samedi 24 novembre 2018

L’EXPÉRIENCE DE LA FORÊT.


À Marco Martella

Il est difficile d’éviter
les distinctions et les conclusions
si agréable d’entrer
dans un espace dégagé
des courants d’opinion
et du poids de l’existence personnelle
un espace où moins l’on parle
plus l’on dit

Kenneth WHITE
Tractatus cosmopoeticus, in Un monde ouvert.


La forêt se trouve peu présente dans ce que j’ai pu jusqu’ici écrire. Je n’en retrouve en tout cas que fort peu de mention dans des textes anciens.


Cela me semble d’autant plus étrange qu’avançant dans la reconnaissance d’un réel échappant à nos soucis de définitions et de contrôle, je vois bien que la forêt qui se refuse à se laisser appréhender partout comme paysage, qui excède toujours l’œil, déroute tout particulièrement l’ouïe et nous déborde de ses inattendus touchers, constitue sans doute le milieu qui permet le mieux d’éprouver physiquement, sensoriellement, cet impensable du monde que les logiques réductrices et tellement morcelantes de l’école et de l’intellectualisme dans lequel j’ai été éduqué mais qu’aujourd’hui je combats, m’ont si peu préparé à découvrir dans les choses.


Oui, l’expérience de la forêt qui oblige à l’écoute inquiète, à une permanente tension de l’esprit vers l’invisible, le hors-champ - tant ce que l’on perçoit à cet instant de présences, craquements, frôlements, chuchotis, chants d’oiseaux, bruits lointains corrigés, diffractés, par l’acoustique propre des bois, échappe aux prises ordinaires et ordonnatrices de la vision qui bute là sur l’opacité d’une végétation de premier plan qui enserre - aurait pu devenir pour moi comme elle le fut pour un certain nombre d’artistes dont le beau livre intitulé La Forêt sonore, récemment paru chez Champ Vallon explore un certain nombre de réalisations significatives, la voie par laquelle j’aurais pu me défaire de l’idéal de clarté et de soumission perspective par quoi passait toute représentation supérieure et significative de nos fuyantes et prétendues réalités.


Obligeant écolier, professeur appliqué, j’étais fait pour la phrase simple. Le point de vue unique. Et c’est bien de l’expérience toujours tellement excédante et déceptive des nombreuses et profondes forêts dont j’ai conservé la mémoire qu’auraient pu venir mon lent désapprentissage des savoirs aveuglants, ma profonde défiance envers les solutions définitives et exclusives en lesquelles André Gide n’hésitait pas, quant à lui, à voir la marque du génie. Non. Les choses me sont venues probablement par un autre chemin. Au contact d’une tout autre réalité qui n’est pas non plus celle des œuvres et des livres mais celle infiniment touffue, épaisse, incertaine des signes quand m’étant mis à l’écriture j’ai commencé à éprouver l’irrépressible puissance de végétation du mot, du son et de la lettre et à quel point je ne pourrais me flatter d’en contrôler jamais le merveilleux, déroutant et forestier débordement.


 Est-ce à dire que j’ai aujourd’hui l’ambition, comme peut-être en pourrait donner l’impression certaines longues phrases – on l’a vu - que ma prose affectionne, de m’inventer un texte à la hauteur de la sauvagerie et de l’impénétrabilité de cette silva oscura que l’allemand Altdorfer fut par son Coin de forêt avec saint Georges combattant le dragon que j’ai pu jadis découvrir à la Alte Pinakotekh de Munich l’un des premiers à faire ressentir. Non. Je me sens très éloigné des entreprises mimétiques. Et plus encore, on l’aura compris, des projets à vocation totalisante. Je sais en fait que je ne saurai jamais rien. En tout cas pas grand-chose. Et je me sers désormais de ce rien ou de ce pas grand-chose pour tenter de desserrer par quelques aventureuses mais apaisées sinuosités de phrases un peu de cet étroit filet de sens par lequel nous nous donnons l’illusion de pouvoir capturer le monde. Ce monde large et vieux. Que peut-être aujourd’hui nous ne méritons plus.

Alors
avant que ma journée trouve ici son repos

déposés

toutes les nostalgies impuissantes de l’âge
misères frustrations
les dévorants projets

j’écoute la forêt
qui est comme la mer immense

C’est une très vieille et apaisante connaissance
dont pourtant je ne sais
rien

ni quels atomes
quelque part dans mon corps
vieux de combien de millions d’années
s’agitaient déjà comme en un bain de teintes tièdes
dans la maternelle matière des feuilles qui bruissaient aux vents

ni quels autres y retourneront
quand libérées de leur écorce de béton
loin des pensées bavardes morcelantes des hommes

ils ondoieront de nouveau
humus liber ou bête
dans l’anonyme et sauvage amitié

du sang

des sèves

et des vents

Ce texte est paru pour la première fois dans l'anthologie numérique réalisée par Florence Saint-Roch sur le site Terreaciel

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire