samedi 26 novembre 2016

CHAIRS ET COULEURS DES DÉBUTS DU CHRISTIANISME. LIRE LE ROYAUME D’EMMANUEL CARRÈRE.

FRA ANGELICO Noli me tangere
C’est toujours bien de le redire : nous peinons – le mot est faible – à nous dépêtrer des poncifs qui encombrent notre esprit, nourri de toutes les simplifications, les plus ou moins nécessaires raccourcis qui constituent la base de tout ce qui se collecte d’ordinaire en nous sous le nom de culture.

C’est pourquoi j’ai aimé le livre qu’Emmanuel Carrère a consacré à « enquêter » sur les chrétiens des premiers âges et l’apparition de cet étrange, sinon même insensé système de croyances* qui, né dans cette lointaine partie de l’empire romain qu’était autrefois la Judée, a fini par rayonner sur la plus grande partie du monde donnant au passage naissance aux cathédrales, à la musique de Bach, à la peinture de Rubens, du Caravage ou de Fra Angelico...

Principalement centré sur la figure de Luc, ce grec judaïsé originaire de Macédoine qui fut l’un des principaux compagnons de Paul et auteur comme on le sait de l’Evangile qui porte son nom ainsi que des Actes des Apôtres, le livre de Carrère qui considère en partie Luc comme un confrère en écriture, nous aide à donner chairs et couleurs, un peu d’épaisseur humaine encore, à ces figures que l’ignorance de leur histoire réelle et notre soumission aux images fabriquées, ont laissé se figer en traits grossiers sur les toiles de fond de nos imaginaires. Richement documenté en dépit bien entendu du caractère limité des sources qui nous sont parvenues, l’ouvrage nous aide également à comprendre un peu les circonstances concrètes et les divers enjeux, psychologiques, sociaux, politiques, intellectuels, moraux et pourquoi pas aussi littéraires qui ont conditionné les tout débuts du christianisme et conduit à sa progressive rupture avec le judaïsme.

mardi 15 novembre 2016

EN CHAIR ET EN MOTS. DÉSORDRE DU JOUR D’HENRI DROGUET.

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Les éditions Gallimard sortent actuellement le tout dernier livre d’Henri Droguet, Désordre du jour. On sait le bien que je pense des inépuisables chahuts de langue de ce poète charnu, charnel et un brin malicieux, faisant feu de tout bois, que je lis depuis longtemps ... C’est toujours le même régénérant régal. La même solide et robuste empoignade où s’opère une vaste saisie de mondes. La même façon d’accuser le coup. D’être mortel. Et à la fois vivant.

lundi 14 novembre 2016

GRANDE EST LA PATIENCE DE LA PORTE ENTROUVERTE. ARIANE DREYFUS.


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« 
Je commence à faire des poèmes quand la partie est perdue » affirmait Cesare Pavese. « J’écris parce que je vais disparaître » nous confie quant à elle Ariane Dreyfus dans le premier vers du poème liminaire de l’ouvrage qu’elle publie aujourd’hui aux éditions Flammarion. Au-delà des différences que l’avisé lecteur ne manquera pas d’établir entre ces 2 déclarations, à plus d’un titre antagonistes, c’est bien là reconnaître qu’un livre de poésie ne peut se réduire à proposer à ses lecteurs une simple promesse de plaisir ou de bonheur, mais qu’il doit également, et sans doute surtout, donner ou redonner, comme l’écrit de son côté le philosophe Paul Audi, « chance à la vie », « la chance pour ainsi dire de prendre de vitesse, à l’endroit même de sa chute, et avant tout effondrement possible, le destin de notre finitude. »

lundi 7 novembre 2016

VULNÉRABLE GÉNÉROSITÉ DE LA POÉSIE. STÉPHANE BOUQUET.

EDUARD OLE PASSENGERS 1929

Merci aux éditions Champ Vallon de m’avoir adressé le dernier livre de Stéphane Bouquet, Vie commune. Ceux qui me font l’amitié depuis quelques années de lire les notes que je consacre aux poètes que j’estime savent tout le bien que je pense de l’œuvre de cet auteur auquel j’ai consacré l’un des tous premiers billets de mon précédent blog (Voir).

L’ouvrage aujourd’hui présenté ne fait pour moi que confirmer l’importance du travail de cet auteur. Importance dont me persuadent moins les nombreux arguments que pourraient avancer ma raison raisonnante ou la sorte d’évidence avec laquelle le lisant, ses livres m’apparaissent sortir vraiment du lot commun. Non, si les livres de Stéphane Bouquet comptent tant à mes yeux c’est qu’ils sont au sens fort émouvants. Qu’ils m’émeuvent. Par tout ce qu’ils réussissent à me faire sentir de ce désir poignant qui nous anime d’une présence élargie aux autres et au monde. Sans rien cacher de tout ce qui pourtant fait la vie moindre et fausse. Et solitude.

vendredi 4 novembre 2016

DE NOTRE POUVOIR DE LAISSER S’ASSÉCHER OU DE FÉCONDER NOS VIES. SUR LE DERNIER LIVRE DE MARIELLE MACÉ, STYLES.


