Lecteurs, vivants acteurs de la chaîne du livre bien qu’en
principe anonymes destinataires de ce dernier, nous avons, comme très souvent
je le répète, une responsabilité. Et comme aussi l’écrit Virginia Woolf, une
grande importance. « Les critères
que nous posons et les jugements que nous portons [précise-t-elle dans
l’Art du Roman] s’insinuent dans l’air et deviennent partie de
l’atmosphère que respirent les écrivains en travaillant. Une influence est
créée, qui les marque, même si elle ne trouve jamais son expression imprimée.
Et cette influence, si elle est bien préparée, vigoureuse, personnelle,
sincère, pourrait être de grande valeur aujourd’hui, quand la critique se
trouve par la force des choses en suspens, quand les livres défilent comme une
procession d’animaux dans une baraque de tir et que le critique n’a qu’une
seconde pour charger, viser, tirer, bien pardonnable s’il prend un lapin pour
un tigre, un aigle pour une volaille, ou manque son but et perd son coup contre
quelque pacifique vache qui paît dans le champ voisin."
Des critiques qui prennent un lapin pour un tigre, nous n’en
manquons point. Principalement aujourd’hui sur le net. Où une part importante
de la poésie se troque. S’échange. Fait un peu parler d’elle du fait de l’espace
que lui laisse la criante indifférence des medias naturellement préoccupés
d’objets plus rentables. C’est que les dits-lapins sont à l’évidence plus
nombreux que les tigres. Les volailles que les aigles.
Et que le système d’interdépendance où chacun se voit embarqué dans le petit milieu des lettres fait qu’on encense qui peut vous encenser en retour. Like qui peut vous liker. Et qu’assez peu de sincérité, finalement, dans ces lieux d’expression qui pourraient cependant devenir de vrais lieux d’échange, circule pour produire un peu de pensée vraie. Et résistante.
Et que le système d’interdépendance où chacun se voit embarqué dans le petit milieu des lettres fait qu’on encense qui peut vous encenser en retour. Like qui peut vous liker. Et qu’assez peu de sincérité, finalement, dans ces lieux d’expression qui pourraient cependant devenir de vrais lieux d’échange, circule pour produire un peu de pensée vraie. Et résistante.
Je ne sais si Cécile Coulon qui vient de se voir attribuer
le Prix Apollinaire pour son recueil Ronces
est une carpe ou un lapin. Pour en avoir lu, assez attentivement, quelque bonne
dizaine de pages répandue sur le net, je doute en fait qu’elle soit tigre ou
aigle. Toutefois les commentaires pour le moins critiques qui, au sein des réseaux asociaux ont accompagné
l’annonce de cette attribution, me sembleraient plus pertinents
s’ils ne relevaient pas de la compréhensible frustration, chez certains, de constater
que les logiques de réseau mises au service de notre jeune poétesse, prévalent
toujours en ce monde sur les leurs et de voir préféré à leur ouvrage propre, un
petit livre, porté par le flux aisément repérable de facilités formelles et de clichés encombrant depuis des années une poésie de l’intime et du quotidien
sans doute plus pressée de paraître que d’exister.
Pour moi, je ressens bien aussi à quel point, dans cet
univers éclaté en chapelles, qui se réclament toutes, bien qu’en des formes
diverses et souvent opposées, de la poésie actuelle, il est difficile d’exister,
en dehors des amitiés qu’on aura su ne pas se laisser défaire par l’usure du
temps et les éloignements géographiques. Tant ce que l’on porte à la
publication se voit vite évalué à l’aune de l’image élémentaire que l’attendu
lecteur s’en fabrique à partir du peu d’attention dont pour vous, il dispose. Tant
les forces qui poussent à la découverte, au partage se voient confrontées à
l’esprit de clan. À toutes les formes du narcissisme militant, du copinage
égoïste, pour ne rien dire des vastes réserves d’ignorance au sein desquelles
nous nous mouvons. Ce qui me conforte dans l’attitude qui est la mienne :
ne pas trop céder aux sirènes de la connivence et suivre du mieux qu’il est
possible mon propre sentiment. Qu’appuient les quelques lumières que me
fournissent expérience et réflexion.
