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vendredi 8 décembre 2023

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. REMPART CONTRE LA POÉSIE POLTRONNE : LA MER EN HIVER SUR LES CÔTES DE LA MANCHE DE JACQUES DARRAS AU CASTOR ASTRAL.

 

« On n’en finit jamais avec la mer ». Comme avec l’eau. Voire, comme, nous le dit et redit au fil de ses ouvrages, Jacques Darras, avec le regard, la pensée, la marche, les images, la poésie. Portés que nous sommes, par cet insatiable appétit de monde autour de nous. Que nous n’en finissons pas d’explorer. Quitte si l’espace ouvert aujourd’hui sur notre planète paraît s’être étréci, à nous relancer, qui sait, vers Mars[1] ou le champ toujours pour notre esprit, infini, des étoiles.

Affirmer que La mer en hiver sur les côtes de la Manche, plus qu’une somme récapitulative est un livre manifeste surprendra sans doute tous ceux qui rechigneront à lire la seconde partie, philosophique, réflexive, érudite, de l’ouvrage. Qui retraçant l’histoire des conceptions occidentales de ces grandes catégories de la pensée que sont l’espace et le temps aboutit, pour le dire à grands traits, à la revendication de la primauté de l’imagination sur la raison dans ce qui constitue notre vitale appropriation d’un réel en permanente mobilité. Dont la figure de la mer comme celle plus généralement de l’eau est pour Jacques Darras depuis longtemps l’éloquente, athlétique et poétique incarnation.

jeudi 21 janvier 2021

POÈMES VS PHOTOGRAPHIES. POUR PROLONGER NOTRE PLAISIR À LIRE JAMES SACRÉ.

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Pour compléter notre tout récent Cahier de Poésie en Partages consacré à James Sacré, je vous propose de découvrir un texte extrait d’un de ses livres que je préfère, America solitudes, paru chez André Dimanche il y a maintenant un peu plus de 10 ans. Tous les textes dans ce gros livre qui se présente comme une sorte de road movie poétique à travers l’Amérique des États-Unis, sont intéressants. J’en ai choisi un évoquant avec humour l’un de ces objets qui nous est aujourd’hui devenu de plus en plus indispensable, notamment au cours de nos voyages : l’appareil photo. Dont on voit, quand on est par exemple un habitué de Facebook, que les productions sont infiniment plus populaires que les meilleurs poèmes. On y retrouvera facilement le rapport complexe que James Sacré entretient avec ce grand réel qui nous déborde ainsi qu’avec le temps qui n’en est finalement qu’une composante particulière.

Enfin j’aimerais adjoindre à ce moment Sacré, cette belle réflexion du philosophe Paul Audi sur ce qu’on appelle en art comme en poésie « l’expression » : « Exprimer quelque chose veut d’abord dire (ce « d’abord » est ici essentiel) s’exprimer soi-même et s’exprimer soi-même, manifester un pathos. Quel pathos ? Celui de la vie venant en soi au gré de son auto-affection incessante, mais qui ne souffrirait plus de se souffrir soi-même ».  Créer, Paul Audi, éditions Verdier, 2010, page 356, dans le chapitre intitulé Prendre la parole.

N.B.  La photo de James Sacré est de Jean-Louis Estèves.

 

lundi 21 septembre 2020

POÉSIE ÉTRANGÈRE. DEUX OUVRAGES À DÉCOUVRIR CHEZ LANSKINE.

 


Plus on lit de poésie plus on se dit que l’inventivité des hommes en matière de parole a quelque chose d’inépuisable. Tournant toujours autour des mêmes thèmes quand ce n’est pas autour des mêmes motifs, la parole pourtant s’y multiplie, se particularise, révélant des existences plongées dans des histoires, des conditions, des états, suscitant tout un éventail d’élans et de contre-élans, d’adhésions et de refus, par quoi se renouvelle indéfiniment ce champ particulier d’expression qui dit l’immense besoin qu’a l’homme de se montrer qu’il existe, qu’il est là. De rendre compte aussi peut-être d’une présence. D’une inquiétude, d’un questionnement. De donner corps à un transport, un vertige ou un abattement…

 

Mais qu’en est-il ensuite de cette multiple parole ? Dont c’est un lieu commun que de dire qu’elle reste aujourd’hui largement sans écoute. Poète, finira t-il par devenir bientôt le nom de qui ne se parle qu’à lui-même. Sans plus cet extravagant souci de se communiquer aux autres ?