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  * 
De quoi, de qui, sommes-nous les serviteurs ? D’un ordre social qui nous gouverne ? Des habitudes que nous avons contractées ? Des pulsions profondes qui inconscientes nous travaillent ? Des mystérieuses chimies de nos cerveaux ? Des langues pourquoi pas encore qui façonnent nos représentations du monde? Les raisons ne manquent pas à ceux qui ne veulent voir en l’homme que la triste, rumineuse et malhabile marionnette de jeux de forces multiples qui l’animent. En même temps l’empêchent. Pour ne lui concéder qu'une illusoire liberté.

Mais, si loin d’être les administrés de vies qui jamais totalement, c’est vrai, ne nous appartiennent, nous étions capables, chacun à notre façon, d’investir les mille et une sollicitations du vivre ; et empruntant parmi les multiples formes qui nous traversent celles qui trouveront matières à s’incarner, se prolonger ou se laisser redéfinir, c’est selon, nous disposions du pouvoir d’affirmer, d’inventer, envers et contre tout, cette singularité d’être que nous refuse un peu vite l’esprit réducteur et conformiste du temps.

Je ne sais si le tout dernier livre de Marielle Macé tranche dans la production universitaire du moment. Je suis loin d’être au fait de tout ce qui se publie aujourd’hui dans ces territoires qui m’ont toujours un peu effrayé, sinon rebuté, par leur caractère de parole souvent étrangement inhabitée. Mais je vois bien que son livre qui s’autorise régulièrement la confidence, est d’un auteur « affecté » par son sujet. D’un auteur qui du coup me concerne. Répondant à certaines questions que, vivant, je me pose. Mettant ainsi ses clartés, ses lumières, sur des choses que je sens.

Et si nous pouvions un peu bricoler comme Sujets véritables, comme buissonnières libertés, ces vies qu’on voit de plus en plus faites pour être  assujetties ?

D’autres, j’imagine, ont rendu compte de son livre. Le replaçant dans le grand concert des productions intellectuelles de l’époque. En soulignant les vues les plus pertinentes, en pointant aussi, c’est certain, les angles morts. J’y ai pour ma part d’abord conforté l’admiration que j’éprouve pour le Michaux de Passages, pour le Barthes de la Préparation du roman ... pour tant d’autres encore à commencer par le Michel de Certeau de l’Invention du quotidien qui, l’un des premiers dans ma bien paresseuse évolution intellectuelle, m’a fait comprendre comment perruquage et braconnage étaient non pas les deux mamelles de notre vie mais deux modes extraordinaires par lesquels nous pouvons un peu bricoler comme Sujets véritables, comme buissonnières libertés, ces vies qu’on voit aussi de plus en plus prêtes à être assujetties.

On reproche aujourd’hui souvent aux colériques leurs excès. À ceux qui ne se retrouvent pas dans les simplifications d’usage, leur élitisme. L’ouvrage de Marielle Macé apportera à ceux-là qui ne sont pas très à l’aise dans le grand corps d’habitudes empruntées de l’univers social actuel, une sorte de légitimation de leurs mauvaises manières. Loin de n’être que pure recherche de distinction, affirmation énergumène ou posture, le souci obstiné de nuances, le refus des connivences ordinaires, comme l’emportement face aux façons de vie jugées insupportables, sont pour Marielle Macé à mettre au crédit de certaines sensibilités qu’elle n’hésite pas à qualifier de poétiques, émanant de dispositions d’être quasi sismographiques capables de repérer mais aussi d’évaluer, les grands mouvements profonds qui affectent les sociétés et menacent par certains de leurs aspects de les rendre en partie inhabitables. C’est ce qu’elle montre à travers les exemples de Baudelaire et aussi de Pasolini dont elle explique qu’il fut celui qui le premier l’ouvrit au désir d’étudier, au-delà des groupes et des individus, les formes particulières prises par la vie. Ses styles. N’en vitupérant celles qu’il voyait émerger de son temps que dans la mesure où elles étouffaient, selon lui, les chances de l’apparaître humain. 


Se délivrer totalement de « l’abcès d’être quelqu’un ? » 

Loin ainsi de nous entraîner à la célébration narcissique des petites différences, pratique malheureusement bien connue de divers milieux poétiques, c’est à partir d’une conception élargie, inquiète et toujours en devenir, du processus d’individuation affectant ce que nous tenons parfois frileusement pour nos identités, que Marielle Macé s’ingénie à valoriser en l’homme cette capacité d’attention qui permet d’éprouver de nouvelles relations avec le monde et de reconnaître autour de soi pour tenter de les comprendre, d’autres compétences de vivre.

