L'Equilibre des forces, Carel Willink |
Invité dernièrement à suivre l’intéressante journée
professionnelle consacrée aux événements littéraires de la région Hauts-de-France
par la jeune et valeureuse Agence Régionale du Livre et de la Lecture, je
voudrais revenir sur l’importante question malheureusement toujours un peu
escamotée de cette fameuse « plus-value » existentielle et culturelle
que les organisateurs de rencontres personnalisées autour du livre comptent
par-là apporter à leur public et qui, en principe, justifie pour l’essentiel, l’investissement
souvent « énorme » qui est le leur.
Il est toujours pour moi frappant de constater que chez la
plupart des divers acteurs qui interviennent dans la « fabrication »
de ces évènements ou dispositifs, le fait de travailler à accroître dans
nos sociétés, auprès des publics les plus divers, la présence du livre
accompagnée ou pas de celle de son auteur, relève d’une sorte d’évidence. Qu’il
serait suffisant d’éprouver, de partager, de sentir. Comme si cela ne méritait
pas quand même d’être questionné plus avant. Interrogé davantage en profondeur.
Réfléchi de façon plus large. Discuté de manière plus argumentée.
Je me réjouis donc de voir que nos amis de l’AR2L des Hauts
de France sont animés d’une ambition autre que strictement administrative, comptable
ou communicationnelle. Ne se contentant pas des formules un peu creuses tenant
lieu de pensée parmi les têtes molles « cucullisées » comme dirait Gombrowicz par l’idéologie
convivialiste de notre époque.
J’ai suffisamment recueilli de témoignages, directs ou
indirects, participé moi-même à suffisamment de rencontres, pour savoir
qu’elles sont loin d’être toujours performantes et de répondre de façon
satisfaisante à toutes les attentes. En ces difficiles matières le désir, les
bons sentiments comme la bonne volonté sont assez loin de suffire. Comme le rappelle
fort opportunément par exemple, mais je pourrais en citer quelques autres, le petit livre grinçant du poète Joël Bastard, Chasseur de primes, paru il y a quelques années à la Passe du vent.
Il ne s’agit bien entendu pas de décourager les volontés de
celles et ceux qui, aimant la lecture et se cherchant aussi dans le monde,
mieux qu’une occupation, une vraie cause à défendre, militent pour rendre la
littérature et ce qu’elle représente, plus accessible et en faire l’objet dans
nos sociétés beaucoup trop verticalisées, d’un véritable partage. Mais dans un
domaine relevant d’intérêts si fortement divergents et capables parfois de se
dissimuler sous les slogans les plus illusoires, inciter chacun à s’interroger
sur la nature exacte des enjeux et l’apport véritable des pratiques auxquelles
il sacrifie, ne peut qu’aider à promouvoir des engagements plus conscients et
sans doute plus efficaces.
À chacun bien sûr d’apporter sa contribution dans cette
réflexion. Et notre position, dans ses grandes lignes, est relativement claire.
Forts des analyses de penseurs auxquels nous faisons régulièrement référence et
qui nous ont convaincus de l’extrême dépendance dans laquelle nous sommes tenus
par les structures technico-culturo-financières dont l’emprise se fait de plus
en plus forte chaque jour, nous partageons les conclusions auxquelles aboutit
le tout dernier ouvrage d’Yves Citton, MEDIARCHIE, qui nous invite à « multiplier les anti-environnements suscités
par les expériences artistiques de tous niveaux et de tous types, de façon à
favoriser l’émergence de nouvelles capacités d’attention et de perception».
Et voulons avant tout considérer l’auteur, comme l’exemple et non pas le
modèle, d’un individu qui, par le travail qu’il a pu accomplir sur le media
qu’il utilise, est parvenu à se sortir de l’assujettissement que cherchaient à
lui imposer les diverses grammaires sociales, pour faire de lui, autant qu’il
peut, ce Sujet critique un peu plus libre et lucide surtout, que nous devons
viser à devenir. Tous et chacun. Dans sa parole et dans sa langue.
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