« On n’en finit jamais avec la mer ». Comme avec l’eau. Voire, comme, nous le dit et redit au fil de ses ouvrages, Jacques Darras, avec le regard, la pensée, la marche, les images, la poésie. Portés que nous sommes, par cet insatiable appétit de monde autour de nous. Que nous n’en finissons pas d’explorer. Quitte si l’espace ouvert aujourd’hui sur notre planète paraît s’être étréci, à nous relancer, qui sait, vers Mars[1] ou le champ toujours pour notre esprit, infini, des étoiles.
Affirmer que La mer en hiver sur les côtes de la Manche, plus qu’une somme récapitulative est un livre manifeste surprendra sans doute tous ceux qui rechigneront à lire la seconde partie, philosophique, réflexive, érudite, de l’ouvrage. Qui retraçant l’histoire des conceptions occidentales de ces grandes catégories de la pensée que sont l’espace et le temps aboutit, pour le dire à grands traits, à la revendication de la primauté de l’imagination sur la raison dans ce qui constitue notre vitale appropriation d’un réel en permanente mobilité. Dont la figure de la mer comme celle plus généralement de l’eau est pour Jacques Darras depuis longtemps l’éloquente, athlétique et poétique incarnation.
Composée de 47 poèmes recouvrant successivement sur deux pages l’espace qui semble ici presque étroit, resserré, du papier, cette nouvelle approche du paysage si cher à Jacques Darras, que constituent les côtes de la Manche, à travers la multiplication de ses points de vue, de ses thématiques et, de façon plus profonde, l’élan, le souffle créateur qui l’anime, témoigne à nos yeux de la « philosophie fluctuante » de l’auteur du fameux cycle de la Maye pour qui rien ne peut, ne doit, venir arrêter, réduire, domestiquer, pétrifier, la relation que son esprit entretient avec « le mouvement incessant du monde ». D’où sa conception du poème comme répétition[2]. Non comme répétition du même. Mais relance permanente de la voix entraînant avec elle son flux toujours plus rechargé d’images. Images par quoi le poète, « artisan primordial », en charge de la matière « mots » œuvre sinon à la construction du réel, du moins « à la manière [dont ce dernier] apparaît dans l’espace ». (p. 120)
Dans son Irruption de la Manche, paru en 2011, par quoi s’ouvrait le volume VIII du Chœur maritime de la Maye, le poète « debout à la verticale des craies » sur les hauteur du Blanc-Nez, qui s’entrainait à « tailler de minimes marches d’arrêt » dans ce Temps qu’il faisait remonter du plus loin de notre Préhistoire à « la Présence du Futur » constamment sous nos yeux, affirmait déjà, pour finir qu’il « n’y a pas le Temps il y a les milliers d’autres soleils possibles/ Il n’y a pas le calendrier il y a l’éternité recommencée du matin ». Avec La mer en hiver sur les côtes de la Manche, Jacques Darras, continue de nous entraîner de poème en poème au devant de l’univers à la fois un et multiple, dans lequel toutes les lignes de séparation – quelles que soient leur nature - ne s’affirment que pour mieux être franchies[3]. Comme il l’aura physiquement, fait tant de fois, empruntant le ferry pour passer de Calais à Douvres ou de Dover à Calais[4].
Il suffira maintenant de lire attentivement le poème 40, pour se rendre compte que l’arpenteur de plages qu’est Jacques Darras ne se limite bien sûr pas à des parcours mécaniques. Ses traversées tiennent beaucoup plus de l’esprit, de l’imagination que du simple mouvement du corps, d’un avion, d’un bateau ou d’une automobile. Qu’on en juge :
Je descends chaque matin sur la même plage, ma plage.
Ma favorite d’entre les plages.
Ma plage de la Manche.
Sable continu sur des kilomètres.
Pour piéton de l’infini.
Pour mouette athlétique.
Ayant rangé toutes ces images dans mon grand sac à métaphores.
Que je porte noué à l’épaule.
Une image en appelle une autre.
Une plage, d’autres plages, il y a de l’écho entre elles.
Je marche sur plusieurs à la fois.
[…]
Quelle incroyable élasticité l’espace, notre marche dans l’espace.
Quelle invraisemblable invisibilité, nous dans l’air.
Nous les géants de la mémoire médiane médiatrice.
Mes plusieurs ombres et moi.
Sur toutes ces plages à la fois hiver ou bien été.