Cela ne va bien sûr pas sans problèmes. Car, si, comme l’écrit Michaux, l’attention portée à la foule des propriétés, des façons, qui de partout nous traversent, nous délivre heureusement de « l’abcès d’être quelqu’un », il faut quand même un peu de fermeté pour qu’une forme existe. Et nul ne prétendra voir dans le Léonard Zelig imaginé par Woody Allen  - tour à tour obèse, grec, rabbin, noir, nazi, évêque, jazzman, politicien, pilote d'avion, psychanalyste... et à qui il suffit d'approcher une espèce, une communauté ou une simple personne pour en épouser immédiatement les caractéristiques - la figure idéale d’une individuation parfaitement aboutie.

Non. S’il importe, toujours pour reprendre Michaux, de ne jamais se laisser enfermer dans son style, toutes les formes ne nous conviennent pas. Certaines sont pour nous plus fécondes, entraînantes, que d’autres. D’autres inversement nous seront mortifères. Ou nous ne saurions rien en faire. En fait, nous fait mieux comprendre Marielle Macé, les formes de vie que le monde et sa puissance constante d’invention, de renouvellement, nous propose, ne devraient jamais nous laisser indifférents. Elles réclament au contraire la plus grande ouverture et la plus grande vigilance. Car, comme le dit si bien aujourd’hui le philosophe François Jullien, elles constituent pour nous des ressources. Manière pour chacun, non d’endurcir et d’exalter sa propre identité, mais de tester la plus ou moins grande fécondité, comme dirait Jean-Christophe Bailly, de l’humus particulier sur lequel il fait sa vie.

mercredi 2 novembre 2016

MORT D’UN PERSONNAGE. SUR LAME DE FOND DE MARLÈNE TISSOT.

Mon pere est mort, Dieu en ayt l’ame,
Quant est du corps, il gyst soubz lame…
François VILLON
Le Testament

Je viens de lire le petit livre de Marlène Tissot Lame de fond, produit par La Boucherie littéraire de l'exigeant Antoine Gallardo que je remercie bien de me l’avoir adressé et j’aimerais en dire ici quelques mots qui viendraient rendre justice à l’émouvante et fragile sensibilité de son auteur. À la façon juste aussi qu’elle a de rendre compte de ce que l’idiotie contemporaine appelle le travail du deuil et qui n’est que le jeu millénaire des façons par lesquelles les vivants, comme ils peuvent, s’accommodent de la disparition ou de la perte d’autres qui comptaient, en profondeur, pour eux.

MOTHERWELL DANS LA CHAMBRE D'AMOUR 
Pas nécessaire en fait de savoir si le disparu dont il s’agit dans le livre de Marlène Tissot est son père, son grand-père, quel était son âge véritable ou la place précise qu’il occupait dans la vaste configuration sociale hors de laquelle il est de plus en plus difficile pour chacun de trouver à se définir... Je ne retiens du livre que la possession d’une modeste habitation au bord de la mer vers Cancale, une certaine qualité de lumière insaisissable au bord des yeux, l’odeur tout à la fois âcre et douce d’un vieux pull marin... et surtout cette capacité qui n’est pas seulement de paroles que possèdent certains êtres de nous rendre le monde plus large à habiter (p. 48). «Cours, ma belle ! Nage dans le ciel » [...] Avec toi tout est permis. Avec toi on chahute l’apparence des choses ordinaires, on colorie le monde. Avec toi, je nage dans le ciel, je suis une sirène qui ne craint pas la mer à boire. »

Certes, nous ne manquons pas de livres commandés par les morts1. Et peut-être n’existe-t-il d’ailleurs de vrais livres que ceux-là que nous inspirent la perte et la nécessité encore, non d’en guérir ou d’oublier, mais comme le disait Char, d’en faire l’aliment d’une plus grande capacité d’être. L’ouvrage de Marlène Tissot avec justesse et discrétion en fournit à mes yeux une nouvelle preuve. Lui qui finit par nous faire comprendre qu’on ne réinvente ceux qui manquent qu’en en projetant devant nous la vivante couleur et qui se termine par ces lignes bien belles : « Dans ta cage thoracique, l’oiseau a cessé de chanter. Mais ses ailles palpitent encore en moi. Comme s’il s’apprêtait à m’envoler. Tu m’avais prévenue : « Tout n’est que commencement ». Et aujourd’hui je suis prête à te croire, prête à laisser ta fin devenir un début . »

NOTE :
Parmi les œuvres majeures auxquelles je pense, je ne saurais trop inciter le lecteur à se tourner vers les livres de Frank Venaille et tout particulièrement Hourra les morts ! qui compte en particulier un texte tout à fait extraordinaire évoquant la crémation de son père (voir un commentaire que nous avons jadis réalisé pour des élèves de lycée). Chacun se souviendra également du Pas revoir de Valérie Rouzeau, prix des Découvreurs 2001. Sans oublier, pour rester dans le champ des auteurs pour lesquels nous avons de l’amitié, le beau livre d’Edith Azam Décembre m’a ciguë chez POL ou celui d'Olivier Barbarant,Élégies étranglées dont le commentaire que nous en avons donné il y a quelques années peut largement trouver à s'appliquer à l'ouvrage de Marlène Tissot.