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jeudi 26 novembre 2020

EN NOS PROPRES POREUSES ET OSCILLANTES VÉRITÉS. SUR LE BUVEUR DU CARRACHE.


Il aurait pu n’être que l’une de ces multiples figures peuplant la scène agitée d’un immense tableau de Veronese. Ou d’un grand maître flamand. Que l’œil n’aurait finalement repéré qu’au cours d’un patient travelling. Ici Le Buveur du Carrache se voit occuper tout l’espace de la toile et l’on aurait tort de penser que par ce simple zoom le peintre n’ait juste fait qu’isoler un détail ou comme l’ont affirmé certains de ses contemporains et bien des commentateurs à leur suite qu’il ne s’agirait là que d’un caprice d’artiste, fait pour se dégourdir les doigts, une leçon, un exercice d’atelier à destination des blancs-becs, des béjaunes qui touts frais arrivés de leur campagne d’Émilie, de Romagne, s’imaginaient déjà artistes consommés.

En fait, pas plus que Voltaire avec ses Contes dont il parlait comme de « couillonnades », Annibale Carraci ne pouvait évoquer les œuvres de ses débuts comme le Mangeur de fèves ou la Grande boucherie, autrement que de façon apparemment dédaigneuse, le genre consistant à mettre en scène de façon réaliste « la vie basse », étant encore à son époque, en Italie du moins, à inventer. À reconnaître et à théoriser.

vendredi 28 août 2020

POÉSIES SOURDES.

 

« Les paroles elles-mêmes et les langues, indépendamment de l’écriture, ne définissent pas des groupes fermés qui se comprennent entre eux, mais déterminent d’abord des rapports entre groupes qui ne se comprennent pas :

S’il y a langage, c’est d’abord entre ceux qui ne parlent pas la même langue.

Le langage est fait pour cela, pour la traduction, non pour la communication. »

Deleuze et Guattari, Mille Plateaux [1]

 Je dois à mon ami Laurent Grisel qui y a collaboré, d’avoir reçu l’imposant numéro de la revue GPS (gazette poétique et sociale) consacré aux enjeux de la traduction des poésies en langue des signes. Comme la plupart des gens j’ignore tout de ce langage des signes que je ne connais finalement que par la gestuelle accompagnant les discours qu’il m’arrive d’écouter à la télévision. Quant à une poésie propre à la langue des signes l’idée qu’il s’en trouvât une, ne m’avait à vrai dire jamais, mais jamais, effleuré.

 C’est le mérite premier donc pour moi de cette publication dont les éléments ont été collectés par la musicienne Brigitte Baumier, créatrice de l’association Arts Résonnances, que de restituer à des réalités qui jusqu’ici m’échappaient, un peu de leur épaisseur et de leur singulière complexité. Et de vérifier au passage que l’essentiel besoin d’expression de chacun trouve toujours à s’illustrer quels que soient les matériaux particuliers dont il dispose.

 Reconnues maintenant dans le monde comme des langues à part entière et non plus seulement comme simple reproduction d’une langue orale première qu’elles visualisent et gestualisent, les langues des signes ont ceci de particulier qu’à la différence de celles qu’utilisent les entendants, elles se déploient dans le visible et engagent pour cela tout le corps. Ce qui lorsqu’elles se veulent poésie les rapproche de la performance et en rend comme cette dernière la trace, l’archivage plus difficiles. Car même s’il en existe des transcriptions graphiques, les créations d’un poète signeur (c’est ainsi qu’on l’appelle) ne peuvent être conservées dans leur réalité propre que par la vidéo. 

Le lecteur curieux de ces créations découvrira ainsi, grâce à un site internet dédié, accessible dans la revue par un QR code, un monde animé d’une belle vitalité qu’il serait dommage d’ignorer. Mais l’intérêt me semble-t-il de ce onzième numéro de GPS réside davantage encore, comme l’indique d’ailleurs clairement son titre secondaire, dans les réflexions auxquelles conduisent la plupart des articles qui s’y trouvent rassemblés. Comment en effet fabriquer du commun, échanger quand même à travers du langage, quand ceux-ci, celui de l’émetteur et celui du récepteur, présentent des différences aussi radicales de formes. La question comme on le voit déborde largement celle des « poésies sourdes ». 