 

Pourtant, j’aime assez ce que tente de faire comprendre le poète américain Charles Olson dans Projective verse, quand critiquant ce qu’il appelle le vers fermé ou les poètes du poème carré, pour ne rien dire de ceux dont les poèmes ne seront jamais que pommades mielleuses, il écrit qu’un poème en fait est « de l’énergie transférée », « de là où le poète l’a trouvée » jusque vers son lecteur. Ce qui implique que le poème n’est pas qu’un bel objet à contempler. Miroir ébloui de son créateur. Mais une espèce de machine à secouer. À exciter. À fournir au lecteur, comme on parle de fournisseur d’énergie, l’intensité qu’il recherche, d’une émotion.

 

En ce sens les deux ouvrages que je viens de recevoir des éditions LansKine qui s’imposent de plus en plus dans le paysage éditorial actuel pour la façon dont elles savent accueillir les formes les plus diverses de la créativité poétique sans la réduire aux frontières de l’hexagone [1], ces deux ouvrages, donc, le premier d’un poète danois, le second d’un poète du Cap (Afrique du Sud), sont parfaitement olsoniens. Projectifs. Le lecteur qui s’y plongera ne manquera pas d’en être remué. Tant le courant qui les traverse est fort.

 

Vache enragée [2], de Nathan Trantraal, écrit dans une forme particulière d’afrikaans (le Kaaps) utilisée par les « métis » des classes populaires du Cap, témoigne à sa façon des ravages que la  politique d’apartheid pratiquée par l’Afrique du Sud et la misère économique, sociale et morale qu’elle a générée, continue d’exercer sur certaines couches – on voit bien entendu lesquelles -  de sa population. Sur le mode souvent du récit, proche de la courte nouvelle [3], Nathan Trantraal, connu surtout pour être avec son frère André, auteur de bandes dessinées, raconte et décrit sans en gommer les détails les plus crus et les moins ragoûtants, les scènes effarantes, sordides mais parfois tendres ou grandguignolesques, qui ont rythmé sa vie d’enfant et d’adolescent, mis en contact permanent avec des êtres abîmés par l’alcool, la drogue, obsédés par le sexe et le besoin d’argent (voir extrait ci-contre).

On le voit une telle parole n’existe pas que pour elle-même. Elle porte témoignage et bien sûr dénonciation. Et sans nier la puissance d’affirmation personnelle dont dans un tel contexte elle est bien sûr chargée, sa visée reste bien évidemment de produire chez ses lecteurs quelque chose de l’ordre du choc et de l’ébranlement. Qui sans rien céder à la sentimentalité mièvre [4], n’exclut pas une forme bienvenue d’humour noir. Et d’attachement.

 

L’ouvrage du danois Mads Mygind, J’écris pour le matin clair, pourra paraître plus intimiste au regard de son collègue du Cap dont il se rapproche toutefois par une utilisation du vers comme forme très libre de prose coupée. Privilégiant également le récit, plongeant le lecteur dans un univers social globalement peu réjouissant ce n’est toutefois pas par là qu’il retient le lecteur. Effectivement, alors que les textes de Nathan Trantraal sont essentiellement de l’ordre du regard [5], de le re-création sociologique à vocation finalement documentaire et critique, ceux de Mads Mygind, plus intériorisés, tiennent eux de la conscience sensible, s’éprouvant au jour le jour, sans autre projet manifeste que de « s’appliquer à vivre quelque chose ». Tout, même le plus important, y est dit « juste comme ça » sans particulièrement viser ni à la profondeur, ni à l’authenticité. Sans rien en tout cas du pathos par lequel certains croient établir la preuve de leur abstraite sensibilité.

 

