samedi 16 décembre 2023

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS : RESSACS DE CLARISSE GRIFFON du BELLAY AUX ÉDITIONS MAURICE NADEAU. PASSAGERS TOUJOURS DE LA MÉDUSE.

« J’étais potentielle dans ces actes. J’étais potentielle dans cette viande morte.

Qu’est ce qu’on transmet ? [1]»

 

Récit avant tout d’une difficile libération, Ressacs, d’une descendante de l’un des quinze survivants sur les cent-cinquante qui durent confier leur survie au fameux radeau de la Méduse, n’est pas un travail d’historien. Ce qui se passa réellement sur ce grossier assemblage de bois rapidement construit avec des madriers et des pièces de mâts, suite à l’échouage du navire, est d’ailleurs aujourd’hui bien documenté. Même si, comme j’ai pu le constater fort récemment, au cours d’une discussion vive avec une amie romancière, le jour abominable que jette sur notre humanité les actes que choisirent d’accomplir une partie des naufragés pour assurer le maintien de leur existence, continue à ne pouvoir, par tous, être regardé en face.

Depuis deux siècles, la famille Griffon du Bellay se transmet, d’aîné en aîné, un exemplaire de la relation du naufrage publiée en 1817 par deux des survivants du radeau que leur jeune ancêtre – il avait 28 ans – a annoté de sa main, y apportant quelques terribles révélations remettant aussi en partie en cause la version officielle passant par exemple sous silence la responsabilité des officiers[2] dans les massacres qui se produisirent pour débarrasser l’embarcation de sa charge et des bouches excessives. Ces meurtres, joints à la pratique sur le radeau d’un cannibalisme organisé[3], sont naturellement de nature à troubler non seulement l’image mais la conscience aussi d’une famille sans doute fière de ses armoiries et de ses origines mais dont les membres finalement ne doivent leur existence qu’à l’adhésion de leur ancêtre à ce qui fut commis. Rien d’étonnant que ce monstrueux secret finisse par avoir, sur certains de ces membres les plus sensibles, des effets souterrains.

Clarisse Griffon du Bellay aujourd’hui âgée d’une quarantaine d’années est une sculptrice reconnue. J’aime a priori son travail que je ne connais malheureusement qu’à travers les images qu’en offre généreusement son site qui m’a donné vraiment l’envie de la découvrir. C’est apparemment ce que j’appellerais une artiste hantée. C’est-à-dire qui ne peut travailler qu’à partir de ce qui chez elle l’habite au plus profond, au point, comme on le voit dans le livre, de rejaillir en obsessions. En rêves. Voire en cauchemars. Ressacs, dont le titre dit bien à travers la métaphore marine, la violence en retour dont se trouve chargée l’écriture comme le projet du livre, est le récit, l’analyse, de la façon dont son auteur s’affranchit, se décharge progressivement du poids de ce secret qui la dépasse et dont elle suggère dans les premières pages qu’il a pu avoir inconsciemment sur elle des effets mortifères. Clarisse Griffon du Bellay montre ainsi comment ce qu’elle appelle la viande s’est imposée dès les premiers pas qu’elle a effectués dans la carrière d’artiste[4]. Comment son imaginaire s’est trouvé imprégné de cette matière dont la lecture enfin du livre de son ancêtre, avec les horribles détails qu’elle découvre, lui permet d’entrevoir l’origine. C’est que bien des choses se communiquent à l’intérieur d’une famille qui ne passent pas par la parole. Ainsi chez les Griffon du Bellay de la transgression originelle à quoi ils doivent physiquement leur existence[5]. « Cela s’est inscrit à notre insu, dans le poids des choses. C’est un autre type de mémoire, une mémoire de corps. C’est comme de réapprendre quelque chose de très lointain qu’on aurait parfaitement oublié. Il en reste une note flottante attestant que c’est ce qui est réellement arrivé. »

