mardi 31 mars 2020

POUR UNE CONNAISSANCE ÉMOTIVE DE LA VIE. QUATUOR D’EMMANUEL MOSES AU BRUIT DU TEMPS.




Ne nous laissons pas abuser par l’arlequinade finale. Le livre d’Emmanuel Moses Quatuor, récemment paru au Bruit du temps, est un livre grave. Qui nous apprend « qu’être c’est mourir » et « qu’il faut mourir d’être ».

Suscité par l’irrépressible besoin de donner sens à une expérience vécue tout à la fois dans l’exaltation et dans la douleur, le poème de Moses se fait puissamment réflexif en appelant constamment à l’interrogation philosophique pour creuser toujours davantage en profondeur le sentiment particulier de la vie dont depuis ses touts premiers livres, il tente de communiquer à son lecteur la couleur ou la note.

Rassemblant allusions éparses à l’histoire personnelle, références puisées aux sources multiples de sa large culture, nous entraînant de la sphère intime, personnelle, aux territoires les plus larges de notre histoire et de notre culture collectives, variant constamment les focales d’espace et de temps, nous amenant à déambuler dans la Jérusalem fantastique de son enfance comme dans le Paris d’aujourd’hui couvert toujours pour lui des signes terribles d’un passé qui ne veut pas s’éteindre, Emmanuel Moses fait s’imbriquer dans son poème les multiples strates d’une mémoire qui n’a jamais cessé d’alimenter son présent. De lui servir comme il l’écrit, de « combustible ».

S’ensuit un poème en quatre mouvements qui pour être pensif vise essentiellement, pour reprendre le mot de Pessoa, à une « connaissance émotive de la vie » et plus précisément, me semble-t-il, du mystère déchirant de l’amour, l’amour seul, aux dires de Moses, infusant la totalité.

S’achevant sur un vibrant carpe diem qui comme tout carpe diem ne prend sens qu’à la lumière du memento mori qui l’accompagne, Quatuor s’organise autour de ces quatre grands motifs qui structurent toute véritable relation amoureuse, celui d’abord de la rencontre, celui de la relation fondamentale entre différence et indifférence, celui du passage du temps, celui enfin de la souffrance et de la disparition qui, par effet de boucle, ramène par l’évocation d’un paysage de Beauce à la scène de deuil évoquée dans la toute première partie.

Rendre compte ici d’une telle richesse n’est pas moins impossible que pour l’auteur lui-même d’atteindre avec les mots l’insondable réalité qu’il poursuit dans ses vers. Partout, « Entre l’idée/ Et la réalité » […] « Entre l’émotion/ Et la réponse » le disait bien T.S. Eliot, l’auteur des Quatre Quatuors, « Tombe l’ombre ». Mais c’est en cela que réside le pouvoir particulier de la parole poétique qui dans l’incertaine relation qu’elle entretient entre sentir, dire et vivre, trouve chez les meilleurs, à charrier du vivant dans le mouvement singulier de ses phrases, parvient quand même à s’incorporer quelque chose de l’intensité de notre existence, par les images et la musique qu’elles déploient. Y trouvant à la fois le reflet où la vie se contemple. Et le gouffre où elle se noie.

Et puis c’est au lecteur aussi d’aller à la rencontre. Car la rencontre qu’elle soit amoureuse ou simplement « littéraire » comme on dit, est « une formidable création à deux », par quoi la vie se fait plus lyrique et s’emplit d’énergie. Alors peut se comprendre l’énigme de tout feu. Qui comme celui qui embrase la plaine de Beauce au-dessus de Pécreuse, au moment des adieux,  ne resplendit que de ce qu’il dévore et laisse d’autant plus de cendres que le bois dont il se sera nourri aura été plus généreux et plus tendre.