Qu’il mentionne l’amputation d’une tante, une femme qui se casse la jambe en descendant d’un bus, une idylle qui se rompt, un sac plastique qu’on agite au matin, une nuée d’oiseaux qui s’envole, un gamin dans le bus déclarant que tout est vrai, le froid qui paraît plus vif au-dehors qu’à l’intérieur du réfrigérateur, une vieille femme ayant peint sa télé en rayures noires et blanches, les hommes politiques qui blablatent à la télévision, une pomme à quoi il finit par penser tandis que tant d’autres choses se déroulent et continuent autour de lui leur existence, Mads Mygind propose une poésie qu’on dira paratactique dans la mesure où chez lui tout apparaît au premier plan sans que rien d’explicite y vienne introduire un semblant de hiérarchie. Ou imposer une idée forte. Ainsi fait-il s’enchaîner, et sans toujours de lien apparent entre elles, notations, impressions, réflexions, qui par leur vitesse, leur allant, leur façon de sauter de l’une à l’autre dans une sorte de zapping permanent, si ce n'est même d'urgence [6], me rappellent un autre précepte d’Olson, valable d’ailleurs aussi bien, pensait-il, pour la vie que pour le poème : « UNE PERCEPTION DOIT IMMEDIATEMENT ET DIRECTEMENT MENER À UNE NOUVELLE PERCEPTION. Ça veut dire exactement ce que ça dit, qu’il s’agit, en tous points […] d’avancer, continuer, vite, les nerfs, leur vitesse, les perceptions, même chose, les actions, les actes au quart de tour, tout le bastringue, fais-moi avancer tout ça aussi vite que possible, citoyen. »

 

S’ensuit que l’attention du lecteur se voit constamment éveillée, renouvelée, surprise. Et que, sans avoir à faire d’efforts particuliers pour en décoder la lettre, toujours résolument claire, ce même lecteur peut s’il le veut, faire par le poème, l’épreuve féconde toujours pour lui d’une double étrangeté : celle d’un être qui n’est pas lui mais dont, tout au fond, il est amené à se sentir le semblable [7], celle aussi plus subtile, de l’inquiétante proximité, pour chacun, de la vie de partout qui déborde. Ce à quoi la parole tente, sans en rajouter, de faire contrepoids, comme le montrent, je crois, les dernières lignes du livre :

 

je suis assis à la table de la cuisine et pense à mon grand-père

il est mort aujourd’hui

il est 3h37

j’écris pour le matin clair

 



[1] On notera que ces 2 ouvrages sont donnés en édition bilingue, chose suffisamment rare pour être non seulement signalée mais saluée. Le premier, celui de N. Trantraal dans une traduction de Pierre-Marie Finkelstein, le second, de M. Mygind, dans une traduction de Pauline Jupin réalisée avec le concours de Paul de Brancion.

[2] Le titre original de l’ouvrage paru au Cap en 2013,  Chokers en Survivors, renvoie aux tartines (chokers) de beurre de cacahuète avec de la confiture que le gouvernement sud-africain distribua à une certaine époque aux enfants des quartiers pauvres. Dans le poème qui porte ce titre à la fin du recueil, l’auteur évoque un jeune drogué qui lui rappelle le quatrième frère des Bee Gees, celui dit-il qui est mort d’une overdose de cocaïne. Ajoutant à son propos : «  c’est comme s’il n’était pas mort/ comme s’il était v’nu à Lavis/ s’était noirci le visage/ et avait payé la famille de ma mère pour qu’ils disent qu’il était leur frère// comme s’il avait troqué sa coke contre des pilules de mandrax/ son champagne contre une bière/ sa villa contre une maison miniature/ sa beauté contre une bête/ la scène contre le chantier naval/ les feux de la rampe contre l’obscurité/ le succès contre l’échec/ et le caviar contre des tartines de beurre de cacahuètes avec de la confiture »

[3] C’est là sans doute l’une des limites de cette forme de poésie à laquelle les puristes reprocheront de ne pas davantage exister comme le voulait d’ailleurs aussi Olson, pour l’oreille. L’oreille entendue ici comme puissance génératrice d’un sens non prémédité. Vue dans sa dimension, pour le poète, exploratrice.

[4] comme l’écrit lui-même Nathan Trantraal : «  s’il y a bien une chose sur laquelle on est tous d’accord/ c’est qu’on déteste tout ce qui est sentimental ».

[5] Il faut néanmoins prêter attention au fait que le regard posé par Nathan Trantraal sur le milieu dans lequel il a grandi est en fait un regard transposé, qui fait que le poème repose toujours sur un certain art de la mise en scène. C’est un adulte qui écrit pour l’enfant et l’adolescent qu’il se souvient avoir été et de manière bien sûr à ce que la scène qu’il reconstitue produise un certain effet.

[6] Que symbolise bien sûr ce passage où l’auteur évoquant des bouleaux brillant le soir dans un cimetière, précise qu’il écrit un poème sur l’un d’eux « sans pouvoir attendre qu’il soit devenu papier ». 