« S’engager dans cette aventure, écrit Marie Lamothe, dans une contribution justement intitulée L’Intraduisible et l’on ne peut s’empêcher d’évoquer ici le fameux Dictionnaire des intraduisibles publié en 2004 sous la direction de Barbara Cassin, est un challenge pour braver des limites et révéler les capacités insoupçonnées de chaque langue. » Car entre langues des signes et langues des sons la traduction devient un acte poétique à part entière. L’interprète s’y fait « l’interpoète », ce mot-valise résumant à lui seul le champ de tension dans lequel se voit jeté le traducteur qui comprend que la seule façon possible de servir la volonté d’expression de l’autre est de trouver en lui-même de manière intelligente et inventive des ressources on ne dira pas parallèles, ce qui est dans les faits impossible mais le plus possible accordées. Équivalentes. Dans l’ordre de l’idée. Du rythme. De l’intensité. De l’émotion encore qu’elles font advenir. 

On se reportera à la précise synthèse que dressent Marion Blondel et Laurent Grisel des formes de correspondances pouvant être ou pas trouvées entre ces 2 systèmes de langue, au niveau par exemple de la syllabe, des rythmes, du silence pour se faire une idée des défis particuliers que doit affronter qui veut passer entre ces langues et de l’intelligence créative que cette opération réclame. 

Et c’est cela que pour moi je voudrais retenir. C’est que s’il n’existe pas, et c'est heureux, de langage universel capable d’exprimer l’ensemble des expériences partagées par tous les groupes ou peuples de la Terre, cela ne signifie pas pour autant bien au contraire que la traduction soit une œuvre impossible. Aucune langue en fait, comme on le voit bien dans la réalité, n’est incommensurable à l’autre. Ce qui sûrement est vrai, c’est qu’en matière d’échange entre les hommes, entre les êtres, il y a toujours de la perte. Ou de l’excès. En tous cas de l’approximation. Une approximation réellement créatrice qui n’est d’ailleurs pas que le fait de la différence des langues. Tout geste, toute parole, contient de l’indéterminé, du flou, produit comme un remous de connotations dont il est impossible de faire jamais le tour. Ce qui produit le malentendu. La confusion. Certes. Parfois l’enfermement. Mais oblige à penser le geste, la parole échangés toujours comme une approche. Un risque. Un inlassable et généreux cheminement. Que vient récompenser la découverte, à chaque fois, oui, de nouveaux possibles. 

C’est à cela que ce courageux numéro édité par les très contemporaines éditions Plaine page invite chacun d’entre nous.



[1] Cette citation a été placée par les responsables de la revue à la fin de leur ouvrage en guise d’exergue inversé.


 

jeudi 2 juillet 2020

DU POUVOIR ET DE L'IMPUISSANCE DES MOTS.


Libre de l’obscure menace d’un étroit tombeau. On ne sait d’où vient cette phrase qu’on lit sur l’une des plaques scellées aux murets de ciment bas qui entourent pas trop joliment à Boulogne-sur-Mer, le Calvaire des marins qui domine le port. Une belle herbe dense régulièrement entretenue repose d’abord les yeux, jette en direction de l’horizon sa grande nappe végétale qui fait paraître en contrebas de la falaise, le sable plus tranquille, l’eau dans le ciel plus calme. Se retournant, on découvre derrière un rideau de haies vives, sans ouverture sur la mer, des petits jardins ouvriers tout en salades, poireaux, choux, sans trop de fleurs ou de fruitiers tandis que dans le petit quartier-résidence de l’autre côté de la rue, les maisons, simples cubes sans étage apparent, ouvrent en façade deux ou trois fenêtres minuscules augmentées, dans le haut de leur porte d’entrée, protégée par un auvent léger, d’un rectangle étroit de jour sombre.

C’est au large, de Land’s End, pointe extrême au sud-ouest de la Cornouailles dans les parages de l’île mythique de Lyonesse qui avant de servir de cadre aux « fantasies » du romancier américain Jack Vance, fut un des lieux merveilleux de la légende arthurienne, que disparut le jeune Adrien Bourgain, mousse, avec le chalutier Vert Prairial, au matin du 14 mars 1956. Ses maîtres de l’école d’apprentissage maritime de Boulogne nous le rappellent, qui ont imaginé pour lui ces mots singuliers qu’ils ont fait graver sur la plaque de marbre sombre et qui résonnent étrangement dans ce quartier d’habitation si proche et pourtant si loin à la fois de la mer. Comme si cette loi d’équilibre qui préside selon certains philosophes aux destinées du vivant découvrait là encore sa secrète illustration. Comme si, face à la voracité démonstrative, démesurément ouverte de la mer, les vies des fils, filles, des cousins, frères et femmes peut-être encore, de ces marins disparus dont le monument désert prend en charge comme il peut, le souvenir, avaient cherché – et l’on sait bien que ce n’est qu’une idée, une impression, les choses pouvant s’expliquer de façon beaucoup plus terre-à-terre, si l’on peut dire ! – avaient cherché et trouvé là, finalement, à s’enclore, figées dans l’espace étroit d’un lieu renfermé sur lui-même. Déshabité du grand large. Délié, dégagé. Affranchi d’horizon.