« Consume-toi en moi/ Afin que nous devenions une unique poignée de cendre à répandre dans le vent » implore Emmanuel Moses dans le dernier mouvement de son poème. « Soyons intimement lointains » ajoute-t-il peu après dans la pleine conscience de cette lèpre que constitue pour l’existence les désirs d’identité ou de similitude. C’est pour cela que l’ombre finale de la mort nous est si nécessaire. Pour cela aussi sans doute que la porte de la maison mortuaire s’ouvre pour finir sur une place vénitienne où se poursuivent Colombine, Arlequin mais aussi Pantalon. Car avant de prendre « éternellement congé de nous/ Sur les vertes collines des adieux », et de ne laisser au monde à la semblance des antiques portraits du Fayoum, qu’une image peinte à l’encaustique sur une tablette de bois, « il est nécessaire de demeurer debout/ De rire jusqu’au bout de l’amour fou/ De faire des cabrioles/ Et de trinquer au nez et à la (fausse) barbe du diable, s’il existe/ En s’éjouissant de vivre comme de devenir un jour une ombre bienheureuse/ Parmi les ombres bienheureuses. »

mardi 24 mars 2020

POÉSIE ENTRE LITTÉRATURE ET ART. DE SA DIMENSION PHATIQUE À SA NÉCESSITÉ VITALE.


Bernardino Luini, La forge de Vulcain

Comme tout acte de parole il me semble que la raison première de la parole poétique est d’affirmer une présence. « Je suis là », « Je suis là » dit le poème. Par quoi, sous toutes les formes qu’il aura prises, c’est toujours un vivant, quel qu’il soit, qui existe et cherche à se faire reconnaître. Par les autres bien sûr. Et peut-être plus profondément par lui-même d’abord.

Qu’importe alors ce qui est dit. Misérable ou génial, bouleversant ou ridicule, pénétrant ou superficiel, élémentaire ou abstrus, le poème est le signe d’abord, l’indice d’une vie, d’un esprit, d’une sensibilité, qui se révèlent à eux-mêmes pour s’assurer de leur existence, entrer en relation avec d’autres vivants, en s’exposant dans le monde.

Que cela s’effectue trop souvent sur le mode un peu vain de la posture, du contentement de soi, bref de toute la gamme des travers dont est affligée notre malheureuse nature n’y change rien.

Nous avons besoin de mettre des paroles sur notre vie. Besoin aussi, par la parole, d’échapper à la solitude foncière de notre condition.

Ce qui fait toutefois la singularité de cette parole poétique c’est qu’elle est le plus souvent travaillée pour elle-même, travaillée sans adresse. Sans que le plus souvent personne n’y soit personnellement, directement, apostrophé. Un chant, plutôt qu’un discours, s’élève, sans que son auteur puisse dire exactement qui le recueillera. Qui l’entendra.

Si bien que cette parole n’a socialement de valeur, d’importance, que par  la somme des résonances qu’elle est susceptible d’engendrer parmi la diversité des existences singulières qui lui feront accueil. Ces dernières s’y penchant moins pour y découvrir quelque information relative à son auteur qu’une sorte d’excitation de leur propre désir de sens. Une mise en expression de leur propre sentiment du monde.

Par le jeu des formes et des figures qu’elle mobilise, la poésie émeut. C’est dire qu’elle met en branle. Constitue une puissance d’action sur la sensibilité et aussi sur l’esprit de ses lecteurs. Et ce n’est pas parce qu’elle laisse indifférente la plupart des vivants d’aujourd’hui aliénés à des formes industrielles de distraction qu’il faudrait la croire inutile et impuissante.

Si certains ont pu écrire un peu vite qu’elle sauvera le monde, il est certain quand même que la façon qu’elle a de restituer au langage un peu de sa forme et de sa force primitives en se faisant non pas le media d’une illusoire rationalité mais le conducteur sensible d’une relation nourrie d’intelligences et d’échos avec les mots qui font se lever, dans le cœur et l’esprit, les choses, devrait favoriser davantage ces pensées de la relation devenues de plus en plus nécessaires, au détriment des intellectuels et mortifères systèmes par lesquels nous avons, pour notre malheur, entrepris d’encager le vivant.

Mais comme il existe chez les politiques cette fameuse langue de bois qui rend insupportables la plupart de leurs interventions, il existe chez les poètes aussi tout un art de la parole creuse, de l’emballage avantageux du vide qui tout en fédérant autour de lui les médiocres, détourne de la poésie bien des esprits exigeants ne pouvant se satisfaire de belles phrases sans portée.