[7] Voir p. 23 : « j’ai l’air si confus/ dans la pénombre/ tout au fond/ je ressemble à un million/ d’autres »

lundi 13 avril 2020

ENJEUX DE LA POÉSIE. UN RETOUR SUR JE SUIS DEBOUT DE LUCIEN SUEL.


Désireux d'évoquer aujourd'hui ''Je suis debout'', un livre de Lucien Suel paru à la Table ronde, je ne me hasarderai pas à tenter de définir la personnalité de cet auteur qui étonne ici par la grande diversité à la fois de ses thèmes et des formes d'écriture qu'il fait momentanément siennes. Sommes-nous ce que nous écrivons? Sommes-nous ce que nous retenons, filtrons dans nos écrits, du monde ? Pas sûr qu'une telle question trouve un jour de réponse certaine.
En fait, nous ne lisons pas vraiment pour, comme on dit, découvrir un auteur. Mais pour, à travers lui, nous découvrir nous-mêmes. Voire, nous inventer de nouvelles dispositions d'être. Nous imaginer d'autres occasions d'être au monde. D'autres possibles aussi de la parole. Comme l'écrit Marielle Macé, dans son livre majeur, Façons de lire, manières d'être, "les formes que les livres recèlent ne sont pas inertes, ce ne sont pas des tableaux placés sous les yeux des lecteurs mais des possibilités d'existence orientées. L'activité de la lecture nous fait éprouver à l'intérieur de nous ces formes comme des forces, comme des directions possibles de notre vie mentale, morale ou pratique, qu'elle nous invite à nous réapproprier, à imiter, ou à défaire."

Bien qu'appartenant à la même région, à la même génération que lui, je suis loin a priori de partager l'univers de référence de Lucien Suel que je connais pourtant depuis longtemps et ai découvert au début des années 90 dans la petite galerie de notre aujourd'hui défunt ami lillois Alain Buyse. Je n'ai guère de passion pour la génération beat, le rock, l'underground de façon générale, l'art du détournement, les jeux littéraires façon Papous dans la tête … tout au plus - mais c'est loin d'être peu de choses - partagé-je avec lui un goût prononcé des jardins, du vélo, une certaine nostalgie des décors populaires de nos années d'enfance, une infinie prévention contre la société de décervelage mise en place par nos institutions libérales: le règne du tout argent, de l'objet-roi et de la fabrication de masse des désirs prétendument singuliers. Et surtout la même exigence face à tout cela de demeurer et de m'éprouver vivant.

Ce qui me retient du coup dans le livre de Lucien Suel ne sont donc pas nécessairement les divers hommages qu'il peut adresser à des auteurs tels Bukowski qui me laisseraient plutôt froids ou dont je ne sais finalement pas grand-chose, ou de réaliser que tel texte est formé d'une longue suite d'alineas comptant chacun le même nombre de mots à savoir 23 (!) mais bien cette façon qu'il a, libre, inventive et toujours généreuse, d'articuler les divers pans de son imaginaire, de faire territoire de chacun des nombreux espaces qu'il a pu traverser, ce que ce livre par lui-même, fait de l'assemblage de textes plus ou moins commandés, révèle plus que d'autres par son caractère composite.
Il y a du polygraphe chez Lucien Suel que son statut de poète reconnu et fréquemment sollicité conduit à devoir écrire assez régulièrement à la demande. Mais si la réussite des textes ainsi produits est par nature inégale, je ne peux m'empêcher d'y reconnaître un même fond de jouissance conjuratoire à travailler cette large et épaisse matière de mots pour en faire lever comme d'une pâte le sentiment que nous sommes au monde. Que ce monde vraiment existe. Qu'il est fait de réalités concrètes - ô combien - dont bien entendu nous ne voyons pas tout. Et qu'il nous appartient par la grâce de notre parole et de notre imaginaire propres de lui donner les formes dont nous avons besoin. Pour le porter en nous. Le vivre poétiquement. L'accompagner en homme. C'est-à-dire: debout.
Et si comme l'écrit Yves Citton dans Gestes d'humanités," c'est à travers nos gestes que nous appréhendons le monde, parce que l'empathie nous conduit à décalquer nos gestes sur ceux d'autrui", les gestes de parole que multiplie Lucien Suel sont de nature à nous permettre un déconditionnement de tous ceux que quotidiennement nous empruntons aux machines qui nous gouvernent, nous incitant alors à cette permanente et nécessaire réinvention stylistique de notre mode particulier d'être par laquelle, nous, poètes, nous efforçons d'empêcher que le monde s'avilisse chaque jour davantage. En tentant d'activer des formes et des forces qui le rendent - il faut bien - plus humain. Avec le rêve aussi, comme l'écrivait Mallarmé dans ses Divagations, de nous percevoir simples infiniment et pourquoi pas, juste un peu vrais, vivaces, parmi les autres. Sur la terre.