Mais que sait-on finalement du vivant ? De la vie véritable des hommes ? Il est facile, ignorant, de monter comme ça, les mots, les idées, les uns contre les autres. D’opposer ainsi la séduction de certains lieux à l’absence de charme de tant d’endroits d’apparence déshérités mais qui ne sont souvent que socialement désavantagés. Sans doute même que les histoires qui naissent en de tels endroits valent amplement celles plus convenues des autres. Mais ira-t-on jusqu’à se dire que tel petit quartier réel comme celui qu’on découvre ici remontant de la mer jusqu’en haut de la rue du Baron Bucaille reste potentiellement plus riche d’aventure humaine, de puissance même fictionnelle que  tous ces livres, ces récits qui les enferment depuis longtemps dans les clichés eux aussi bien souvent étroits de la littérature ? On pourrait sans réserves l’affirmer s’il ne fallait pour approcher telle secrète et obscure richesse, une curiosité, une expérience, une capacité d’écoute et d’interprétation, une multiplicité de savoirs aussi que nos vies simplement normales ne suffisent en général pas à rassembler. Ainsi passons-nous tout-à côté, en même temps très loin, des choses. Qu’heureusement des pages, des phrases, jusque dans leur mensonge, à leur façon quand même, un peu, éclairent. Ne soyons dupes alors, ni du pouvoir des mots, ni surtout de leur impuissance.

jeudi 4 juin 2020

CAHIER D’EXTRAITS PRIX DES DÉCOUVREURS 2020-21. NAGER VERS LA NORVÈGE DE JÉRÔME LEROY.

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Quatrième des Cahiers d’accompagnement du Prix des Découvreurs 2020-21, celui consacré au livre de Jérôme Leroy fait l’objet une fois encore de nouveaux prolongements. Le jeune lecteur y trouvera matière à réfléchir sur l’engagement et sur la nostalgie. Il découvrira peut-être cet univers particulier de la saudade, aura peut-être envie de suivre sur Google maps les itinéraires de l’auteur au cœur de la France profonde, réagira sans doute à la courte séquence d’un film de Jean Eustache que nous lui proposons de voir, regardera de façon peut-être plus attentive l’un des chefs-d’œuvre de l’impressionnisme de Monet, appréciera j’espère l’une des plus belles toiles – Les Amoureux - d’un peintre naturaliste toujours trop méconnu Emile Friant, fera un petit détour vers les poèmes d’automne de Guillaume Apollinaire, le roman d’Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes et aussi, pourquoi pas le Bonjour tristesse de Françoise Sagan. Le tout j’espère sans rien qui pèse ni qui pose, à l’image de cette poésie attachante, ouverte et intimiste signée Jérôme Leroy.  

mercredi 25 septembre 2019

VIVRE DE SA PASSION ? OUI. MAIS À QUEL PRIX. À PROPOS DE FAUT BIEN MANGER D’EMANUEL CAMPO.

Les ouvrages nous permettant de nous faire une idée de la façon dont, au jour le jour, je veux dire dans sa réalité triviale et quotidienne, est vécu le métier de poète, sont à mon avis trop rares pour ne pas devoir être signalés. Entre idéalisation romantique et caricature pseudo-naturaliste, il n’est pas toujours facile de se représenter l’existence par exemple d’un jeune homme d’aujourd’hui entré dans les arts, comme aurait dit Murger « sans autre moyen d’existence que l’art lui-même » et « sans autre fortune […] que le courage qui est la vertu des jeunes, et que l’espérance qui est le million des pauvres ».