C’est qu’au-delà de sa dimension purement phatique, pour exister véritablement comme art, il faut à la poésie intention, détermination et effort. On n’écrit pas pour faire joli. On écrit pour voir clair. Plus clair. Pas pour faire parade de soi comme ces méprisables montreurs que dénonçait en son temps Leconte de Lisle mais pour faire un peu avancer en soi, avec et vers les autres, la science complexe, éprouvante et jamais aboutie de la vie, qui cherche toujours à se dire. Et de partout nous traverse et déborde.

Cet effort, cette intention, on les voit bien à l’œuvre chez des poètes qui comme Pierre Vinclair, Ivar Ch’Vavar, Stéphane Bouquet par exemple voire encore Jean-Pascal Dubost ne se contentent pas de publier des recueils mais cherchent d’abord à faire livres et ne rechignent pas à faire avancer de pair l’œuvre purement poétique et l’approfondissement critique.

Dans son tout dernier ouvrage qui reste encore à paraître, agir non agir, Pierre Vinclair, par exemple, s’interroge à la lumière de la dramatique crise écologique en cours sur les pouvoirs que la poésie est susceptible de mettre en œuvre pour concourir à l’édification de ces nouvelles formes de pensée et d’approche du vivant qui seules nous permettront de retisser des liens non destructifs avec les autres espèces au sein d’un habitat terrestre que nous aurons réappris à cultiver et respecter.

On peut trouver l’objectif quelque peu disproportionné par rapport à la pauvreté de la réception dont le livre de poésie fait de nos jours l’objet. Mais « faire des livres pour faire des livres, et non parce qu’on est tendu vers un impossible, n’est que de l’apiculture textuelle ou de la menuiserie d’épaves » tranche Vinclair pour qui « l’absence d’effort signe l’affiliation à la littérature, ce corpus de textes inutiles » alors que l’impossibilité, c’est-à-dire ici l’extrême exigence du projet que sert l’effort, « signe l’affiliation à l’art ».

Et c’est de cela sans doute, oui, que nous avons besoin : sortir du champ quelque peu ranci et sans grand dessein civilisationnel de la littérature, pour artistiquement se colleter en vivant, au vivant, celui qui comme l’écrit Alain Damasio dans la postface du livre essentiel de Baptiste Morizot, justement intitulé Manières d’être vivant, relève de la volonté de s’inscrire dans le monde «en complice, en tisseur, en convive », « appelle dans l’écriture une variété de timbres, de poussées, de salves et de sensations, de souffles et de bourgeonnements », bref, l’engagement dans tout le corps rendu infiniment présent du poème d’une autre et plus accueillante vitalité.

mercredi 18 mars 2020

MIEL, LITTÉRATURE ET MODE D'EMPLOI DES MACHINES Á LAVER !

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J'aurai bientôt l'occasion, j'espère, de présenter et commenter un peu le livre de réflexion de Pierre Vinclair qui accompagne chez Corti la publication de La Sauvagerie qu'il définit comme une "épopée totale concernant l'enjeu le plus brûlant de notre époque, la crise écologique et la destruction massive des écosystème".
En attendant je propose au lecteur de se pencher sur quelques pages de cet ouvrage qui ne devrait pas laisser indifférent.

vendredi 13 mars 2020

JEUX DE PISTES. LIRE SANDRA MOUSSEMPÈS AUX ÉDITIONS DE L’ATTENTE.


Dira-t-on du livre de Sandra Moussempès, Cinéma de l’affect, sous-titré Boucles de voix off pour film fantôme, qu’il défie tout commentaire : la complexe élaboration que son auteur fait subir aux confidences qu’elle y adresse à ses lecteurs, les laissant finalement comme face à une « porte sans serrure dont nul ne possèderait » comme elle l’écrit, le code secret, « code intérieur bien sûr, aucune combinaison chiffrée ne pouvant être efficace ». 

