Affichage des articles dont le libellé est BOUÉES AMERS BALISES. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est BOUÉES AMERS BALISES. Afficher tous les articles

vendredi 29 mars 2024

INTELLIGENCE DE STAROBINSKI. À QUOI NOUS OUVRE LA POÉSIE.


La poésie […] consiste à nous faire éprouver que la plus parfaite connaissance objective, pour   les êtres finis que nous sommes, ne saurait jamais constituer le tout de la vie et du sens. La poésie le rappelle d’abord en nous rappelant à la fragmentarité de notre existence, à nos limites. Mais d’autre part, du fait qu’elle ouvre à nos consciences un sens plus vaste que les mots dont elle joue, elle suscite un appel de liberté qui interdit le repos à quiconque a su le percevoir. Appel sans contenu déterminé, mais apte à les accueillir tous. Le regard se porte alors vers l’avant, vers l’imminence soulevée par l’afflux de l’instant. Le surcroît de sens dont la poésie est capable est la figure anticipatrice de tous les autres surcroîts de sens qui nous manquent encore – aussi bien dans notre désir de connaissance que dans l’aridité de nos existences quotidiennes. Par la libre invention d’images et de structures complexes, que les lecteurs percevront à la fois comme une célébration de la contingence et comme un système de corrélations nécessaires, la poésie est capable d’offrir, dans un microcosme verbal, le modèle où se trouve préfigurée, analogiquement, virtuellement, la communication universelle des consciences, la présence à la terre et au sens, le couronnement du savoir dans la contemplation heureuse. De cela, il suffit que la poésie ne soit que la promesse, pour que sa présence soit déjà comme l’eau qui change la face du désert.

     Jean Starobinski, Langage poétique et langage scientifique in La Beauté du monde, Quarto/ Gallimard, pages 894-895
 

dimanche 17 mars 2024

BOUÉES AMERS BALISES. CONTRE LA MOUTONNERIE POÉTIQUE !


 Comme il n’est pas de brevet pour l’invention poétique, il n’est aujourd’hui fils de bonne maison, pourvu du grade de bachelier ès lettres, et ayant un peu de lecture, qui ne parvienne à coudre convenablement ensemble quelques hémistiches de nos poëtes modernes. C’est le même procédé que ci-dessus, pour la prose : on exprime sa mélancolie aux dépens de Lamartine, son ironie avec de Musset, son indignation avec Barbier, son scepticisme avec Théophile Gautier. Chacun a fait son petit Lac, son petit Pas d’armes du roi Jean, son petit Iambe, sa petite Comédie de la Mort, sa petite Ballade à la lune. On emprunte les pensées avec le langage ; ou plutôt on se sert d’une langue riche pour déguiser le néant de sa pensée et la nullité de son tempérament. À part quatre ou cinq noms que je me dispense de citer, mais que chacun connaît, je demande si, dans les essais poétiques qui se sont manifestés dans ces dernières années, il est possible de voir autre chose que réminiscences et pastiches. N’est-ce pas toujours la mélancolie de Lamartine, la rêverie de Laprade, la mysticité de Sainte-Beuve, l’ironie de de Musset, la sérénité de Théodore de Banville ? Eh bien, je le déclare, en présence d’une moutonnerie si persistante, le poëte qui met la main sur mon cœur, dût-il l’égratigner un peu, irriter mes nerfs et me faire sauter sur mon siège, me semblera toujours préférable à cette poésie, irréprochable sans doute, mais insipide, sans parfum et sans couleur, et qui vous coule entre les mains comme de l’eau.

Charles Asselineau
in Appendice aux Fleurs du mal, Michel Lévy frères, 1868

samedi 2 mars 2024

SUR LA NOTION D’INFLUENCE. UN EXTRAIT DE DES RIVIÈRES PLEIN LA VOIX DE LUDOVIC JANVIER.


 

     Couchant ses extraits de Loire sur papier bleu Turner se montre assoiffé de fleuve, son eau se répand de l'œil jusqu'à la main, aquarelle qui rêve à quoi ? à l'éternelle influence.

    Mais oui, l'influence ! Une rivière est dans ce mot, une rivière silencieuse.
    Amis des cours d'eau, amis du cours de l'eau, le latin joue avec fluere, couler, d'où proviennent flumen et fluvius, l'ancêtre de notre fleuve. Et donc le latin s'amuse avec influere, couler dans, par extension : faire invasion, par extension : s'insinuer dans l'océan, dans un pays, dans un esprit. De cet influere découle évidemment notre influence. Mon esprit envahit à livre ouvert ! Et le vôtre, donc, nageurs mentaux !

    Elle est partout, l'influence, où il y a filiation, secrète ou avouée peu importe puisque même avouée l'influence reste un secret, regardez-vous, regardez-moi, un secret séminal et silencieux, une insinuation décisive : par la mémoire des voix comme du geste, par le souvenir du sens, par l'imprégnation d'un flux qui pousse notre histoire et la produit.

    Influence est un mot de rivière, c'est la rivière faite pensée, la pensée-flux, c'est un mot-rivière au geste mimétique, ombré qu'il est de sa voix théâtrale : ce gonflement de la diphtongue au beau milieu et cette muette en finale, appuyée sur la sifflante, une finale en forme de glisse, de suite, de fuite, figure de l'eau qui trace et de la pensée qui dépose.

Ludovic Janvier, Des rivières plein la voix / promenade, Gallimard-L'arbalète, 2004

samedi 9 décembre 2023

CHOSES QUI FONT TOUJOURS RÉFLÉCHIR. LIVRES VS TABLEAUX DANS L’INTRODUCTION À LECTURE DE HUIT LITHOGRAPHIES DE ZAO WOU-KI D’HENRI MICHAUX, 1950.

 


"Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique.

Tout différent le tableau : immédiat, total. À gauche, aussi, à droite, en profondeur, à volonté.

Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu'on le désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. Tout, mais rien n'est connu encore. C'est ici qu'il faut commencer à LIRE.

Aventure peu recherchée, quoi que pour tous. Tous peuvent lire un tableau, ont matière à y trouver (et à des mois de distance matières nouvelles), tous, les respectueux, les généreux, les insolents, les fidèles à leur tête, les perdus dans leur sang, les labos à pipette, ceux pour qui un trait est comme un saumon à tirer de l'eau, et tout chien rencontré, chien à mettre sur la table d'opération en vue d'étudier ses réflexes, ceux qui préfèrent jouer avec le chien, le connaître en s’y reconnaissant, ceux qui dans autrui ne font jamais ripaille que d'eux-mêmes, enfin ceux qui voient surtout la Grande Marée, porteuse à la fois de la peinture, du peintre, du pays, du climat, du milieu, de l'époque entière et de ses facteurs, des évènements encore sourds et d'autres qui déjà se mettent à sonner furieusement de la cloche.

Oui, tous ont quelque chose pour eux dans la toile, même les propres à rien, qui y laissent simplement tourner leurs ailes de moulin, sans faire vraiment la différence, mais elle existe et combien instructive.

Que l'on n'attende pas trop toutefois. C'est le moment. Il n'y a pas encore de règles. Mais elles ne sauraient tarder… »