C’est pourquoi le petit livre d’Emanuel Campo, Faut bien manger, publié l’an dernier par La Boucherie littéraire, ne doit pas être négligé. Certes, on ne saurait affirmer sans se montrer un brin complaisant, qu’au strict plan littéraire, l’ouvrage apporte quoi que ce soit à l’histoire de la poésie. Écrit avec une certaine désinvolture, recourant à bien des facilités du moment, peu ambitieux donc sur la forme, le travail d’Emmanuel Campo intéresse par autre chose. Une sorte de sincérité ou d’honnêteté retorses par lesquelles il parvient, nous dévoilant l’envers du décor, à faire de ses propres faiblesses, une force et à nous sensibiliser de cette manière aux principales contradictions que la condition d’artiste qui est la sienne, oblige à affronter.

samedi 24 novembre 2018

L’EXPÉRIENCE DE LA FORÊT.


À Marco Martella

Il est difficile d’éviter
les distinctions et les conclusions
si agréable d’entrer
dans un espace dégagé
des courants d’opinion
et du poids de l’existence personnelle
un espace où moins l’on parle
plus l’on dit

Kenneth WHITE
Tractatus cosmopoeticus, in Un monde ouvert.


La forêt se trouve peu présente dans ce que j’ai pu jusqu’ici écrire. Je n’en retrouve en tout cas que fort peu de mention dans des textes anciens.


Cela me semble d’autant plus étrange qu’avançant dans la reconnaissance d’un réel échappant à nos soucis de définitions et de contrôle, je vois bien que la forêt qui se refuse à se laisser appréhender partout comme paysage, qui excède toujours l’œil, déroute tout particulièrement l’ouïe et nous déborde de ses inattendus touchers, constitue sans doute le milieu qui permet le mieux d’éprouver physiquement, sensoriellement, cet impensable du monde que les logiques réductrices et tellement morcelantes de l’école et de l’intellectualisme dans lequel j’ai été éduqué mais qu’aujourd’hui je combats, m’ont si peu préparé à découvrir dans les choses.


Oui, l’expérience de la forêt qui oblige à l’écoute inquiète, à une permanente tension de l’esprit vers l’invisible, le hors-champ - tant ce que l’on perçoit à cet instant de présences, craquements, frôlements, chuchotis, chants d’oiseaux, bruits lointains corrigés, diffractés, par l’acoustique propre des bois, échappe aux prises ordinaires et ordonnatrices de la vision qui bute là sur l’opacité d’une végétation de premier plan qui enserre - aurait pu devenir pour moi comme elle le fut pour un certain nombre d’artistes dont le beau livre intitulé La Forêt sonore, récemment paru chez Champ Vallon explore un certain nombre de réalisations significatives, la voie par laquelle j’aurais pu me défaire de l’idéal de clarté et de soumission perspective par quoi passait toute représentation supérieure et significative de nos fuyantes et prétendues réalités.

dimanche 7 octobre 2018

JE NE SAIS HABITER MON SEUL VISAGE. TOUCHER TERRE DE CÉCILE A. HOLDBAN.


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Merci à Cécile A. Holdban de m’avoir adressé Toucher terre, qui vient de paraître chez Arfuyen. On se trouvera je pense touché, par cette façon qu’a l’auteur d’y faire apparaître pour les réunir ses visages dispersés. Et pour elle qui aime à poser souriante, épanouie, devant des buissons de fleurs ou des paysages idylliques, de nous montrer tout en sachant conserver comme une forme de grâce et de préciosité parfois quasi préraphaélite, une sensibilité tout autant mordue par le doute et les mélancolies qui sourdent de la vie qu’exaltée par les enchantements que le généreux élan qui la pousse malgré tout vers l’amour et le monde, imprime dans son imagination.

mardi 18 septembre 2018

REPRISE. HERBES ET MURS. OÙ CONDUISENT LES ÉVIDENCES ?



Est-ce le pré que nous voyons, ou bien voyons-nous une herbe plus une herbe plus une herbe? Cette interrogation que s'adresse le héros d'Italo Calvino, Palomar, comment ne pas voir qu'elle est une des plus urgentes que nous devrions nous poser tous, aujourd'hui que, du fait des emballements et des simplifications médiatiques souvent irresponsables, risquent de fleurir les plus coupables amalgames, les plus stupides généralisations et les fureurs collectives aveugles et débilitantes. C'est la force et la noblesse de toute l'éducation artistique et littéraire que de dresser, face à tous les processus d'enfermement mimétique, la puissance civilisatrice d'une pensée attentive, appliquée au réel, certes, mais demeurée profondément inquiète aussi de ses supports d'organes, de sens et de langage.

lundi 12 mars 2018

VIE ET MORT D'UN PERSONNAGE. ÉCRIRE, UN CARACTÈRE DE CHRISTIANE VESCHAMBRE AUX ÉDITIONS ISABELLE SAUVAGE.



