mercredi 24 septembre 2025

SUR JAN BRUEGHEL L’ANCIEN. LE MONDE EST NOTRE LIEU.


 Je ne sais si Jan Brueghel l’Ancien dont j’ai pu voir ou revoir certaines œuvres il y a quelques semaines au musée des Flandres de Cassel où était évoquée sa collaboration avec l’anversois Van Balen, frottait bien d’un jus d’ail ses cuivres pour en accroître l’adhérence, ni si c’est à ce support singulier, plus lisse que le bois ou la toile et surtout moins absorbant, que sa touche doit de nous paraître plus lumineuse et subtile, le fait est que ses paysages ont quelque chose d’alléchant, sapide, frémissant, offrent des profondeurs qu’on a comme envie de traverser, des espaces qu’on s’imagine à son tour pouvoir pénétrer sans s’y perdre. Que ses compositions soient animées de dizaines voire de centaines, de tout un flot, d’humains qui s’agitent, ou ne présentent au contraire que quelques figures réduites d’ermites ou de chasseurs,  Jan Brueghel l’Ancien nous montre un paysage plein, c’est-à-dire, saisi, dans toute l’intensité d’une forme pensée non plus comme décor, secondaire ornement, mais  présence essentielle. Puissamment sublimée. Qu’on rêve à son tour d’habiter.

Jan Brueghel l’Ancien était miniaturiste. Il suffit de regarder son impressionnant Grand Marché aux poissons de la Alte Pinacothek de Munich pour comprendre tout ce qu’il doit à cet art particulier. Là, sur moins d’un mètre de large sur 60 centimètres de haut c’est plus d’une centaine de personnages s’affairant à toutes sortes d’activités suscitées par le commerce du poisson qu’il représente, cette fois sur un support de chêne, dans le seul tiers inférieur du tableau. Si ce dernier ne figure pas dans l’exposition de Cassel, cette dernière nous fait bien comprendre que la même précision, jointe à une même multiplicité dans le choix et le traitement des détails, Jan Brueghel les applique au rendu de la nature. Une nature dont il aura célébré avec une attentive constance l’infinie prodigalité des formes colorées.   

Revoyant le Paysage avec ermite de la Pinacoteca Ambrosiana de Milan, peint aux alentours de 1596, sans doute à son retour d’Italie, je ne peux m’empêcher de penser à l’abîme qui sépare notre peintre flamand de ces peintres toscans qui, deux siècles plus tôt, réintroduisirent[1] dans l’espace pictural de leur temps, le paysage. Ce ne sont au début qu’enrochements fantastiques sur lesquels s’élèvent isolés quelques arbres grossiers, des abrégés d’architectures stéréotypées. L’auteur du Libro dell arte, Cennino Cennini qui était aussi peintre, ne conseillait-il pas à ses confrères désireux de peindre des montagnes de manière qui paraisse naturelle de prendre « de grosses pierres, grossières et non polies » et de les dessiner « d’après nature, en y distribuant de la lumière et des ombres » au gré de leur discernement[2].

La Thébaïde de Fra Angelico, 1420, Musée des Offices Florence

Certes, on ne passe pas de cette conception de la peinture de paysage à notre peintre flamand sans transition. Et les paysages de ce dernier, héritiers déjà de ceux de son père, le sont aussi à travers lui de ceux de Patinir, sans compter de dizaines et de dizaines d’autres qui de l’Italie à la Flandre en passant par l’Allemagne de Dürer puis d’Altdorfer, auront permis de mettre au premier plan la grande peinture dite de paysage. Jan Brueghel l’Ancien sans doute n’invente rien. Mais il suffit de comparer son art à celui d’apparence très proche de son aîné le peintre Coninxloo, qu’il aura côtoyé à Anvers, pour réaliser à quel point il le dépasse par la maîtrise de son rendu, l’élégance minutieuse de sa touche et sa capacité, ouvrant puis animant mieux que tout autre ses paysages, les embellissant aussi de mille et une fleurs ou plantes, à nous offertes au premier plan, à nous rappeler que le monde est un lieu dont nous sommes les hôtes. Bienvenus certes, mais passagers.



[1] J’écris « réintroduire » car le paysage est loin d’être absent de la peinture antique, principalement romaine.

[2] Libro dell Arte, édition anglaise traduite et commentée par Lara Broecke, 2015, p. 125.

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