« Quand j’étais jeune homme l’art se suffisait à lui-même : il n’y avait ni galeries ni collectionneurs, ni critiques, ni argent. Puisqu’il s’agissait d’un âge d’or, nous n’avions rien à perdre et une vision à élaborer. Aujourd’hui ce n’est plus pareil »[1]
Il y a quelque chose de l’imposture dans ces retentissants autant que terribles évènements muséaux où les publics sont invitées à « une relation de soi à soi, au plus intime [2] » devant une accumulation d’œuvres sensées les inciter à la contemplation, la méditation, voire à venir ressentir en foules une expérience unique à caractère mystique… Entraînés, poussés, pressés, par le devoir d’admirer, notre petite bourgeoisie touristique éprise comme toujours de distinction s’est mise à se précipiter aux grandes expositions, rendant de plus en plus insupportable ce qu’on appelait autrefois leur « visite », devenue aujourd’hui « parcours », sorte d’épreuve consistant davantage à tenter d’éviter de heurter ses voisins, de se rapprocher comme on peut des tableaux, de s’y placer à bonne distance sans que leur vue n’en soit dérangée par le passage de ces groupes se contentant de ne leur jeter sans s’arrêter qu’un regard fatigué ou de ces obsédés du cliché venus avant tout enrichir leur collection d’images numériques pour se prouver à eux-mêmes ainsi qu’à leurs proches, qu’ils y étaient ! Et qu’ils existent vraiment.
« Si les gens veulent des expériences sacrées, ils les trouveront, s’ils veulent des expériences profanes, ils les trouveront.[3] » Sûr qu’en ce qui concerne ces dernières elles ne manquent pas à la fondation Vuitton. Où il est également possible en « hommage à Rothko » de se régaler d’une création au citron, pour pas moins de 16 euros ! Quant aux expériences sacrées dont parle le peintre pour qui la peinture était pour reprendre le mot de Rimbaud dans sa lettre fameuse, dite du Voyant, « de l’âme pour l’âme », sans doute faut-il aller les chercher ailleurs : dans ces chapelles solitaires qu’on trouve toujours heureusement un peu partout, ces musées de province peu fréquentés, voire ces promenades en forêts comme aux bords de la mer ou au sommet du Monte Ceppo dans la montagne ligure.
Reste que de telles expositions,
si on s’y intéresse vraiment, donnent l’occasion de se faire une idée de
ce que fut l’itinéraire d’un peintre. De son obstination à chercher sa propre
vérité. De manifester à travers ses expérimentations, ses évolutions, les
preuves successives de son inquiète présence au monde. Et que malgré la presse,
devant certaines toiles où l’on peut un moment s’isoler, on perçoit quand même un petit quelque chose de ce
qu’effectivement ce peintre prétendument abstrait de New-York, doit, comme il
l’écrit, à ces artistes de la Renaissance qui auront su redonner toute sa
profondeur, son pouvoir de pénétration à la couleur. Le Titien. Véronèse. La
peinture vénitienne en général. Plutôt que la florentine qui selon lui
emprisonne la forme dans le dessin[4].
Pour mieux permettre à ses publics de profiter d’une expérience immersive, la Fondation Vuitton, propose en complément, de VIVRE « l’expérience Rothko [5]», en une heure chrono, au modeste tarif de 20 euros, en plus j’imagine des 16 euros de l’entrée, en profitant d’un accompagnement par une professeure de méditation doublée « d’un médiateur culturel de la Fondation ». Nul doute que cela ne soit à tous profitable. Je m’étonne simplement de voir que c’est de cette façon que notre inventive époque répond au désir manifeste du peintre « de créer un état d’intimité, une transaction immédiate » avec les œuvres exposées[6].
Oui, décidément, je crois que nous n’en finirons jamais avec la piperie des paroles. Cette fourberie de plus en plus évidente, face à l’art, du monde dit de la « Culture »[7].
[1] Mark Rothko, Écrits sur l’art (1934-1969) , cité par Annie Cohen-Solal dans son Mark Rothko, folio histoire, p. 252. Bien entendu il faut comprendre ce propos qui ne décrit pas une situation sociale existante mais l’expérience que Rothko en avait à cette époque. Encore que bien sûr, l’argent, les critiques, n’aient fait que prendre de plus en plus de place, de nos jours.
[2] Ce sont les termes mêmes d’un des commissaires de l’exposition Rothko que je lis dans le Connaissance des Arts qui lui est consacré.
[3] Rothko.
[4]
Sans doute insuffisamment informé, du fait des préventions de son époque, de
l’œuvre d’un Pontormo voire d’un Bronzino dont les vibrations colorées sûrement
lui auraient paru proches. Par la subtile liberté aussi qu’elles prennent par
rapport aux apparences. À la tyrannie de la représentation.
[5]
Comme à l’occasion du centenaire de la guerre 14-18, le département de l’Aisne
invitait les touristes à venir VIVRE l’expérience des tranchées !!!
Aujourd’hui, les services touristiques de notre Région Hauts de France
ne proposent pas moins de « deux expériences immersives - elles
aussi - pour vivre » ce qu’endurèrent ceux qui eurent le malheur de
connaître vraiment toute l’horreur des combats !!! Tiens, il y a quelque chose de l'ordre de l'humour noir si cher aux surréalistes de voir actuellement nos grands musées parisiens nous proposer de "vivre l'expérience" de ces trois grands suicidés de l'histoire de l'art que sont Van Gogh, De Staël, Rothko !
[6] Dont je rappelle que selon les meilleurs connaisseurs de son œuvre, elles sont sensées nous mener « sur le seuil de la transcendance, vers le mystère du cosmos, au cœur du mystère tragique de notre condition humaine ». Voir ouvrage cité de Annie Cohen-Solal, p. 237.
[7] Ceux qui l’ont lu ont pu découvrir dans l’indispensable ouvrage de Viktor Klemperer, Lti, la langue du IIIème Reich, comment progressivement a pu s’étendre, à travers de multiples et insidieux procès de langue, le totalitarisme nazi. Une autre forme de totalitarisme, soft cette fois, qu’on pourrait dire totalitarisme marchand, donc publicitaire, est de toute évidence à l’œuvre aujourd’hui produisant sinon les mêmes effets, du moins un vide semblable et de plus en plus insupportable, de la pensée : les mots dont cette dernière a besoin pour se développer se faisant de plus en plus conceptuellement creux et de plus en plus affectivement chargés de représentations trompeuses. On souffre de voir les instances culturelles les plus hautes d’une nation comme la nôtre contribuer à ce mouvement que dénonçait déjà en son temps P.P. Pasolini.
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