C’est vrai que le livre de Sandra Moussempès n’est pas de ceux qu’on peut lire d’un œil distrait et qui se comprennent avant même d’être lus. Si la maîtrise de la langue, contrairement à ce que vers quoi s’oriente de plus en plus la logique du temps, y est absolument parfaite, donnant des phrases d’une précision et d’une évidence syntaxiques remarquables, l’univers référentiel, comme on dit, vers lequel ces phrases font signes, interroge par son apparente opacité. Et la diversité des pistes – j’emploie le mot ici dans le sens que lui donnent les actuelles techniques d’enregistrement audio-visuelles – la façon dont elles sont combinées, superposées, ont de quoi dérouter.

Qu’est-ce toutefois que dire sa propre vie, sinon entrer tout entier en relations. Au sein d’un espace-temps formel où la matérialité des choses dont on fait multiplement l’expérience, apparaît toute tissée d’affects mobiles qui s’accumulent en nous pour s’exprimer en pensées, se voir traduire en voix, à travers des opérations d’organes et d’intelligence qui nous demeurent en grande partie obscures.

C’est bien consciente de tout cela que Sandra Moussempès se met ici en scène. Avec cela qu’elle nous fait, si je peux dire, tout un cinéma. Non pour épater le bourgeois. Mais pour se libérer de certaines angoisses. Et continuer à se construire. Par une compréhension plus affinée sinon des opacités, du moins de ces divers brouillages, occultations ou effets parasites imposés à toute volonté d’expression.

Dédié à un certain R., présenté comme « l’amoureux errant de ce dédale », Cinéma de l’affect, doit être d’abord lu comme une chronique amoureuse. Une relation apparemment bousculée, difficile dans laquelle la complicité première des corps, des voix et des projets, les attachements, le « conte de fée psychique sans dialogue » qu’ils génèrent, finalement se désagrègent, laissant l’esprit s’interroger sur la nature réelle de ce qui a eu lieu : « escroquerie ou flamme jumelle, connard ou amour vrai, la reconstitution des faits se trouve dans une sacoche vide jamais retrouvée ».

Mais comme l’esprit – pourquoi ne pas d’ailleurs dire ici l’âme ? -  a besoin de sens, d’insérer chaque séquence de son propre vécu dans une sphère d’existence et de compréhension plus large, la rumination à laquelle Sandra Moussempès se livre dans cet ouvrage, passe par l’interrogation des principaux domaines d’expérience qui lui sont chers et façonnent depuis longtemps son imaginaire. Ainsi de sa relation singulière à la voix. Comme à ce que nous avons en nous de plus intime. Et qu’on aurait bien tort de ne considérer que comme un simple organe de parole. Du son. Du bruit. A la fois appareil et produit de langage. La voix c’est ce qui porte. Et nous porte vers l’autre. De la chair et de l’être. Pris dans une même tension. Et dans un même appel.

Ainsi Cinéma de l’affect interroge t-il la voix. Celle de son auteur d’abord. Dans son rapport au chant. Et par suite dans son rapport au père. Puis à l’ensemble de sa « lignée ». Insistant plus particulièrement sur cette Angelica Pandolfini, cette arrière-grand-tante qui au début du XXème fut une cantatrice célèbre et dont Sandra Moussempès dit avoir hérité de son timbre. La découverte sur YouTube d’un enregistrement de la voix de sa lointaine parente l’amenant à ce constat, renforcé par une certaine confiance accordée aux expériences spirites, que « les voix ne se dispersent jamais tout à fait » même si « on ne sait pas où elles vont et si elles montent au ciel avec les défunts ».

Alors, que se conserve-t-il ou s’invente-t-il de nous, dans la voix ? Celle que par exemple on aura laissée s’enregistrer sur le répondeur de l’amant. Celle qu’on aura conservé de lui sur tel ou tel appareil. Rejoindront-elles un jour toutes celles qui aujourd’hui remisées dans « un hangar désaffecté au département des rubans sonores démagnétisés », conservent dans le fouillis des appareils devenus obsolètes – vieux magnétos à bandes, K7 audio, répondeurs téléphoniques ou Walkmans sans leur casque -  « les messages des années 80, 90, des voix de défunts ou d’enfants à présent adultes ».

