mardi 7 juillet 2020

HONORABLES ARTISTES !


Alexandre Guerassimov, Staline et Vorochilov contemplant la ville de Moscou.
Il est l’auteur en tant que Président de l’Union des peintres soviétiques, d’un texte appelant dans la Pravda (11/08/1947) à ostraciser toute forme d’art éloignée du réalisme socialiste retranchant du champ de l’art non seulement toutes les formes héritées des exceptionnelles avant-gardes russes du premier quart du siècle mais toutes les œuvres n’allant pas dans le sens de la glorification du pouvoir et de la grandeur de ses réalisations. Il sera celui aussi qui quelque temps plus tard fera fermer en 1948 les salles du musée du nouvel art occidental de Moscou. Il sera pour cela récompensé à 4 reprises par le prestigieux et très bourgeoisement doté Prix Staline. Alexandre Guerassimov fait partie de ces artistes sans génie comme sans réelles convictions mais qui profondément habiles, matois (son père était marchand de bestiaux), auront choisi d’utiliser leur talent pour se faire une place à l’intérieur de la société. Ce qui ne serait pas si grave – j’oublie ici bien sûr le cas particulier du régime soviétique - si de tels hommes en art comme en politique n’en venaient à ruiner chez les autres toute confiance et toute estime dans leurs institutions.

PETITS ARRANGEMENTS ENTRE AMIS.



Peint en 1933 par Alexandre Guerassimov, ce tableau reconstitue à sa manière l’un des moments fondateurs de l’évolution de l’art soviétique. Trois artistes, Isaac Brodsky, Yevgeny Katsman et Alexandre Guerasimov lui-même, sont ici représentés en compagnie du Maréchal Vorochilov dans la datcha du maître du Kremlin qui les accueille. On peine à imaginer dans ce décor idyllique qu’autour de cette table accueillante et chaleureuse c’est le sort même des meilleurs artistes soviétiques du moment qui est en train de se jouer. C’est que les trois compères sont venus avancer leurs pions dans le conflit qui les oppose à ceux pour qui l’art est avant tout recherche et liberté. Et assurer de leur total soutien le camarade Kuba qui lui a décidé de l’employer pour en faire l’instrument de sa propagande et le mettre dorénavant au service du mensonge d’état. C’est dans les petits dîners entre amis que se décide le plus souvent le sort des choses. Guerassimov le sait qui, ne défendant que lui-même, s’est d’abord attaché l’amitié de Vorochilov qui ensuite lui a permis d’accéder à Staline. La composition du tableau est d’ailleurs bien révélatrice. S’il s’est, par un très apparent souci de discrétion, placé au second plan, il a pris soin sur l’image de se figurer entre les deux grands dirigeants susceptibles de faire avancer sa carrière, reléguant ses camarades artistes sur les bords de la table et poussant même la malice jusqu’à épaissir leurs traits, les figer dans une raideur qui contraste avec la manière dont il s'est représenté lui-même : regard vif, en train de dessiner, pipe à la bouche, un Staline bon enfant, jouant au maître d’école. 


Evgeny Katsman
À partir de ce moment l’art soviétique allait changer de visage. Et plus le pays allait du fait des famines et des grandes purges que l’on connaît s’enfoncer dans la misère et la peur, plus il allait, quant à lui, rayonner d’enthousiasme, d’élan et couvrir ses figures de joies et de sourires.

dimanche 5 juillet 2020

BONNES FEUILLES. INGÉNIEURS DE L’ÂME DE FRANK WESTERMAN.

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Vraiment. Un livre qui mérite, que dis-je ? qui devrait, être lu par tous ceux que préoccupe la relation entre pouvoir, volonté politique et réalité. L’auteur, hollandais, est ingénieur hydraulique et s’intéresse en particulier à la façon dont la littérature a répondu sous la pression du pouvoir soviétique à l’injonction d’accompagner la transformation radicale du système hydrographique de l'énorme territoire qu'il gouverne, moins pour améliorer les conditions de vie de tous que pour imposer aux yeux du monde l’idée de la supériorité d’un régime capable de dompter les forces les plus apparemment incontrôlables de la nature. C’est vivant. Précis. Concret. Désespérant aussi car on aurait bien tort d’imaginer que les délires autoritaires, l’arrogance technocratique, les prétentions théoriques à enfermer la réalité, la folie technologique et le gaspillage insensé des ressources matérielles et humaines qu’elle entraîne, sur fond de clandestine servilité et d’universelle courtisanerie, aient disparu de nos sociétés.

L’extrait que j’ai choisi met l’accent moins sur la dimension proprement littéraire de l’ouvrage que sur la question plus large encore de la contribution des pouvoirs et des puissances, scientifiques, technologiques et humaines qui lui sont inféodées, à la production en chaine de catastrophes écologiques et sociales. Tant la capacité d’illusion des hommes dans leur pouvoir et leur volonté de puissance sont grandes.