Article publié, en 2014, sur l'ancien blog des Découvreurs.

mercredi 27 novembre 2019

DES EFFETS MONSTRUEUX DE LA GLOBISHISATION. POURQUOI IL NOUS FAUT IMPÉRATIVEMENT LIRE LE DERNIER LIVRE DE GÉRARD CARTIER !

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Poètes, écrivains, enseignants nous sommes attachés à cette langue que nous travaillons et tentons de transmettre. Car nous savons que la langue comme l’écrit Barbara Cassin, prolongeant une belle image du grand linguiste allemand Humboldt, « n'est pas seulement un instrument de communication, un service ; ce n'est pas non plus seulement un patrimoine, une identité à préserver. C’est un filet jeté sur le monde » qui ramène à notre conscience une part de réalité. Nous permettant de la penser. Plus une langue est forte, riche, plus la part de réalité qu’elle nous permet d’entrevoir est précise et profonde. Plus la langue s’appauvrit, plus le filet de son vocabulaire, les mailles de sa structure se distendent, plus large devient la part de monde qui fuit hors de notre conscience. Échappe à notre sensibilité.

« Quand on dit « bonjour » ou « good morning », on souhaite que la journée soit bonne. Quand les Grecs se saluaient, ils disaient « Khaire », « jouis », réjouis-toi de la beauté du monde dont tu fais partie. Les Latins disaient plutôt « vale », « sois en bonne santé ». En arabe, en hébreu, on fait שלום que « la paix soit avec toi ». En mandarin, paraît-il, on demande : « As-tu mangé ? » C'est toujours bonjour, mais on n'ouvre pas le monde de la même manière. » écrit Barbara Cassin dans une chronique de l’Humanité reprise en ligne par le collectif national l’Appel des appels, qui s’est donné pour mission de « résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social ». En l’occurrence ici notre heureuse et féconde diversité.

Dès lors comment ne pas réagir face à la mise en place de cette pseudo-langue universelle, le « globish » dont il faudrait être aveugle pour ne pas voir comment – sous des apparences légères et le plus souvent ludiques – le terrible travail d’uniformisation des sensibilités et des consciences qu’il entreprend, nous soumet chaque jour davantage au règne de l’argent et de la marchandise.  

Sous le régime nazi, un philologue allemand Viktor Klemperer a tenu un compte quasi journalier de la façon dont la langue du 3ème Reich, - c’est le titre de son ouvrage [1] – est, à force de simplisme et de matraquage, parvenu à faire nager "dans la même sauce brune " la plupart des esprits d’un des pays comptant pourtant parmi les plus cultivés d’Europe.[2]


Cette chose qui nous menace aujourd’hui, d’ailleurs amplifiée par l’extrême fascination qu’exerce sur chacun la toute puissance des nouvelles technologies, est peut-être plus grave car elle ne se limite plus aux frontières d’un pays. Elle ne vise rien moins qu’à s’imposer à l’ensemble des peuples de la terre.  C’est pourquoi nous pensons important d’offrir à la réflexion de ceux qui nous liront, ces pages essentielles du dernier livre de Gérard Cartier, Du franglais au volapük, dont nous avons précédemment rendu compte, en espérant en voir le plus possible partagés, l’inquiétude et le désir de résistance.



[1]  Victor KLEMPERER, LTI, la langue du 3e Reich. Carnets d'un philologue, Paris, Albin Michel (coll. Bibliothèque Idées), 1996, 375 p. Traduit de l'allemand et annoté par Elisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.
 
