
Je ne sais si Jan Brueghel
l’Ancien dont j’ai pu voir ou revoir certaines œuvres il y a quelques semaines
au musée des Flandres de Cassel où était évoquée sa collaboration avec
l’anversois Van Balen, frottait bien d’un jus d’ail ses cuivres pour en
accroître l’adhérence, ni si c’est à ce support singulier, plus lisse que le
bois ou la toile et surtout moins absorbant, que sa touche doit de nous
paraître plus lumineuse et subtile, le fait est que ses paysages ont quelque
chose d’alléchant, sapide, frémissant, offrent des profondeurs qu’on a comme
envie de traverser, des espaces qu’on s’imagine à son tour pouvoir pénétrer
sans s’y perdre. Que ses compositions soient animées de dizaines voire de
centaines, de tout un flot, d’humains qui s’agitent, ou ne présentent au
contraire que quelques figures réduites d’ermites ou de chasseurs, Jan Brueghel l’Ancien nous montre un paysage
plein, c’est-à-dire, saisi, dans toute l’intensité d’une forme pensée non plus
comme décor, secondaire ornement, mais
présence essentielle. Puissamment sublimée. Qu’on rêve à son tour
d’habiter.
Jan Brueghel l’Ancien était
miniaturiste. Il suffit de regarder son impressionnant Grand Marché aux
poissons de la Alte Pinacothek de Munich pour comprendre tout ce qu’il doit
à cet art particulier. Là, sur moins d’un mètre de large sur 60 centimètres de
haut c’est plus d’une centaine de personnages s’affairant à toutes sortes
d’activités suscitées par le commerce du poisson qu’il représente, cette fois
sur un support de chêne, dans le seul tiers inférieur du tableau. Si ce dernier
ne figure pas dans l’exposition de Cassel, cette dernière nous fait bien
comprendre que la même précision, jointe à une même multiplicité dans le choix
et le traitement des détails, Jan Brueghel les applique au rendu de la nature.
Une nature dont il aura célébré avec une attentive constance l’infinie
prodigalité des formes colorées.
Revoyant le Paysage avec
ermite de la Pinacoteca Ambrosiana de Milan, peint aux alentours de 1596,
sans doute à son retour d’Italie, je ne peux m’empêcher de penser à l’abîme qui
sépare notre peintre flamand de ces peintres toscans qui, deux siècles plus
tôt, réintroduisirent
dans l’espace pictural de leur temps, le paysage. Ce ne sont au début
qu’enrochements fantastiques sur lesquels s’élèvent isolés quelques arbres
grossiers, des abrégés d’architectures stéréotypées. L’auteur du Libro dell
arte, Cennino Cennini qui était aussi peintre, ne conseillait-il pas à ses
confrères désireux de peindre des montagnes de manière qui paraisse naturelle
de prendre « de grosses pierres, grossières et non polies » et
de les dessiner « d’après nature, en y distribuant de la lumière et des
ombres » au gré de leur discernement.
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La Thébaïde de Fra Angelico, 1420, Musée des Offices Florence |
Certes, on ne passe pas de cette
conception de la peinture de paysage à notre peintre flamand sans transition.
Et les paysages de ce dernier, héritiers déjà de ceux de son père, le sont
aussi à travers lui de ceux de Patinir, sans compter de dizaines et de dizaines
d’autres qui de l’Italie à la Flandre en passant par l’Allemagne de Dürer puis
d’Altdorfer, auront permis de mettre au premier plan la grande peinture dite de
paysage. Jan Brueghel l’Ancien sans doute n’invente rien. Mais il suffit de
comparer son art à celui d’apparence très proche de son aîné le peintre
Coninxloo, qu’il aura côtoyé à Anvers, pour réaliser à quel point il le dépasse
par la maîtrise de son rendu, l’élégance minutieuse de sa touche et sa capacité,
ouvrant puis animant mieux que tout autre ses paysages, les embellissant aussi
de mille et une fleurs ou plantes, à nous offertes au premier plan, à nous rappeler
que le monde est un lieu dont nous sommes les hôtes. Bienvenus certes, mais
passagers.
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