De fait, toutes ces voix, chacune avec son timbre propre, qui auront tenté de se trouver passage, de s’éterniser sur la cire d’un microsillon, dans la chambre numérique d’un appareil enregistreur, et se seront posées comme autant de voix off sur les images saccadées du film étrange de leur vie, ne sont-elles pas figures de cette condition qui fait de nous, fondamentalement, fantômes ? Egarés parmi d’autres fantômes, esprits, revenants, simulacres, phantasmes, ectoplasmes… , toutes formes que nous désirons pour les aimer ou les avoir aimées, saisir ou ressaisir, sans que bien sûr cela nous soit possible. Même avec les meilleurs appareils – le cœur en est-il un ? – du monde.

Reste l’art. L’écriture conçue comme un art, venant tresser ses filets de mots, ses emboitements de formes, imposer ses miroirs déformants. L’art qui, comme dans un vieil épisode de Colombo, n’en finit pas de tourner autour de ses sujets, jusqu’à ce que l’approximation devant laquelle il nous laisse, nous lasse. Nous réduisant pour conclure à la sommaire définition de ce que nous sommes. Défilant sur l’écran à la façon rapide d’un générique. Ici : « une Emily Brontë parisienne, d’origine basque et sicilienne, sub-londonienne d’adoption, devenue quasi Normande. »

mardi 10 mars 2020

LA NUIT DES ROIS À LA COMÉDIE FRANÇAISE. VIVE LE VRAI SPECTACLE VIVANT !



La Nuit des rois de Shakespeare est une pièce farcesque. Une vraie pièce de carnaval. C’est en ce sens d’ailleurs que le célèbre metteur en scène allemand Thomas Ostermeier l’a monté en 2018 à la Comédie française. Et c’est un pur régal que de voir en mars 2020 cette pièce continuer sous sa direction à vivre en intégrant pour les tourner en dérision quantité d’éléments qui font la tristesse sinon le malheur de notre sombre actualité, du recours insupportable au 49.3 à la propagation angoissante de la peur du coronavirus.

Il est loin le temps où l’on se rendait en habits à la Comédie Française pour y voir jouer des pièces à costume. Aujourd’hui pour reprendre le slogan d’une marque de fast food on y va comme on est. Et les acteurs jouent en slip. Quand ils ne le baissent pas pour montrer quelque plus intime partie de leur anatomie. Et si je ne pousse pas la naïveté au point d’ignorer, dans ce changement d’esprit, la mise en place de nouvelles postures, j’aime voir par là le théâtre renouer vraiment avec l’une de ses fonctions principales qui est de parler au présent pour un public vivant.

Pour faire mieux réagir son public Thomas Ostermeier n’hésite jamais à bousculer les codes. Ainsi la part qu’il fait tout au long de sa mise en scène au mauvais goût tant des costumes que de certaines des plaisanteries qu’il donne à faire à ses très remarquables acteurs, va, comme le veut d’ailleurs tout l’esprit de la pièce, dans le sens d’une remise en question de tous les attendus, de toutes les pseudo-définitions par lesquelles sont encadrées d’ordinaire nos représentations et à travers elles, nos vies. À commencer par les identités que nous nous supposons. Que nous attribuons aussi à nos partenaires d’existence. Et jusqu’aux animaux avec lesquels nous partageons notre si déroutante et confondante habitation.

J’ai eu la chance, la veille de la représentation au Français, de pouvoir assister au théâtre de la Colline à la mise en scène du texte de Peter Handke, Les innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale, par l’excellent Alain Françon. Force est de constater que la belle esthétique de Françon, l’incontestable talent de ses acteurs, l’intelligence aussi qu’on sent bien déployée partout sur la scène, n’empêchent pas le texte très fort mais quand même un peu bavard de l’auteur, de susciter à la longue un certain ennui que ne dissipe pas entièrement les fort beaux tableaux d’hiver et de nuit de la fin. Le côté couillu de la représentation donnée à la Comédie Française et l’implication que, par des effets d’ailleurs un peu faciles parfois, les acteurs réussissent à obtenir du spectateur, font à l’inverse que les presque trois heures de représentation passent là comme lettre à la poste et qu’on entend bien aux applaudissements de la salle que chacun serait bien encore resté des heures à prendre plaisir à ce vivant spectacle qui venait de lui être offert.

