Boulonnais depuis toujours, j’ignorais tout de l’existence, depuis le XVIIème siècle, dans la bocagère région d’Hardinghen, de ces « champs souterrains grands comme des océans » que mon ami Yannick Kujawa aura entrepris d’évoquer à travers la pathétique histoire d’une fille « toute blanche dans un noir d’encre ». J’aurai donc si longtemps parcouru, à pied, à vélo, en voiture, ce territoire, sans jamais soupçonner qu’il y eut là des mines de charbon, les premières apparemment à avoir été dans le Nord exploitées, exploitées en l’occurrence étant le mot juste, puisqu’y descendaient pour quelques malheureux sous des enfants des deux sexes qui n’y faisaient pas long feu.
Comme je l’écrivais il y a une bonne dizaine d’années à propos d’un poème de l’irlandaise Eawan Boland, évoquant une gravure[1] illustrant toute l’horreur de la Grande Famine du milieu du XIXème siècle qui réduisit de plus d’un quart la population irlandaise en l’espace de quelques années, le grand art, même s'il dénonce avec le plus de force, la misère infligée aux femmes, s'apparente souvent quand même, par la brutalité de sa technique à un rapt, un viol, arrachant à jamais le corps représenté, à son air natal, pour l'emprisonner dans sa page. Du coup devenue cage. Rien de tel dans l’ouvrage de Yannick Kujawa qui, dans une grande simplicité de trait, une disposition d’esprit profondément empathique à l’égard des humbles, réinstalle poétiquement son personnage de Blanche au cœur de cette beauté cosmique qui continue pour elle, dans ses immenses dimensions et d’espace et de temps, de faire paysage à ses plus profondes détresses. Par quoi c’est tout son être qui s’en trouve exhaussé. Alors certes, on dira que cette histoire faite pour nous serrer la gorge cherche quand même par là à nous rendre comme l’écrivait Paul Celan, le chagrin habitable. Mais n’est-ce pas aussi parfois, dans ces temps d’assez grande sécheresse, ce dont nos cœurs ont besoin. Comme des belles figures de martyrs et de saints de Fra Angelico.
J’y reviendrai.
EXTRAITS
1.
Cela fait déjà quelque temps qu’on creuse dans le Boulonnais, au petit bonheur la chance. Il y a, dans cette campagne salée, des trous, pas très larges, des chevaux qui tournent pour activer les baritels. Sans les chevaux, ces tambours autour desquels les cordes s’enroulent et se déroulent ne tournent pas ; on n’entendrait pas non plus les poulies s’activer, ni les seaux apparaître, disparaître.
*
Parfois, Blanche s’arrête à quelques pas de là. Le vent de la Manche court sur l’herbe verte des pâturages, secoue gentiment les bocages, caresse par bourrasques les reliefs du paysage, sa nuque. Elle donne son visage à ce bleu parcouru de bons gros nuages ; là gris, ici étincelants. Elle s’en emplit les poumons. C’est frais et bon. D’une humidité belle, gaie. Ses narines encombrées sifflent ; les larmes lui montent aux yeux. Elle laisse glisser le manche du pic le long de sa jambe, comme si elle lâchait l’ancre. Elle va descendre sous le niveau de la mer ; peut-être trouvera-t-elle dans la pierre de nouvelles empreintes de fougères, ou de coquillages. Il y a là-dessous tout un monde qu’elle ne comprend pas. Le Monde, dirait-on, est plus haut qu’il n’a été. Il y a eu le Déluge, l’Arche de Noé ; mais le curé ne peut pas tout expliquer.
2.
Malgré la caillasse, les entailles, les griffures, les croûtes de sang séché, Blanche fait presque corps avec cette grande masse qui paraît n’avoir aucune dimension. C’est comme si l’univers entier était de même nature que ce qu’elle a sous les yeux, dans les reins. Le ciel, la nuit, ici, se révèlent peu à peu à elle. Sa taille n’est peut-être qu’un tombeau toujours plus chaud, toujours plus humide, où l’on sanglote de tout son corps, agité par les larmes, le ventre acide et creux ; elle continue à descendre. C’est comme un appel. Elle n’entend pas de voix : elle sent en elle cette force puissante et muette. Elle descend dans cette mer solide comme sans limites. Elle passe le doigt sur un fossile, sur le dessin des tiges et des feuilles, sur les reliefs. Sa main tremble, et c’est tout autant à cause de son épuisement que de ce qu’elle pressent derrière ces images étranges, qu’on dirait dessins ou gravures. Tout cela n’est plus, mais a vécu. Descendre. Dans le Temps ; aux origines du Monde ; là où tout a commencé. Là où il n’y a plus ni commencements ni fins.
[1] Bien sûr ce souvenir a été chez moi appelé par ce terme de taille qui s’applique aussi bien à l’univers de la mine qu’à celui de la gravure. Tout le titre d’ailleurs de l’ouvrage peut-être pris en référence à l’univers des arts dits plastiques. Ajoutons que Y.K. introduit dans sa fiction un personnage de jeune homme qui projette de graver sur une planche de bois qu’il a d’abord soigneusement préparée, quatre gravures dont le sujet de la première est présenté comme suit : « Outre-Manche, filles et garçons travaillent dès l’âge de cinq ans : dans les galeries, ils s’occupent des trappes d’aération. Donc, un trapper ouvrant le passage à un chariot plein à ras bord poussé par deux autres enfants et qui paraîtra immense. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire