Dira-t-on du livre de Sandra
Moussempès, Cinéma de l’affect, sous-titré Boucles de voix off pour
film fantôme, qu’il
défie tout commentaire : la complexe élaboration que son auteur fait subir
aux confidences qu’elle y adresse à ses lecteurs, les laissant finalement comme
face à une « porte sans serrure dont nul ne possèderait »
comme elle l’écrit, le code secret, « code intérieur bien sûr, aucune
combinaison chiffrée ne pouvant être efficace ».
C’est vrai que le livre de
Sandra Moussempès n’est pas de ceux qu’on peut lire d’un œil distrait et qui se
comprennent avant même d’être lus. Si la maîtrise de la langue, contrairement à
ce que vers quoi s’oriente de plus en plus la logique du temps, y est
absolument parfaite, donnant des phrases d’une précision et d’une évidence syntaxiques
remarquables, l’univers référentiel, comme on dit, vers lequel ces phrases font
signes, interroge par son apparente opacité. Et la diversité des pistes –
j’emploie le mot ici dans le sens que lui donnent les actuelles techniques
d’enregistrement audio-visuelles – la façon dont elles sont combinées,
superposées, ont de quoi dérouter.
Qu’est-ce toutefois que dire
sa propre vie, sinon entrer tout entier en relations. Au sein d’un espace-temps
formel où la matérialité des choses dont on fait multiplement l’expérience,
apparaît toute tissée d’affects mobiles qui s’accumulent en nous pour
s’exprimer en pensées, se voir traduire en voix, à travers des opérations
d’organes et d’intelligence qui nous demeurent en grande partie obscures.
C’est bien consciente de tout
cela que Sandra Moussempès se met ici en scène. Avec cela qu’elle nous fait, si
je peux dire, tout un cinéma. Non pour épater le bourgeois. Mais pour se
libérer de certaines angoisses. Et continuer à se construire. Par une
compréhension plus affinée sinon des opacités, du moins de ces divers brouillages,
occultations ou effets parasites imposés à toute volonté d’expression.
Dédié à un certain R.,
présenté comme « l’amoureux errant de ce dédale », Cinéma
de l’affect, doit être d’abord lu comme une chronique amoureuse. Une
relation apparemment bousculée, difficile dans laquelle la complicité première
des corps, des voix et des projets, les attachements, le « conte de fée
psychique sans dialogue » qu’ils génèrent, finalement se désagrègent,
laissant l’esprit s’interroger sur la nature réelle de ce qui a eu lieu :
« escroquerie ou flamme jumelle, connard ou amour vrai, la
reconstitution des faits se trouve dans une sacoche vide jamais retrouvée ».
Mais comme l’esprit – pourquoi
ne pas d’ailleurs dire ici l’âme ? -
a besoin de sens, d’insérer chaque séquence de son propre vécu dans une
sphère d’existence et de compréhension plus large, la rumination à laquelle
Sandra Moussempès se livre dans cet ouvrage, passe par l’interrogation des
principaux domaines d’expérience qui lui sont chers et façonnent depuis
longtemps son imaginaire. Ainsi de sa relation singulière à la voix. Comme à ce
que nous avons en nous de plus intime. Et qu’on aurait bien tort de ne
considérer que comme un simple organe de parole. Du son. Du bruit. A la fois appareil et produit de langage. La
voix c’est ce qui porte. Et nous porte vers l’autre. De la chair et de l’être.
Pris dans une même tension. Et dans un même appel.
Ainsi Cinéma de l’affect interroge
t-il la voix. Celle de son auteur d’abord. Dans son rapport au chant. Et par
suite dans son rapport au père. Puis à l’ensemble de sa « lignée ».
Insistant plus particulièrement sur cette Angelica Pandolfini, cette arrière-grand-tante
qui au début du XXème fut une cantatrice célèbre et dont Sandra
Moussempès dit avoir hérité de son timbre. La découverte sur YouTube d’un
enregistrement de la voix de sa lointaine parente l’amenant à ce constat,
renforcé par une certaine confiance accordée aux expériences spirites, que
« les voix ne se dispersent jamais tout à fait » même si
« on ne sait pas où elles vont et si elles montent au ciel avec les
défunts ».
Alors, que se conserve-t-il ou s’invente-t-il de nous, dans
la voix ? Celle que par exemple on aura laissée s’enregistrer sur le
répondeur de l’amant. Celle qu’on aura conservé de lui sur tel ou tel appareil.
Rejoindront-elles un jour toutes celles qui aujourd’hui remisées dans « un
hangar désaffecté au département des rubans sonores démagnétisés », conservent
dans le fouillis des appareils devenus obsolètes – vieux magnétos à bandes,
K7 audio, répondeurs téléphoniques ou Walkmans sans leur casque - « les messages des années 80, 90, des
voix de défunts ou d’enfants à présent adultes ».
De fait, toutes ces voix, chacune avec son timbre propre,
qui auront tenté de se trouver passage, de s’éterniser sur la cire d’un
microsillon, dans la chambre numérique d’un appareil enregistreur, et se seront
posées comme autant de voix off sur les images saccadées du film étrange de
leur vie, ne sont-elles pas figures de cette condition qui fait de nous, fondamentalement,
fantômes ? Egarés parmi d’autres fantômes, esprits, revenants, simulacres,
phantasmes, ectoplasmes… , toutes formes que nous désirons pour les aimer ou
les avoir aimées, saisir ou ressaisir, sans que bien sûr cela nous soit
possible. Même avec les meilleurs appareils – le cœur en est-il un ? – du
monde.
Reste l’art. L’écriture conçue comme un art, venant tresser
ses filets de mots, ses emboitements de formes, imposer ses miroirs déformants.
L’art qui, comme dans un vieil épisode de Colombo, n’en finit pas de tourner
autour de ses sujets, jusqu’à ce que l’approximation devant laquelle il nous
laisse, nous lasse. Nous réduisant pour conclure à la sommaire définition de ce
que nous sommes. Défilant sur l’écran à la façon rapide d’un générique. Ici :
« une Emily Brontë parisienne, d’origine basque et sicilienne,
sub-londonienne d’adoption, devenue quasi Normande. »
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