Bien sûr les deux pièces ne sont pas de même nature. Ni de même portée. Et si toutes deux engagent à la réflexion elles le font dans un esprit totalement différent. Qui témoigne quand une nouvelle fois qu’au théâtre, l’esprit de sérieux et la pertinence approfondie du verbe et de tous ses discours l’emportent rarement sur le langage irrévérencieux, tout débridé des corps et le sens actualisé de la raillerie et de la dérision.

lundi 9 mars 2020

CEZANNE À MARMOTTAN. PANURGISME ET CORONAVIRUS !



Á quoi peut bien servir d’organiser à grands frais une exposition qu’on rend par ailleurs quasiment invisible par les conditions de visite qu’on inflige au public venu s’en régaler. Ce Cezanne, Rêve d’Italie que propose actuellement le Musée Marmottan, a tout a priori pour séduire. Outre la réputation bien entendu du maître d’Aix, tant auprès du grand public que des vrais connaisseurs, sans compter bien sûr les artistes eux-mêmes, l’idée de mettre doublement en perspective son œuvre en la comparant à ses sources italiennes ainsi qu’aux nombreux peintres de la péninsule qui s’en sont ensuite inspiré, a de quoi attirer. Toutefois comme les rapprochements effectués par les organisateurs de l’exposition sont loin de sauter toujours immédiatement à la vue, il faut pour tirer vraiment profit de la visite pouvoir prendre le temps de tranquillement regarder et comparer les œuvres et de lire pourquoi pas les nombreux cartels explicatifs qui très pédagogiquement les accompagnent.

Paysage classique de Francisque Millet
Or une telle chose est impossible. Encombré de visiteurs et surtout de groupes faisant cercles autour de différents conférenciers, au point de masquer de leur masse importune la plupart des tableaux qui y sont accrochés, l’espace relativement étroit des salles qui s’offre au parcours tient plus de la jungle amazonienne ou du grand magasin le premier jour des soldes que du lieu de contemplation et de réflexion qu’il devrait avoir pour vocation d’être.

C’est bien dommage assurément. Mais finalement bien représentatif de l’évolution de nos sociétés qui font consommation de tout et ont édifié le panurgisme touristico-culturel au rang de vertu cardinale. Alors que l’art continue à ne pas trop nourrir son homme, la culture, elle, s’en nourrit sans complexe, lançant les foules avides de distinction vers les grandes choses souvent méprisées du passé, à grands coups de lancements publicitaires.

On pourrait recommander aux responsables de Marmottan de réserver, comme cela se fait par endroits, les visites guidées à quelques plages horaires pour redonner au visiteur solitaire un peu de la jouissance effective du lieu. Pas certain que cette décision de bon sens prime sur la politique du chiffre qui ravage la plupart des "managers" du temps. Ne reste d’espoir alors que dans le coronavirus. Quand on s’apercevra que devant les tableaux ici rassemblés, de Cezanne, de Tintoret, de Poussin ou de Morandi, ce sont des foules qui s’entassent à se marcher sur les pieds, engoncés dans leurs manteaux, leurs pardessus – le musée n’ayant pas de vestiaire ! – chaque visage à moins de cinquante centimètres de son voisin, peut-être que pour éviter la fermeture on se résoudra à ne faire entrer qu’un petit contingent de visiteurs qui enfin pourra profiter de ce qu’il n’hésitera sans doute plus alors à estimer avoir été une belle exposition.

lundi 2 mars 2020

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NOUS INVENTER DE NOUVEAUX COMMUNS.


En matière de livre de résidence le pire côtoie parfois le meilleur. Nous connaissons tous de ces minces plaquettes où sous couvert de rendre hommage au territoire qui l’a quelque temps hébergé tel estimé confrère s’en fait comme il peut le rhapsode, bricolant quelques rapides pièces de circonstances dans l’espoir d’ainsi s’acquitter de l’engagement prévu dans son contrat.

