mercredi 12 mars 2025

À PROPOS DES SONNETS DE LA BÊTISE ET DE LA PARESSE DE BERTRAND GAYDON AU CORRIDOR BLEU.

On connaît, ou peut-être que non, la bien suggestive formulation de Mallarmé parlant de la danse, plus précisément de la danse telle que mise en espace par la Loie Fuller, comme ce dégagement multiple autour d’une nudité, grand des contradictoires vols où celle-ci l’ordonne.

Lecture faite du recueil des Sonnets de la bêtise et de la paresse, publié au Corridor bleu par Bertrand Gaydon, ce passage des Divagations me paraît fournir un assez bon point de départ pour y réagir[1]. On sait, toujours pour reprendre Mallarmé, à quel point la forme sonnet peut se montrer par les contraintes mêmes qu’elle impose, débordement intarissable de significations multiples, obligeant ses auteurs à de spirituelles acrobaties stimulant de partout l’esprit en recherche de sens.

Il y a plaisir bien sûr à observer ces contorsions. Surtout comme c’est le cas des sonnets de Gaydon, principalement ceux qu’il appelle de la bêtise[2], quand ces derniers s’appliquent à s’observer, se commenter eux-mêmes de manière inventive, intelligente et parfois drolatiques.

Dans une postface essentielle à la compréhension de l’entreprise, l’auteur revient sur les raisons qui l’ont amené à se lancer dans la composition des quelque 64 sonnets que comporte son livre. S’infliger ce « rite initiatique » pour se prouver à soi-même qu’on a bien l’étoffe pourquoi pas d’un poète, réaliser l’exploit de mettre au goût du jour dominé par l’exaltation de la quotidienneté, de la banalité, d’un souci de sincérité, la forme d’apparence plus compassée, contraire, du sonnet traditionnel, enfin mettre à l’épreuve ladite forme afin d’éprouver de l’intérieur ce qu’elle peut faire à la langue, à la pensée…

On ne dit pas assez de la poésie en général qu’elle est exploratoire. Trop en revanche qu’elle n’aurait qu’à traduire les sentiments d’époque, voire si souvent notre plate et si peu personnelle, en définitive, intériorité. Se colleter avec les exigences, les résistances donc, d’une somme de contraintes formelles, permet de comprendre combien l’écriture poétique peut servir d’entraînement puissant à la pensée l’emmenant possiblement là où elle ne savait pas clairement qu’elle pouvait aller. Les 16 premiers sonnets du livre de Gaydon, ceux de la bêtise, plaisamment le rappellent, comme dans ce passage consacré à la rime :

Entrer dans le sonnet sans craquer ses coutures

Impose des raideurs et des amputations,

Mais la rime supplée à l’imagination,

Et à bâtir du sens est habile castor

[…]

Fais confiance à la rime, et bien qu’elle détonne,

Elle te soufflera des idées pas trop connes »

 

On trouvera donc hautement salutaires les multiples réflexions auxquelles ne manque pas de prêter l’ouvrage de Bertrand Gaydon qu’il présente d’ailleurs dans sa postface comme un Art Poétique aporétique, reconnaissant là encore avec intelligence que si la forme exerce bien en matière de poésie un pouvoir essentiel en matière de pensée, on ne saurait non plus méconnaître que c’est un tort grave que de tout lui céder. Ce que peut-être éclaire une part des réflexions engagées déjà par les romantiques allemands, estimant qu’en matière d’art, l’âme puisque c’est le terme qu’ils retiennent, cesse d’être uniquement déterminée par ce que lui montrent physiquement les sens, ni par ce que l’amène à se représenter logiquement l’entendement, ni encore par les convictions proprement morales ou philosophiques de l’artiste, mais se met à évoluer librement dans une zone intermédiaire plus confuse, l’état qu’ils appellent justement esthétique. Et qu’une forme terriblement contrainte comme le sonnet permet peut-être mieux qu’aucune autre de créer.

C’est à partir de cette dimension esthétique que l’on comprend qu’en la matière l’important ne réside pas dans la signification arrêtée à laquelle se doit d’aboutir un discours, ni non plus dans un vouloir dire initial dont il s’agira de ne point s’écarter, mais comme le dirait encore une fois Mallarmé dans le rendu du « vertige d’une âme comme mise à l’air par un artifice ». Ce qui explique, les vertiges étant n’en déplaise à Rimbaud, impossibles à fixer, que Bertrand Gaydon n’hésite pas à nous avouer que la signification de ses propres sonnets lui échappe parfois et qu’entre les différentes modalités d’interprétation qu’il en peut faire a posteriori, il n’est pas toujours aisé pour lui de décider. « La poésie comme l’inconscient ne connaît pas la négation » affirme-t-il non sans avoir au préalable évoqué l’ambiguïté de la poésie chinoise qui comme nous y aura initié le vieil ouvrage de Marcel Granet sur la pensée chinoise et plus récemment les textes de François Jullien, nous ouvre à un monde dans lequel l’indétermination touche aussi bien le sujet que l’objet lui-même.

Pas de vérité donc en poésie. Du moins de cette forme apparente de vérité nue qui cherche à assigner chacun au contraint toujours un peu ratatiné d’une époque. Ainsi, ce qu’avec drôlerie souvent et quelque impertinence aussi à l’égard du lecteur, Bertrand Gaydon me conduit à rappeler c’est que la poésie doit rester cette disposition dans la langue qui se confrontant comme sur une scène de théâtre à certaine traditionnelle plantation de décors permanents ou stables s’emploie à y faire jouer la merveilleuse mobilité chorégraphique[3] de ses inventions. Dans un souci paradoxal sans doute de liberté. Rare, certes. Mais qui possiblement par là nous illumine.



[1] Réaction donc plutôt que note en vrai de lecture. Façon pour moi de reprendre à mon compte quelques idées que j’ai aussi sur la poésie. Voir si l’on désire une approche précise et fouillée de l’ouvrage la note remarquable qu’en donne Bertrand Degott sur Sitaudis https://www.sitaudis.fr/Parutions/bertrand-gaydon-sonnets-de-la-betise-et-de-la-paresse-1741243741.php

[2] Ces Sonnets de la bêtise et de la paresse ne sont surtout pas à prendre pour un sorte de tableau sociologico-psychologique de notre triste époque. Bêtise et paresse ne sont ici convoquées que par relation à la forme donc aux contraintes posées par le sonnet. Et sur le mode bien sûr humoristique. La bêtise en la matière consistant à renoncer à tout travail de pensée pour se laisser conduire uniquement par la forme. La paresse allant dans le même sens et se doublant en l’occurrence chez Gaydon de ce qu’il appelle plaisamment encore l’élargissement d’assiette que lui permet dans sa quête par exemple de la rime la licence d’y faire entrer des mots empruntés à des langues étrangères et à nourrir son texte de vers empruntés à la Divine Comédie de Dante.

[3] Les expressions ici en italiques sont empruntées encore aux Divagations de Mallarmé.

 


 

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