[2] Qui fabrique la LTI ? V. Klemperer voit en Gœbbels son forgeron principal, et en Hitler, Göring et Rosenberg ses acolytes. Qui parle la LTI ? « Tous, littéralement tous, parlaient […] une seule et même LTI» (p. 330). Le nazisme a fait de la langue du parti la langue de tous. Il a fait d'un bien particulier un bien général. Il a accompli son dessein totalitaire. Partout, même « dans les maisons de Juifs, on avait adopté la langue du vainqueur » (p. 258). Les mots circulent, du parti à l'armée, du parti à l'économie, du parti au sport, du parti aux jardins d'enfants. Le mot Weltanschauung (vision du monde), à son départ « terme clanique », se met à circuler sur toutes les lèvres : « Chaque petit-bourgeois et chaque épicier des plus incultes parle à tout propos de sa Weltanschauung et de son attitude fondée sur sa Weltanschauung » (p. 191). Extrait du CR de l’ouvrage de V. Klemperer par Alice Krieg, dans la revue Mots, n°50, mars 1997. Israël - Palestine. Mots d'accord et de désaccord. Voir en ligne : https://www.persee.fr/issue/mots_0243-6450_1997_num_50_1?sectionId=mots_0243-6450_1997_num_50_1_2319


mercredi 6 novembre 2019

INDIFFÉRENCES CANNIBALES !


Si je n'ai toujours rien dit du livre d'Eric Pessan, Ce qui sauterait aux trois yeux du Martien fraîchement débarqué, que les éditions LansKine m'ont adressé il y a quelques mois déjà, ce n'est pas par indifférence. Ou parce que je trouverais que "ce livre n'est pas de la poésie [et qu'il] manque de spiritualité et de travail de la langue". Ceux qui comme moi reçoivent beaucoup des éditeurs et des auteurs qui, comme c'est bien normal, tentent d'assurer à leurs livres ce minimum de présence sociale qui légitime, dans le contexte déprimant qu'on sait, les efforts nécessités par leur publication, me comprendront. Impossible de répondre à tout. Impossible de se montrer à la hauteur de tout. Impossible. Même en acceptant de faire fi de tout ce qui ne paraît pas nécessaire. Sans compter bien sûr, le factice ou le dérisoire.

mardi 8 octobre 2019

RECOMMANDATION. LA POÉSIE INTIME ET POLITIQUE DE CHRISTINE CHIA. SINGAPOUR.

Nous n’avons pas besoin de vérité, mais de parole. C’est, à mes yeux, la suprême raison de l’existence de la poésie. Répondre, à travers le système commun d’une langue que nous partageons avec l’ensemble de nos semblables, aux diverses pressions que nous éprouvons de la vie, est en soi, comme un moyen d’échapper à l’angoisse de notre condition séparée. Tout en affirmant, par le travail d’art plus ou moins important que cela suppose, sa propre singularité.



Du commun et du singulier, la jeune poète singapourienne de langue anglaise, Christine Chia, dont Le corridor bleu propose aujourd’hui, réunis dans le même volume, la traduction par l’excellent Pierre Vinclair, des deux premiers recueils, La Loi des remariages et Séparation : une histoire, s’en réclame quant à elle de bien intéressante manière. En faisant, dans ce livre, se correspondre, en miroir, sa douloureuse histoire familiale et celle de la République de Singapour en la personne principalement de son ancien leader, Lee Kuan Yew, l’homme qui aura présidé à son rattachement à la Malaisie en 1963, avant d’être contraint, en 1965, de s’en séparer.


jeudi 12 septembre 2019

FAUVELLE, MICHON, COETZEE, LA VENUS HOTTENTOTE ET L’ÉCRITURE BONNE.

Pour Jean-Marie Perret

Gravure de Hans Burgkmair, vers 1508 représentant les khoekhoes
Sensible à certaines remarques qu’on aura pu me faire, je reviens, fidèle à ma manière à la fois concentrique, allusive et indirecte d’envisager, comme je peux, les choses, au livre de François-Xavier Fauvelle, A la recherche du sauvage idéal, qui m’a fourni le point de départ de ma récente réflexion sur quelques impostures courantes de notre poésie. Oui, on ne saurait trop insister sur l’originalité et l’intérêt de la démarche par laquelle cet ouvrage tente de rendre compte de la réalité d’un très ancien groupe humain que les aléas de l’histoire auront amené à disparaître non sans nous avoir laissés construire d’eux une image désolante qui en dit long sur les carences de notre propre équipement moral.

mercredi 3 octobre 2018

UN AMBITIEUX POÈME DU MONDE. TERRE COURTE DE MARTIN WABLE.