J’aime et je l’ai dit à de nombreuses reprises tout ce qu’écrit Christiane Veschambre. J’aime aussi sa personne. Et je ne saurais trop recommander à ceux qui ne l’auraient pas encore vraiment fait, de prendre le temps de lire Basse langue, livre qui portant en apparence sur la lecture, plonge en fait assez douloureusement au coeur de toute l’expérience intime que peut avoir une femme de ce qui l’a mise au monde non comme structure close délimitée par un moi connaissable, mais comme puissance d’accueil, toute nourrie de ses manques et de ses incertitudes profondes.

jeudi 9 novembre 2017

BONNES FEUILLES. ÉCRITURE ET PHOTOGRAPHIE. LA BAIE DES CENDRES DE STÉPHANE BOUQUET AUX ÉDITIONS WARM.

Les jeunes éditions Warm m’ont récemment adressé le bien intéressant petit livre qu’ils ont réalisé à partir de textes que Stéphane Bouquet a imaginés en tentant comme elles l’écrivent « d’habiter » des photos de Morgan Reitz. On rapprochera bien sûr cet ouvrage que nous nous empressons de recommander, de cet autre beau livre intitulé Les Oiseaux favorables que nous avons sélectionné pour l'édition en cours du Prix des Découvreurs, qui se présente, comme je l’indiquais dans ce blog, « sous la forme d’un monologue intérieur émanant d’une femme de 46 ans qui sent que pour elle « tout est peut-être fini, périmé, caduque, obsolète » et s’éprouve comme « une longue vibration de solitude qu’amplifient toutes les ondes de douleur environnantes ».
Ce pourrait également être l’occasion pour nos amis professeurs, comme on le leur recommande, de travailler sur l’image et d’étudier la façon dont elle peut venir déclencher des actes d’écriture singuliers mais aussi très fortement personnels.
Nous espérons que la lecture du tout premier texte de La Baie des cendres, accompagné de la photographie qui en a stimulé l’écriture, donnera envie à nos lecteurs de découvrir le reste de l’ouvrage.

Si seulement on pouvait m'indiquer la direction pense-t-elle alors qu'elle s'est égarée dans une ville sans signe distinctif. Nous sommes sur un pont au-dessus de l'eau et le ciel est aussi orange qu'un jus multifruits bio vitaminé et sûrement pour l'occasion enrichi en mangues ou bien sinon la publicité ment. Ce qu'elle voit d'ici, étonnant mais c'est directement le passé ou presque directement le passé. Le problème est qu'elle est fatiguée et qu'il est tellement difficile de tout faire tenir ensemble. Cela danse selon un certain rythme c'est certain mais est-ce le même ? Les arbres plient un peu dans le vent et des nuages défilent et tout ceci serait demeuré Inaperçu dans d'autres circonstances. Par exemple, moins fatiguée ou jeune encore, elle aurait pu éviter les répétitions et les phrases toutes faites et décrire simplement les barges en bois sur le fleuve et même inventer des scènes torrides pour derrière les stores de paille. Disons ces récits de jadis qui contiennent notamment des vêtements imbibés de l'odeur insistante des chevaux. Mais aujourd'hui quelqu'un a dû lui faire une injection de somnifère ou la peinturlurer d'une crème de jour à base de plomb, elle a juste le courage de reprendre des mots déjà entendus : par exemple on raconte qu'un homme voyage furieusement vers toi. Est-il raisonnable d'avoir encore cet espoir pantelant et au reste une bonne âme pourrait-elle lui chuchoter qui et quand et éventuellement où qu'elle ne rate pas derechef le rendez-vous ? Pas dans les environs en tout cas, à moins que le tramway ne consente à arriver et à s'inventer un arrêt que la photo a simplement oublié de figurer et les choses alors auraient enfin cet aspect concret et possible qui permettrait que tout et elle y compris perdure. D'accord, dit-elle, on verra plus tard si jamais elle atteint plus tard grâce à sa capacité sportive à outrepasser l'épuisement comme un coureur saute des haies à toute allure et sans s'affaler. Ce jour-là, les veines de ses paupières cesseraient de vibrionner. Mais en attendant le bateau postal vient d'apponter et c'est la solution miracle. II y avait cette lettre qu'elle n'attendait plus signée de ce prénom rougi comme un cœur qui s'agite. La lettre recommandait avec un flegme quasi bouddhiste : contemple assez longtemps l'agencement des lignes et des couleurs, tu devrais être capable de dénicher l'arrière-coin où se cache la patience récompensée. Un simple baiser d'accueil quand nous serons réunis. Mais où est-ce ? Peut-être devrait-elle finalement se résoudre à demander l'aide d'un tiers ? Auriez- vous l'amabilité etc.