Conjuguer donc, par l’imagination, les espaces, tous les espaces et les temps. Peut-être encore, individu à part entière, revendiquée, être aussi tous les hommes, figure à soi seul d’humanité. Tel est me semble-t-il le projet darrassien. Qui porte haut, j’estime, l’étendard de la poésie. Que nous connaissons souvent plus poltronne[5]. En tous cas plus timide. Morose. Incapable de tenir aussi bien à la fois la pittoresque concrétude des choses et la métaphysique qui toujours la prolonge et sous-tend. C’est ainsi que pour filer à travers un exemple la métaphore militaire, j’ai plaisir à voir Darras entraîner son lecteur à suivre le galop à Dunkerque de ce tout petit bonhomme d’un mètre cinquante, Sébastien le Prestre, plus connu sous le nom de Vauban. Prolongeant ainsi sa réflexion sur le caractère vulnérable de ces plages du Nord offrant par leur platitude trop de latitude, dit-il, à l’ennemi. Lançant à partir de là toutes sortes de verbales irrésumables fusées autour de la liberté, du vide, sur la multiplication des casernes, citadelles, que le zélé ministre de Louis XIV aura dressées un peu partout sur ce territoire du Nord, comme si, écrit plaisamment notre auteur, il avait voulu amener son Morvan natal jusqu’au bord de la Manche ! Et de plaisanter pour finir sur cette appellation de Hauts-de-France dont on sait à quel point, lui, le chantre de la Grande Picardie[6], s’est fait le contempteur.
On n’en finit jamais avec la poésie de Darras. Tant sa matière est vivante, à la fois riche, enlevée et mobile. Se commentant encore au besoin elle-même. Réfléchissant toujours aussi son auteur quels que soient les plans qu’il aborde. Incarnée donc. Comme lorsqu’il parle de peinture. Par exemple de Hobbema dont la toile de 1689, L'Avenue à Middelharnis, qu’on peut admirer à la National Gallery de Londres, constitue, révèle-t-il comme « un point fixe » dans son existence[7], malgré « sa pauvreté d’imagination évidente » au regard par exemple d’un Brueghel « lequel ouvrait des chemins/ Au-delà des murailles nous séparant de l’Italie ». C’est que cet imaginatif, qui « voudrait s’entendre déferler avec l’assurance de la vague », cet homme singulier qui n’a rien d’effacé, d’ordinaire, dont le savoir passe volontiers aux yeux de certains pour immodeste, abrite paradoxalement la conscience, « la certitude égalisatrice apaisante », de notre ignorance commune face à l’immensité du monde. Un monde[8] que par la poésie, mais une poésie généreuse, accueillante, sensible à tout, proche de tout, qui ne perd jamais le souci de convaincre son lecteur et de s’en faire entendre[9], il s’agit bien toujours pour l’homme d’habiter, de faire autant qu’il se peut signifier. Non en lui imposant ses propres et abstraites logiques. Mais en entrant le plus étroitement possible en dialogue avec lui.
Jusqu’à lui laisser, bien sûr, le dernier mot. Ne faire plus qu’écouter sa musique. Et recueillir en lui son ultime soupir.
[1] Voir poème 22, page 49
[2] Poème 23, page 51
[3] Poème 38, page 81
[4] Poème 19, page 43
[5] Ne pas trop s’étonner de ce mot qui renvoie à la façon dont la poésie principalement française se soumet aux interdits du moment et aux injonctions de la mode. Comme elle l’aura fait si longtemps par exemple avec l’interdit de l’image. Voire de la représentation.
[6] Voir ce livre essentiel pour qui veut connaître et comprendre l’histoire et le caractère de notre région, Tout Picard que j’étais, L’exceptionnelle richesse littéraire de la Grande Picardie à travers les siècles, aux éditions de la Librairie du labyrinthe à Amiens.
[7] C’est pourquoi il ne faudra pas s’étonner outre mesure, non plus, du choix de mon illustration. Qui n’est ici de campagne qu’en apparence. Et dans laquelle c’est un peu le parlemarcheur Jacques Darras que je vois s’avancer au milieu du chemin, son fusil à poèmes, à l’épaule.
[8] Ce monde dont la mer tout particulièrement dans ce livre est l’expressive en même temps que très concrète métonymie.
[9] Nombreuses sont en effet chez Darras, les interpellations. Sa poésie se montrant aussi par là comme une forme continuée de la conversation. De commerce en tout cas. Celui de l’esprit, bien sûr, comme on disait autrefois..
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