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S’il est une aventure qui n’en finit pas d’interroger, plus ou plus sourdement, l’imaginaire de l’écrivain, c’est bien celle toujours à reprendre, recommen-cer, poursuivre, de la langue à la recherche de ce qui quelque part la fonde. L’anime. Ou la surprend. Entreprise indébrouil-lable tant sont multiples les sons et les images. Les mondes. Dans leurs commerces flamboyants. Et souterrains. Leurs crises. Leurs vraies ou fausses révélations… Les flux d’altérités, d’identités, qui de partout traversent. Chargent. Surchargent. Dévient après les routes vers leurs pentes. Broient les essieux. Faussent les roulements.


mercredi 20 juin 2018

AUTOPORTRAIT AUX SIÈCLES SOUILLÉS DE MICHAEL WASSON. OU QUE SAUVER DE CE QUE, MONSTRE, L’HISTOIRE A ÉCRASÉ.


« Je suis en partie monstre, en partie animal, partie eau, partie histoire, partie chant, partie farceur, toujours le sang rencontre l’eau & asperge la terre ». 


C’est à partir de ce sentiment de personnalité éclatée, diffractée - en parties violemment concurrentes ou contraires - jetée au cœur d’une réalité et d’une histoire cruelles, que le poète américain Michael Wasson, d’origine Nimíipuu ou Nez-percé, une des plus vieilles tribus indiennes, qui occupait autrefois les territoires de l’Idaho et du Montana, a composé cet Autoportrait aux siècles souillés, que les éditions des Lisières viennent de publier dans une traduction de Béatrice Machet.

jeudi 15 février 2018

DÉCHIRER NOTRE FILET MENTAL. GALERIE MONTAGNAISE DE DIDIER BOURDA.



À quoi se mesure l’importance ou la nécessité d’une œuvre ? Et d’ailleurs à quoi bon mesurer ? Étalonner. Classer. Toujours hiérarchiser. Difficile quand même de négliger le fait qu’il existe des œuvres qui par l’ouverture de l’intelligence sensible qui préside à leur écriture, excèdent, par la profondeur des questions et l’importance des éléments qu’elles convoquent, l’attention  toute relative que méritent la plupart des petites combinaisons poético-narcissiques par lesquelles certains parviennent à faire malgré tout illusion.


Galerie montagnaise, du béarnais Didier Bourda, est justement de ces livres majeurs qui, sans renoncer en rien à la nécessité de dire ses quatre vérités à notre triste époque, présente aussi la féroce ambition de redonner à la poésie quelque chose de la magie profonde, de la nécessité vitale, du lien originel aussi, qu’au sein de sociétés depuis longtemps disparues, elle entretenait avec le monde.  

mardi 12 septembre 2017

RECOMMANDATION : SIDÉRER, CONSIDÉRER DE MARIELLE MACÉ.


Cliquer pour lire un extrait du livre
C’est un texte court. Qui ne répond certes pas à toutes les questions notamment politiques qu’il soulève mais qui, rendant plus attentifs, nous conduit à aborder ces dernières avec plus de lucidité et surtout de cette véritable et nécessaire humanité qui permettrait de construire demain un monde enfin plus habitable. Pour tous. Confrontée à la réalité à première vue sidérante de cette misère qui, venue d’un peu partout, tente aujourd’hui de s’installer dans le peu d’espace que l’égoïsme et l’arrogance de nos sociétés protégées, provisoirement lui abandonnent1, l’essayiste Marielle Macé dont nous apprécions depuis longtemps le travail, s’efforce, avec beaucoup de pudeur mais aussi de résolution, de redéfinir le regard qu’il nous appartient de poser sur ces populations démunies que nous aurions tort de ne considérer, au mieux, que comme de malheureuses victimes.

Ceux qui suivent depuis ses débuts notre blog gardent peut-être en mémoire la recommandation que nous avons faîte, lors de sa publication, du beau livre de Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, qui avait, entre autre, le mérite de nous faire voir les migrations actuelles non plus comme des actes de désespoir mais comme affirmations d’être relevant, pour qui sait les comprendre de l’intérieur mais aussi dans leur histoire, d’une véritable geste héroïque.