Ce passage peut aussi être lu comme une fable analogue à celle que nous raconte Fontenelle dans la Dent d’Or : le biologiste Aliyev qui raconte ici à l’auteur/narrateur l’histoire de la construction à travers le désert du Kourskistan du plus long canal du monde, me faisant penser à l’orfèvre mis en scène par le philosophe français.

De tels textes devraient être lus, connus des jeunes avant qu’ils ne soient lancés dans le monde dit actif du travail et des responsabilités. Pour qu’ils apprennent à se défier des représentations abstraites et simplistes dont le plus souvent l’école aura chargé leur esprit. Comme le dit le texte, l’eau est beaucoup plus que ce qu’en dit la chimie. Elle est la Vie. Une vie dont ils doivent apprendre à s’approcher dans toute sa complexité et sa fragilité. Sans l’excessive présomption des soi-disant sachants.

jeudi 2 juillet 2020

DU POUVOIR ET DE L'IMPUISSANCE DES MOTS.


Libre de l’obscure menace d’un étroit tombeau. On ne sait d’où vient cette phrase qu’on lit sur l’une des plaques scellées aux murets de ciment bas qui entourent pas trop joliment à Boulogne-sur-Mer, le Calvaire des marins qui domine le port. Une belle herbe dense régulièrement entretenue repose d’abord les yeux, jette en direction de l’horizon sa grande nappe végétale qui fait paraître en contrebas de la falaise, le sable plus tranquille, l’eau dans le ciel plus calme. Se retournant, on découvre derrière un rideau de haies vives, sans ouverture sur la mer, des petits jardins ouvriers tout en salades, poireaux, choux, sans trop de fleurs ou de fruitiers tandis que dans le petit quartier-résidence de l’autre côté de la rue, les maisons, simples cubes sans étage apparent, ouvrent en façade deux ou trois fenêtres minuscules augmentées, dans le haut de leur porte d’entrée, protégée par un auvent léger, d’un rectangle étroit de jour sombre.

C’est au large, de Land’s End, pointe extrême au sud-ouest de la Cornouailles dans les parages de l’île mythique de Lyonesse qui avant de servir de cadre aux « fantasies » du romancier américain Jack Vance, fut un des lieux merveilleux de la légende arthurienne, que disparut le jeune Adrien Bourgain, mousse, avec le chalutier Vert Prairial, au matin du 14 mars 1956. Ses maîtres de l’école d’apprentissage maritime de Boulogne nous le rappellent, qui ont imaginé pour lui ces mots singuliers qu’ils ont fait graver sur la plaque de marbre sombre et qui résonnent étrangement dans ce quartier d’habitation si proche et pourtant si loin à la fois de la mer. Comme si cette loi d’équilibre qui préside selon certains philosophes aux destinées du vivant découvrait là encore sa secrète illustration. Comme si, face à la voracité démonstrative, démesurément ouverte de la mer, les vies des fils, filles, des cousins, frères et femmes peut-être encore, de ces marins disparus dont le monument désert prend en charge comme il peut, le souvenir, avaient cherché – et l’on sait bien que ce n’est qu’une idée, une impression, les choses pouvant s’expliquer de façon beaucoup plus terre-à-terre, si l’on peut dire ! – avaient cherché et trouvé là, finalement, à s’enclore, figées dans l’espace étroit d’un lieu renfermé sur lui-même. Déshabité du grand large. Délié, dégagé. Affranchi d’horizon.


Mais que sait-on finalement du vivant ? De la vie véritable des hommes ? Il est facile, ignorant, de monter comme ça, les mots, les idées, les uns contre les autres. D’opposer ainsi la séduction de certains lieux à l’absence de charme de tant d’endroits d’apparence déshérités mais qui ne sont souvent que socialement désavantagés. Sans doute même que les histoires qui naissent en de tels endroits valent amplement celles plus convenues des autres. Mais ira-t-on jusqu’à se dire que tel petit quartier réel comme celui qu’on découvre ici remontant de la mer jusqu’en haut de la rue du Baron Bucaille reste potentiellement plus riche d’aventure humaine, de puissance même fictionnelle que  tous ces livres, ces récits qui les enferment depuis longtemps dans les clichés eux aussi bien souvent étroits de la littérature ? On pourrait sans réserves l’affirmer s’il ne fallait pour approcher telle secrète et obscure richesse, une curiosité, une expérience, une capacité d’écoute et d’interprétation, une multiplicité de savoirs aussi que nos vies simplement normales ne suffisent en général pas à rassembler. Ainsi passons-nous tout-à côté, en même temps très loin, des choses. Qu’heureusement des pages, des phrases, jusque dans leur mensonge, à leur façon quand même, un peu, éclairent. Ne soyons dupes alors, ni du pouvoir des mots, ni surtout de leur impuissance.