Il n’est pas toujours simple d’écrire sur commande. Ou d’en trouver le sens.

Florence Jou n’est apparemment pas de ceux que rebutent ce type d’exercice. Invitée par Le Grand café, un dynamique Centre d’Art Contemporain installé depuis plus d’une vingtaine d’années sur l’estuaire de la Loire, à Saint-Nazaire, la jeune poète-performeuse a bien assimilé l’esprit de cette structure dont une des raisons d’être est d’associer autant que possible les publics diversifiés auxquels elle se trouve rattachée, au processus de création mis en place à leur contact par des artistes que la production d’une œuvre achevée retient moins que l’invention collective d’un chemin enrichissant ou renouvelant les pratiques de chacun.*

Certes dans ses Alvéoles Ouest, Florence Jou ne se libère pas totalement des poncifs qui accompagnent ces productions sensées réveiller pour se la réapproprier la mémoire d’un territoire. Reprenant ici celle des travailleurs des bureaux d’étude des gigantesques chantiers de Saint-Nazaire, elle joue à mon avis un peu trop facilement de la nostalgie d’un monde d’avant le numérique où les tracés effectués sur les plans par des employés devant à l’expérience plutôt qu’à leur diplôme, contrôlant l’ensemble de leurs outils, n’étaient pas encore désolidarisés des corps, « pas encore coincés dans les modélisations »  d’un programme élaboré sans eux. Par les machines. 

On lui en tiendrait rigueur si l’ensemble du livre se contentait d’une critique de convention des systèmes oppressifs nous enfermant aujourd’hui de plus en plus dans le cercle malheureux de nos passions tristes.

Mais, dans un esprit et une certaine invention de formulation qui m’a parfois rappellé le travail d’Alain Damasio dont j’étais d’ailleurs en train de relire la postface qu’il vient d’écrire au livre indispensable de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Florence Jou, contre ce qu’elle nous invite à voir comme une terrible entreprise de broyage des aspirations légitimes de l’individu, nous entraîne à tout un travail de résistance et de réaffirmation créatrice, inventive, de nos libertés profondes. Face ainsi à ce qu’elle nous donne à penser comme une entreprise de « pestonnage massif » par laquelle l’individu se fait piler, dépiler « comme du basilic, comme de l’ail, comme des pignons », elle revendique pour chacun l’art du bartitsu, cette méthode de défense personnelle née en Angleterre à la fin du XIX, reposant « sur le sens de l’équilibre, l’art de la ruse et une économie de coups ».

C’est que l’heure n’est plus à la plainte voire à la résignation. Mais à l’invention de nouveaux espaces et de formes nouvelles de résistances. Dans la création de nouvelles solidarités. Si possible joyeuses. Allègres. Mobiles. Et pourquoi pas flottantes.

Dans ce domaine l’art doit bien tenir sa place. C’est pourquoi dans la dernière partie de son texte Florence Jou rejoue la scène inaugurale de la création du centre d’art qui l’accueille, réinventant l’argumentaire de Sophie Legrandjacques qui allait devenir sa toute première directrice. Insistant sur la nécessité de « casser les stéréotypes de l’art identitaire » pour proposer à ces Messieurs de la municipalité une aventure susceptible de créer sur leur territoire de nouvelles relations. De faire émerger chez ses habitants une autre et plus fertile intelligence et du monde et d’eux-mêmes.**

Une alvéole est une cavité dans laquelle comme une dent, comme une plante, quelque chose de l’ordre de la vie, de la création, est susceptible de prendre un jour racine. Les Alvéoles de Florence Jou sont à prendre comme la reconnaissance par l’artiste qu’elle est de la puissance d’un lieu où cette vie s’invente, anglant comme elle dit « vers de nouveaux communs », plongeant « dans des ouvertures et des passages », débordant pour finir « d’un réseau inextricable de nouvelles affinités ».


NOTES

* C’est ainsi que ce livre a été conçu pour servir de support à une performance réalisée au Grand Café dans un dispositif sonore imaginé par l’artiste Dominique Leroy. Dans ce dispositif cinq performeurs amateurs dont la directrice du Grand Café ont pu prendre leur part.