de restauration penchant plutôt du côté de la conception japonaise. Viollet-le-Duc n’a-t-il pas là, dans sa quête du monument perdu situé l’authenticité dans la reconstruction, à force de plongées dans le passé et d’un inlassable travail d’observation et de connaissance mais à partir aussi des matériaux et des techniques de son temps, d’un modèle idéal de gothique capable de parler à nouveau à l'esprit.

On trouvera dans ce dossier outre mes réflexions sur le site et quelques rapides recommandations pour le séjour, deux textes particulièrement intéressants que je donne dans leur intégralité, l’un d’Anatole France exprimant ses réactions à la découverte de Pierrefonds juste après sa restauration, l’autre de Victor Hugo, un  pamphlet magnifique et bizarrement très peu connu, que je recommande vraiment à tous pour sa verve inimitable et pour les multiples échos qu’il peut faire à notre sombre actualité.