vendredi 29 mars 2024

INTELLIGENCE DE STAROBINSKI. À QUOI NOUS OUVRE LA POÉSIE.


La poésie […] consiste à nous faire éprouver que la plus parfaite connaissance objective, pour   les êtres finis que nous sommes, ne saurait jamais constituer le tout de la vie et du sens. La poésie le rappelle d’abord en nous rappelant à la fragmentarité de notre existence, à nos limites. Mais d’autre part, du fait qu’elle ouvre à nos consciences un sens plus vaste que les mots dont elle joue, elle suscite un appel de liberté qui interdit le repos à quiconque a su le percevoir. Appel sans contenu déterminé, mais apte à les accueillir tous. Le regard se porte alors vers l’avant, vers l’imminence soulevée par l’afflux de l’instant. Le surcroît de sens dont la poésie est capable est la figure anticipatrice de tous les autres surcroîts de sens qui nous manquent encore – aussi bien dans notre désir de connaissance que dans l’aridité de nos existences quotidiennes. Par la libre invention d’images et de structures complexes, que les lecteurs percevront à la fois comme une célébration de la contingence et comme un système de corrélations nécessaires, la poésie est capable d’offrir, dans un microcosme verbal, le modèle où se trouve préfigurée, analogiquement, virtuellement, la communication universelle des consciences, la présence à la terre et au sens, le couronnement du savoir dans la contemplation heureuse. De cela, il suffit que la poésie ne soit que la promesse, pour que sa présence soit déjà comme l’eau qui change la face du désert.

     Jean Starobinski, Langage poétique et langage scientifique in La Beauté du monde, Quarto/ Gallimard, pages 894-895
 

DE LA RESPONSABILITÉ DES MÉDIAS.


 

jeudi 28 mars 2024

DES MILLIONS ET DES MILLIONS DE NOUVEAUX POÈTES. VRAIMENT?

 


De partout monte aujourd’hui le bruit d’une renaissance de la poésie grâce aux réseaux sociaux. Ainsi, sur TikTok, le hashtag poetry cumulerait, si l’on en croit une émission récemment diffusée sur France-Inter,  des dizaines de milliards et de milliards de vues. Mais de quelle poésie s’agit-il ?  Force est de constater que les textes qui ressortent de cet océan de paroles lancées librement sur la toile restent sur le plan esthétique, artistique, d’une affligeante pauvreté. Pauvreté du vocabulaire. Pauvreté syntaxique. Pauvreté musicale.  Pauvreté intellectuelle. D’une pauvreté non voulue, entièrement subie, fruit de l’ignorance autant que de la vanité qui n’a rien à voir avec le concept d’art pauvre né en Italie dans les années 60, pour qui la limitation des matières et des moyens s’inscrit dans une démarche mâture consciente des principaux enjeux de l’art, de son histoire et de sa réception.

dimanche 24 mars 2024

AUTOUR DE BABEL. MAIS DE QUELLE COULEUR EST LE JAUNE D’ŒUF ?


 

Oui encore des souvenirs. Des souvenirs puissants. Avec les Découvreurs nous avons été parmi les premiers, sinon les premiers, dans le Nord à organiser des Babel de lecture au cours desquelles nous invitions un certain nombre de poètes le plus souvent d’origine étrangère à dire des textes en compagnie de jeunes. L’objectif étant, le plus souvent à l’intérieur d’un établissement, avec le concours des professeurs de langue de faire entendre le plus possible de langues différentes au cours des deux heures de la manifestation. Alors bien entendu pouvaient se rencontrer des jeunes gens disant un texte en anglais, d’autres en allemand, en italien, en latin, comme en grec, toutes langues enseignées sur place, mais aussi des textes en wolof, en mandarin, en arabe, en russe, en japonais, connus de tel ou tel élève particulier issu d’une culture étrangère. Je me souviens, ce devait être en mars 2001, qu’à une de nos toutes premières Babel organisée à Boulogne-sur-Mer, au Lycée Branly, nous avions accueilli le Ministre de l’époque Jack Lang qui, venu officiellement nous rendre visite pour quelques minutes, au tout début de la manifestation, resta finalement jusqu’au bout impressionné sans doute par le nombre et la diversité des intervenants. Nous avions en effet ouvert les portes de notre Babel à l’ensemble de la population boulonnaise, attirant des parents d’élèves, des étudiants et jusqu’à un petit groupe d’enfants venus de l’école primaire voisine. Je me souviens aussi que notre Proviseur de l’époque, peu favorable et c’est un euphémisme, à toute action à caractère artistique et culturel, n’avait, quant à lui, pas daigné honorer de sa présence notre manifestation.