C’est dans cet esprit que je dirai aujourd’hui quelques mots
de l’ouvrage de Marlène Tissot, débité il y a quelques semaines par la
désormais fameuse Boucherie littéraire
d’Antoine Gallardo. Un jour, j’ai pas
dormi de la nuit est un appétissant ensemble
d’une soixantaine de poèmes tenant chacun largement dans une page qu'il divise en 4 tranches
de plusieurs vers, la première et la troisième reprenant invariablement le même refrain qui donne son titre à l'ouvrage. Marlène
Tissot employant ici un vers libre fortement irrégulier, déstructuré
pourrait-on dire, avec accessoirement quelques effets discrets de rimes ou
d’assonances, cela donne une forme de poésie qui sonne de façon moderne par son
apparent détachement vis-à-vis des rythmes traditionnels et son caractère
prosaïque.
Employé à tenter de dire la vulnérabilité à l’existence
d’une personnalité visiblement angoissée, très éloignée d’occuper en ce bas
monde le rang de première de cordée, le
poème de Marlène Tissot dresse en première personne l’inventaire des états par lesquels passe une
conscience au jour le jour, préoccupée, sinon de sa survie, du moins des
conditions qui pourraient l’aider à plus ou moins surmonter son mal-être et ses
incertitudes. Que figure évidemment ici le thème de l’insomnie.
Elle le fait ni sans humour, ni sans mordant. Car à la
différence de ce qui semble être le cas de Cécile Coulon qui tente aussi de
confronter sa parole aux cahoteux dérangements et manquements des jours,
Marlène Tissot entretient un rapport au réel, aussi bien qu’à la langue
suffisamment complexe pour nous éviter les clichés qui en ces matières
évidemment foisonnent. Il y a d’ailleurs et je m’en réjouis - étant
personnellement depuis toujours admiratif de cet autre jeune poète, mort, lui, dans
sa vingt-septième année - du Jules Laforgue dans la poésie de Marlène Tissot.
Ne serait-ce que par le recours quasi méthodique chez elle au jeu de mots. Au
détournement de formules. Qui font sourire, mais souvent de façon grinçante, là
où les pleurs mais aussi la colère et le refus d’obtempérer affleurent.
Marlène Tissot, qui, comme Cécile Coulon, écrit des romans,
a été fortement impressionnée par cette poésie américaine qui l’a aidée à se
tourner vers le quotidien et l’a autorisée à se dire dans une langue faite des
mots et des expressions de tous les jours, est de ces auteurs dont les écrits
sont de nature à conforter leurs lecteurs dans le sentiment, ô combien apaisant
parfois, qu’ils ne sont pas seuls au monde. Et à renforcer au passage, ce qui
n’est pas rien, cette sourde révolte de certains qui quand même ont compris
qu’une partie des difficultés qui leur sont données à vivre ne tiennent pas qu’à
certaines imperfections ou inadaptations de leur être propre mais à des
mécanismes sociaux faits en réalité pour mieux écraser les plus faibles et
tirer profit de chacun.
Reste que ce recueil que j’engage vraiment le plus possible
de lecteurs à lire, étant par ailleurs d’une personne pour laquelle j’éprouve
une réelle sympathie, m’aura parfois un peu donné l’impression par la reprise
du même incipit, d’une compilation de textes produits par un atelier d’écriture
d’autant que le côté un peu systématique du recueil, la visibilité qu’il donne
à certains procédés comme la paronomase, le détournement de formules ou la
métaphore filée, faisant un peu figure d’exercice, tournent l’ensemble du
travail vers la littérature et lui font perdre un peu de sa résonance quand on
sent bien pourtant par ailleurs qu’il est tourné vers la vie.
Michaux qui s’y connaissait mieux que personne en insomnies,
n’avait peut-être pas tort alors qui s’enjoignait à lui-même, dans Poteaux d’angle de sortir de ses propres
rainures et de creuser suffisamment loin en lui pour que son « style ne puisse plus suivre ». Mais
comment reprocher à Marlène Tissot de n’être pas Michaux. Elle qui sait, ce que
semble ignorer pas mal d’autres, « qu’on
ne devient pas vivante du premier coup [et qu’il y faut] beaucoup de persévérance ».
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