À Marco Martella
Il est difficile d’éviter
les distinctions et les conclusions
si agréable d’entrer
dans un espace dégagé
des courants d’opinion
et du poids de l’existence personnelle
un espace où moins l’on parle
plus l’on dit
Kenneth WHITE
Tractatus cosmopoeticus, in Un monde
ouvert.
La forêt se trouve peu présente
dans ce que j’ai pu jusqu’ici écrire. Je n’en retrouve en tout cas que fort peu
de mention dans des textes anciens.
Cela me semble d’autant plus
étrange qu’avançant dans la reconnaissance d’un réel échappant à nos soucis de
définitions et de contrôle, je vois bien que la forêt qui se refuse à se
laisser appréhender partout comme paysage, qui excède toujours l’œil, déroute
tout particulièrement l’ouïe et nous déborde de ses inattendus touchers,
constitue sans doute le milieu qui permet le mieux d’éprouver physiquement, sensoriellement, cet impensable du monde
que les logiques réductrices et tellement morcelantes de l’école et de
l’intellectualisme dans lequel j’ai été éduqué mais qu’aujourd’hui je combats, m’ont
si peu préparé à découvrir dans les choses.
Oui, l’expérience de la forêt qui
oblige à l’écoute inquiète, à une permanente tension de l’esprit vers l’invisible,
le hors-champ - tant ce que l’on perçoit à cet instant de présences,
craquements, frôlements, chuchotis, chants d’oiseaux, bruits lointains
corrigés, diffractés, par l’acoustique propre des bois, échappe aux prises
ordinaires et ordonnatrices de la vision qui bute là sur l’opacité d’une
végétation de premier plan qui enserre - aurait pu devenir pour moi comme elle
le fut pour un certain nombre d’artistes dont le beau livre intitulé La Forêt sonore, récemment paru chez
Champ Vallon explore un certain nombre de réalisations significatives, la voie
par laquelle j’aurais pu me défaire de l’idéal de clarté et de soumission
perspective par quoi passait toute représentation supérieure et significative
de nos fuyantes et prétendues réalités.
Obligeant écolier, professeur
appliqué, j’étais fait pour la phrase simple. Le point de vue unique. Et c’est
bien de l’expérience toujours tellement excédante et déceptive des nombreuses
et profondes forêts dont j’ai conservé la mémoire qu’auraient pu venir mon lent
désapprentissage des savoirs aveuglants, ma profonde défiance envers les solutions
définitives et exclusives en lesquelles André Gide n’hésitait pas, quant à lui,
à voir la marque du génie. Non. Les choses me sont venues probablement par un
autre chemin. Au contact d’une tout autre réalité qui n’est pas non plus celle
des œuvres et des livres mais celle infiniment touffue, épaisse, incertaine des
signes quand m’étant mis à l’écriture j’ai commencé à éprouver l’irrépressible puissance
de végétation du mot, du son et de la lettre et à quel point je ne pourrais me
flatter d’en contrôler jamais le merveilleux, déroutant et forestier débordement.
Est-ce à dire que j’ai aujourd’hui l’ambition,
comme peut-être en pourrait donner l’impression certaines longues phrases – on
l’a vu - que ma prose affectionne, de m’inventer un texte à la hauteur de la
sauvagerie et de l’impénétrabilité de cette silva
oscura que l’allemand Altdorfer fut par son Coin de forêt avec saint Georges combattant le dragon que j’ai pu
jadis découvrir à la Alte Pinakotekh de Munich l’un des premiers à faire
ressentir. Non. Je me sens très éloigné des entreprises mimétiques. Et plus
encore, on l’aura compris, des projets à vocation totalisante. Je sais en fait
que je ne saurai jamais rien. En tout cas pas grand-chose. Et je me sers
désormais de ce rien ou de ce pas grand-chose pour tenter de desserrer par quelques
aventureuses mais apaisées sinuosités de phrases un peu de cet étroit filet de
sens par lequel nous nous donnons l’illusion de pouvoir capturer le monde. Ce
monde large et vieux. Que peut-être aujourd’hui nous ne méritons plus.
Alors
avant que ma journée trouve ici son repos
déposés
toutes les nostalgies impuissantes de l’âge
misères frustrations
les dévorants projets
j’écoute la forêt
qui est comme la mer immense
C’est une très vieille et apaisante connaissance
dont pourtant je ne sais
rien
ni quels atomes
quelque part dans mon corps
vieux de combien de millions d’années
s’agitaient déjà comme en un bain de teintes tièdes
dans la maternelle matière des feuilles qui bruissaient aux
vents
ni quels autres y retourneront
quand libérées de leur écorce de béton
loin des pensées bavardes morcelantes des hommes
ils ondoieront de nouveau
humus liber ou bête
dans l’anonyme et sauvage amitié
du sang
des sèves
et des vents
Ce texte est paru pour la première fois dans l'anthologie numérique réalisée par Florence Saint-Roch sur le site Terreaciel.
je m'y suis immergée. pas envie d'en sortir
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