Profitons de l’occasion pour renvoyer aux propos de Stéphane Bouquet dans le dernier numéro de la revue en ligne Secousse, en réponse à la question lancée par les responsables de la revue : La poésie est-elle réactionnaire ? En voici des extraits :

Il est possible donc qu’écrive des poèmes celle ou celui qui a perdu quelque chose, bien qu’elle ou il ignore quoi précisément – et que le poème soit son effort d’autoconsolation. En cela, il y a bien une pulsion réactionnaire qui travaille le fond de la poésie : l’appel d’un retour, quand on n’avait pas bêtement laissé tomber ses clés ou son os. Mais ce qui ne l’est pas, réactionnaire, c’est le chemin qu’il faut inventer pour satisfaire cette pulsion. […]

Le but des poèmes (soyons modestes, des poèmes tels que je les envisage et les écris) est de produire une vie suffisamment vivante pour donner l’illusion que la vie est actuelle, présente, ou quasiment. Que nous y sommes presque, dedans, et non pas exilés. Qu’en fait, il ne nous manque rien : ni un labrador, ni un chêne, ni un Victor. Si bien que pour ce faire il est indispensable de créer d’interminables effets de surprise dans la langue, si la vie est bien – comme je le crois – le sentiment d’inattendu, de décalage qui sort les jours de leurs rails et fait de chaque heure un matin. La langue du poème s’ingénie à produire de la surprise et en cela, qu’on le veuille ou non, elle est condamnée au neuf, non par goût un peu naïf du nouveau en tant qu’il est nouveau, avant-truc et cie, mais parce que le neuf (dans la langue) est la seule façon de réaliser un état (peut-être archaïque) où, pour nous (« nous » collectif, ou au moins duel), quelque chose est toujours intensément de ce monde. 

lundi 6 novembre 2017

BONNES FEUILLES ! DIEU EST À L’ARRÊT DU TRAM D’EMMANUEL MOSES.


CLIQUER DANS L'IMAGE POUR LIRE L'EXTRAIT DANS SA TOTALITÉ


"Il existe des mondes, vous n’avez pas idée." C’est par cette épigraphe empruntée au poète turc Orhan Veli ( 1914 – 1950) que se fait l’entrée dans le tout dernier livre d’Emmanuel Moses où le lecteur retrouvera ce qui fait tout le charme de cette poésie mobile et composite que je qualifierai volontiers de « fantaisiste » si le concept, tout aussi plastique que la sensibilité et l’écriture de l’auteur, n’en était aujourd’hui venu, malgré tous les efforts faits depuis le XIXe siècle pour en définir les contours, à se prêter finalement à toutes les torsions possibles. (voir)

Liberté de la forme, relation toujours neuve et souvent inattendue avec un réel bien présent mais dans la simple apparence duquel il importe de ne pas se laisser enfermer, inquiétude de soi, jeté dans un temps qui n’est pas seulement celui des horloges mais celui de la mémoire et de l’imaginaire emportés par une culture à la fois vaste et bigarrée, vulnérabilité sentimentale et labilité souvent pleine de distance de son expression … c’est un peu tout cela que je retrouve dans Dieu est à l’arrêt du tram qui ne fera peut-être pas oublier des livres tels que Dernières nouvelles de Monsieur Néant (2003) ou D’un Perpétuel hiver (2009) dont j’ai pu en leur temps rendre compte, mais qui régalera toujours ceux d’entre nous qui aiment à ressentir à travers les vivifiantes singularités d’un style les irrépressibles provocations de l’existence. Jusque dans sa déprime.

À l’intention du lecteur curieux  et dans le cadre des choix d’extraits que nous proposons sur ce blog j’ai choisi pour la richesse de sa thématique, et tout particulièrement pour son évocation de la dimension profondément vivante et sensible de l’arbre qui s’enracine dans un temps et un univers bien plus vastes que le nôtre, un passage du long poème liminaire qui tranche avec le caractère un peu de pièces d’orfèvrerie (page 100) des poèmes courts qui composent la plus grande partie de ce recueil.  Emmanuel Moses y évoque un séjour ancien dans une grande ville indienne où il cherche à entendre les paroles d’un arbre sacré, vraisemblablement ce ficus religiosa appelé aussi pipal ou arbre des pagodes. (voir)


vendredi 12 mai 2017

NOTRE ENGAGEMENT VÉRITABLE. POUR UNE PÉDAGOGIE DU DÉSIR. NON DE LA CERTITUDE.

Moment de lecture animé par Justine Francioli
au Lycée Wallon de Valenciennes. Photos de Maxime Delporte.
« Il y a poème seulement si une forme de vie transforme une forme de langage et si réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie. » C’est dans cette perspective dont j’emprunte ici la formulation au Manifeste de mon ancien professeur Henri Meschonnic, que les Découvreurs conçoivent l’essentiel de leurs interventions. Tant nous pensons que les jeunes ont besoin de parole. Non d’une parole qui impose, subjugue mais d’une parole qui relie. Nourrisse et émancipe.

Accablé de messages, subliminaux et autres, notre esprit n’a pas besoin qu’on cherche à l’embrigader davantage. Il a besoin d’oxygène et d’échange. Et qu’on lui montre de quoi il est, sans toujours le savoir, capable. Il lui faut pour cela l’impulsion qui l’amène à prendre conscience et plus encore à s’émerveiller de ce pouvoir que nous avons, non simplement de sentir, de nommer ou de décrire le monde mais de lui donner sens, de le constituer en représentation, de lui donner poétiquement figure, pour nous le rendre quand même un peu plus habitable.

Grâce aux libérateurs que sont, pour l’esprit et la sensibilité, devenus aujourd’hui les poètes, multiples sont les voies qui s’ouvrent à chacun pour inventer sa parole, opération qui comme le rappelle bien l’étymologie suppose qu’elle puise aussi bien en soi que hors de soi, dans le monde mais dans la langue aussi, les éléments qui lui sont nécessaires.

Mais essentiel est d’abord le désir capable d’entraîner à ne pas simplement reproduire. Pour dire à l’unisson. Avec la voix toujours un peu étouffante des autres. Et c’est ce désir avant tout d’une parole qui se cherche et doit apprendre à se trouver que les rencontres que nous proposons tentent de susciter.
Travaux d'élèves autour des Découvreurs
au  CDI de Bruay la Buissière avec Delphine Cuvellier

Nous ne cherchons pas justement dans les classes à repérer ces futurs Andromède de sous-préfecture dont  se moquait à juste titre le peu sympathique Claudel. En encourageant ce dévoiement sentimental qui fait les fausses lyriques, ces emportements indignés, ces compassions comme ces célébrations affectées qui passent encore trop souvent pour le propre de la sensibilité poétique, certains trahissent leur mission qui n’est pas de favoriser les comportements de connivence, les soumissions hypocrites à des valeurs de façade, mais d’apprendre à chacun à s’envisager dans sa propre distance. Il y a une morale de l’écriture. Qui est de soucieux nouages. Entre les mots et les choses. Entre les autres et nous-mêmes. Entre l’expérience directement vécue et celle qui ne passe que par l’imaginaire. Entre ce que je voudrais dire et ce que je suis capable de dire. Entre ce que je croyais dire et ce que je dis vraiment. Entre mensonge et sincérité, honnêteté et imposture, c’est à dire entre tous les degrés de l’adhésion ou de la complicité à soi-même dont nous sommes capables ...