Le livre alors que Clarisse Griffon du Bellay a entrepris d’écrire, restituant à l’histoire collective ce qu’elle estime lui devoir, met de fait courageusement un terme à la transmission quelque peu morbide du secret familial[6]. À ce malaise flottant nourri de sourde honte et de culpabilité qui faisait des descendants du jeune secrétaire embarqué sur son radeau des passagers toujours de la Méduse. Alors, il faut lire, je crois, ce livre personnel et sensible, qui par certains aspects rejoint la poésie. Et vient opportunément nous rappeler la dimension vitale de l’art – car c’est bien à travers sa sensibilité d’artiste que Clarisse Griffon du Bellay a conçu cet ouvrage qu’elle dit d’ailleurs à la fin contempler comme une sculpture qui se termine - qui bien loin de n’être qu’un jeu gratuit de formes, engage, en tout cas chez certains, toute l’histoire, l’Histoire aussi, de son créateur.

 

À PROPOS DU TABLEAU DE GÉRICAULT : voir sur mon blog ce qu’en écrit Peter Weiss dans ce livre majeur bien trop peu connu en France, Esthétique de la résistance.



[1] Page 42

[2] Longtemps on a voulu penser que c’étaient les simples soldats présentés bien sûr comme la partie la plus vile de l’humanité qui avaient été à l’origine des massacres commis dès le premier jour pour des raisons de poids,  repris le troisième pour des raisons de vivres. Ces massacres en fait ont été organisés à l’initiative d’un officier qui en aurait « rationnalisé » l’accomplissement par un simple calcul de relation entre le volume du tonneau de vin embarqué et la quantité nécessaire par personne et par jour ! On n’est pas sorti du Siècle des Lumières pour rien.

[3] L’une des révélations qu’apportent les notes de Griffon du Bellay, c’est que les naufragés découpaient en tranches le corps des cadavres destinés à être mangés. Et que pour en améliorer le goût ils les mettaient à sécher.

[4]                                 « J’ai plongé dans la viande.

Je suis allée me perdre à Rungis, entourée de centaines de carcasses alignées. J’ai été traversée par autant de présence. Présence atteinte du seul fait de cette lourdeur et de ces mécanismes vitaux exhibés au grand jour. Pour moi la viande disait quelque chose de la magie du vivant, dévoilait une part du mystère insondable de sa palpitation.

Je trouve d’une brutalité et d’une beauté absolues les apparitions de viande dans la vie, la crudité du corps dépecé, déchargé du camion, porté sur l’épaule, exposé dans les vitrines.

J’admire la présence lourde, imposante de ces bêtes.

Il y avait de l’intime.

Dans cette chair.

Dans ces corps.

J’avais le sentiment de dire beaucoup de moi, de m’exposer, de m’ouvrir entièrement.

J’ai écrit alors :

 

Je me sens viande »

 

[5] Dans Un Bouquet pour les morts publié à l’occasion du centenaire de la guerre de 14, j’ai dédié l’un de mes poèmes « aux enfants qui ne seront pas nés des soldats de Craonne ». Cela m’avait frappé de réaliser qu’en effet il fallait ajouter aux morts déjà innombrables de la guerre, tous ceux qu’ils auraient engendrés s’ils n’avaient pas été inutilement sacrifiés. Sur le plateau de Craonne, entouré d’un groupe de jeunes gens devant qui j’évoquais ce qui là s’était passé, j’ai eu physiquement, la vision de cette absence. J’ai vu à côté des vivants, la présence absente des enfants des enfants des soldats morts. C’est l’expérience inverse que ressent Clarisse Griffon du Bellay : elle voit autour d’elle et bien sûr aussi et peut-être d’abord en elle-même et cette fois en chair et en os, des vivants, qui n’auraient pas dû naître si les interdits sur quoi se fonde l’humanité dîte civilisée avaient été respectés.

[6] Cela bien entendu ne va pas sans déchirement entre loyauté familiale, notamment envers son père, et exigence personnelle. Certains pourraient ainsi ne pas hésiter à penser que pour assurer sa propre survie, Clarisse Griffon du Bellay aura décidé de « cannibaliser », symboliquement bien entendu sa famille. Ce que personnellement je ne saurais lui reprocher.


 

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