Sans bien entendu recourir au caractère épique de la poète franco-sénégalaise, l’ouvrage de Marielle Macé nous amène aussi à considérer autrement ces vies que nous sommes toujours trop nombreux à recevoir comme « au fond pas tout à fait vivantes » ou comme l’écrit Judith Butler qu’il cite « comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de destruction ou d’abandon ». Non !  Répond avec la plus grande énergie Marielle Macé : ces vies sont au contraire « absolument vivantes » ! Et d’affirmer, comme nous le montre bien encore au passage le livre de Sophie G. Lucas, moujik moujik, que nous nous réjouissons d’avoir sélectionné pour le Prix des Découvreurs 2018, que « les vies vécues sous condition d’immense dénuement, d’immense destruction, d’immense précarité, ont sous ces conditions d’immense dénuement, d’immense destruction et d’immense précarité, à se vivre. Chacune est traversée en première personne, et toutes doivent trouver les ressources et les possibilités de reformer un quotidien : de préserver, essayer, soulever, améliorer, tenter, pleurer, rêver jusqu’à un quotidien, cette vie, ce vivant qui se risque dans la situation politique qui lui est faite. »
Démantèlement  par les CRS de la zone sud de la "Jungle" de Calais, le 16 mars 2016



Cette reconnaissance ne peut pas aller sans colère. Colère devant « l’indifférence, le tenir-pour-peu, par conséquent la violence et la domination […] toutes les dominations, celles qui justement accroissent très concrètement la précarité. »  Et là justement se trouve l’une des vertus principales du poète, de l’artiste, affirme Marielle Macé qui rappelle Hugo, Baudelaire, Pasolini et appuie sa réflexion sur l’Austerlitz de Sebald, la relation de Walter Benjamin à sa bibliothèque, le film de Claire Simon, le Bois dont les rêves sont faits, les récits attentifs mais dénués de pathos d’Arno Bertina ou, pour finir, sur le très beau livre de Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement dont elle retient l’idée qu’un pays n’est pas un « contenant » mais « une configuration mobile d’effets de bords » ce qui nous impose de « ne pas enclore chaque idée de vie mais au contraire de l’infinir et reconnaître ce qui s’y cultive ».

Car ce qui s’y cultive, souligne bien Marielle Macé, n’est pas que la pure négativité de la souffrance, du deuil et de la misère. S’y cultivent aussi l’adaptation, le bricolage, l’invention, l’utopie, le rêve, … bref tout un système de compétences qui mis en œuvre avec parfois de formidables énergies vise à organiser ou réorganiser la vie et à lui donner ou redonner humainement forme. Les preuves n’en manquent pas. Comme ce dont témoigne le travail du Pôle d’exploration des ressources urbaines ( PEROU), un collectif  de politologues, de juristes, d’urbanistes d’architectes et d’artistes : l’installation en moins d’un an et dans les conditions détestables qu’on sait, par les 5000 exilés de ce qu’on a appelé la Jungle de Calais, de « deux églises, deux mosquées, trois écoles, un théâtre, trois bibliothèques, une salle informatique, deux infirmeries, quarante-huit restaurants, vingt-quatre épiceries, un hammam, une boîte de nuit, deux salons de coiffure. » Détruire à grands coups de pelleteuse comme le font les « autorités » cet existant, pour en déloger les migrants ne se réduit pas simplement à réduire par les moyens de notre technologie, mécanique et policière, des abris insalubres, montés à partir de matériaux précaires qui défigurent le paysage, c’est surtout démolir des idées, « des idées de vie, qui se tiennent tout à fait hors de la vie partagée mais qui disent qu’on  pourrait faire autrement et accueillir autrement. »

Alors, oui, Sidérer, considérer, sous-titré Migrants en France, 2017  est un livre qu’il faut lire pour, qu’enfin débarrassés de l’écœurante parure de bons sentiments qui nous amènent à verser des larmes hypocrites sur les souffrances dont le monde se contente trop souvent de nous livrer le spectacle, nous nous mettions à reconnaître en chaque démuni une vie qui elle aussi s’invente et se cherche et a toujours quelque chose à nous dire. Pas seulement sur ce qu’elle est mais aussi sur ce que nous pourrions être. Avec plus d’intelligence et surtout de réelle attention envers tous ces possibles que tellement, malgré tous nos savants discours et nos grandes mais infertiles résolutions, nous négligeons2.

NOTES :
1.       On lira à cet égard avec beaucoup d’intérêt les premières pages du livre qui analysent avec acuité le paysage urbain dans lequel s’est établi le camp de migrants et de réfugiés dont part Marielle Macé pour lancer sa réflexion sur le caractère sidérant dans certaines de nos villes des indécents voisinages qui s’y produisent.

2.       Voir pour prolonger cette idée de fertilité : http://lesdecouvreurs2.blogspot.fr/2016/09/exoten-raus.html#more