Un groupe d'élèves de Jean-Bart Dunkerque avec Eric Davenne
Allez ! La tête encore toute prise des belles réalisations des uns et de la chaleureuse et audacieuse participation des autres, j’avais entrepris ce billet pour témoigner de ma reconnaissance envers l’accueil que m’auront accordé les élèves et leurs professeurs des lycées Wallon de Valenciennes, Carnot de Bruay la Buissière et Jean-Bart de Dunkerque où je viens de me rendre ces jours derniers en compagnie pour le premier nommé de Geneviève Peigné. Et voilà ce que fait finalement la parole. Elle entraîne. Détourne. S’échappe. Heureusement aussi elle revient. Alors oui revenons ! Que je puisse redire à quel point j’ai été heureux de partager avec tous ces jeunes et je le dis encore avec leurs bien valeureux professeurs, cette expérience de rencontres dont j’ai le bon espoir qu’elles soient parvenues à nous faire oublier l’accessoire et l’anecdotique pour nous maintenir bien au-dessus de toutes nos prétendues certitudes au niveau des plus vivifiantes et joyeuses curiosités.

dimanche 11 décembre 2016

RÉACTIVER À CHAQUE INSTANT TOUT LE VIVANT DU MONDE. AUMAILLES, UNE ANTHOLOGIE DE PASCAL COMMÈRE.

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« Comment aimerais-je être lu ? Je ne sais trop… Sans doute lentement, très lentement. Comme lorsque la voix pressentie la voix du poème — traîne sur les mots, grignotant au passage noisettes quelques voyelles. Certains de ces poèmes saisis dans un effet de ralenti — la vitesse c’est à l’intérieur — en une sorte d’apprivoisement. Sans recueillement ostentatoire d’aucune sorte, en passant. Généralement la poésie appelle une certaine distance, ici le poème semble conjuguer distance et proximité —  j’aimerais dire prochitude —, « lointaine approche » ainsi que le suggérait le titre d’un livre précédent : titre long, ah ce qui ne sait pas finir… Car ces poèmes, comme c’est presque toujours le cas en ce qui me concerne, furent écrits en marchant, ou bien à vélo, c’est-à-dire selon l’allure d’une déambulation. »

C’est par ces mots qu’à notre demande Pascal Commère répondait en 1997 aux élèves du lycée Branly de Boulogne-sur-Mer qui peu de temps après allaient lui décerner le premier prix des Découvreurs.

Nous sommes heureux, quelque 20 ans plus tard, de témoigner de notre fidélité à ce poète qui ne nous a jamais déçu – il en est heureusement de nombreux autres – en publiant avec notre association cette nouvelle anthologie dont nous espérons qu’elle permettra à un nouveau public de découvrir son oeuvre. Une oeuvre dont nous pensons qu’elle pourrait bien, comme nous l’indiquons en quatrième de couverture, « nous aider à reconfigurer autrement l’idée que nous nous faisons de notre importance et de la nature de notre présence, ici, sur cette terre ».


vendredi 2 décembre 2016

IDENTITÉ. ALTÉRITÉ. PLASTICITÉ. COMMENT SORTIR DE SA RAINURE HUMAINE.


MASQUES ALASKIENS,  CHATEAU-MUSEE de BOULOGNE-SUR-MER

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Je lis toujours avec intérêt les considérations que Florence Trocmé publie dans son flotoir.  Ce qu’elle vient d’écrire récemment au sujet de la traduction et peut-être aussi sur la question de la mise en scène des grandes œuvres littéraires me donne d’ailleurs envie de revenir un peu sur certaine des idées que je défends à l’intérieur de ce blog.

Bien sûr, je partage a priori la considération qu’éprouve Florence Trocmé pour le travail de P. Markowicz et son souci de rendre, avant tout, compte du caractère d’altérité  des oeuvres composées dans des langues étrangères.

Il y a pour chacun, en terme d’élargissement d’être, plus d’avantages à concevoir la traduction comme un chemin vers l’autre qu’à la réduire à n’être qu’une adaptation - à nos communes façons de voir, de penser, de sentir - du système de représentations fondamentalement différent dans lequel s’inscrit toute oeuvre produite dans une culture autre. Rien ne peut être plus triste pour l’homme que de ne savoir pas, comme dirait Francis Ponge, sortir de sa rainure. Et s’empêcher ainsi de se dupliquer constamment lui-même. Je partage à ce sujet les points de vue que développe Marielle Macé dans son dernier ouvrage, qui prenant les choses de manière très large, nous porte à reconnaître, non seulement dans la pluralité des formes prises par la vie humaine, mais aussi dans l’immense variété des existences animales, ce qu’à la suite de Canguilhem elle appelle des allures diverses de la vie, des styles, et va jusqu’à distinguer dans la multiplicité même des objets – je pense en particulier au passage qu’elle consacre aux instruments de musique – autant de manières d’instituer des relations nouvelles avec le monde.