Bien entendu une telle dépense d’énergie ne peut se réduire à la mise en place de ce qu’il est convenu d’appeler une « animation ». Elle ne me semble légitime qu’à la condition de se fonder sur la volonté réelle, de faire saisir au plus grand nombre ce que la différence des langues révèle de la nature profonde des relations qu’elles entretiennent avec le réel et par voie de conséquence la façon dont chacune contribue à sa façon à en enrichir, élargir, la compréhension.

Ceux que la question intéresse peuvent lire cet article : Pour Babel, du pain, des langues et des oiseaux.  http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2016/05/pour-babel-du-pain-des-langues-et-des.html  On y trouvera la réponse à la question posée dans le titre : quelle est la couleur du jaune d’œuf ?

samedi 23 mars 2024

DEUX GRANDES EXPÉRIENCES D’ÉCRITURE CRÉATIVE !

Petit montage photos évoquant les deux éditions du concours des 10 mots que nous avons remportées

C’était en 2008. Mes élèves du lycée Branly remportaient pour la seconde année consécutive[1] le Prix des 10 mots de la langue française, consacré cette année là aux Mots de la rencontre. Après avoir été accueillis à l’Académie Française pour les Mots du voyage, nous fûmes reçus au Ministère par Monsieur Xavier Darcos et suivis pour l’occasion par une équipe de FR3 venue de Boulogne-sur-Mer en notre compagnie. Je viens de retrouver le petit discours qu’on m’avait demandé de prononcer au cours de cette cérémonie dont j’imagine qu’elle reste toujours bien présente à l’esprit des élèves qui m’y auront accompagné et dont le travail extraordinaire aura rendu possible ce succès.

 

Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs les personnalités, Chers collègues, chers élèves,

 

je suis évidemment particulièrement heureux de voir aujourd’hui l’établissement que je représente  honoré pour la seconde année consécutive par ce beau prix initié par la DGLF.

C’est vrai que comme l’ont rappelé mes camarades de l’Académie de Lille qui se sont également illustrées dans la catégorie Collèges, les gens du Nord souffrent parfois un peu, comme les paysans de Molière, de se voir caricaturer à travers leur accent, leur prétendu naturel fait de rudesse apparente et de générosité bruyante, alors la belle récompense qui nous est octroyée aujourd’hui (au collège Vauban de Maubeuge, au collège A. Camus de Lille, au lycée E. Branly de Boulogne-sur-mer) témoigne que nous sommes apparemment tout aussi capables, malgré, c’est vrai, les conditions dans l’ensemble plus difficiles dans lesquelles vit une bonne partie de notre population, d’atteindre l’excellence dans tous les domaines du savoir et particulièrement dans celui de la maîtrise de la langue française.

 

C’est la raison pour laquelle je ne profiterai pas de l’occasion pour réclamer à Monsieur le Ministre, malgré cet environnement médiatique très porteur que tout le monde a certainement en tête, la création d’une agrégation de Ch’ti pour la fin de la semaine prochaine ou de picard pour la fin de la décennie en cours.

 

En fait j’aimerais plus sérieusement dire ici que le succès de Laurence, de Virginie et celui de mes propres élèves est à la fois le succès d’une équipe puisque nous appartenons à la même petite commission culturelle qui s’est fixé pour but de promouvoir la littérature vivante de création et les écritures inventives dans l’Académie de Lille et la preuve aussi par les faits du bien-fondé de notre conception de l’apprentissage de la maîtrise de la langue.

Je suis en effet profondément persuadé que mon travail de professeur (la mission qui m’est donnée toujours par cette école de la République que j’ai choisi de servir il y aura bientôt une cinquantaine d’années comme élève d’une école normale d’instituteurs) ne consiste pas à tenter d’asservir mes élèves à la langue mais à m’efforcer dans toute la mesure de mes compétences et de mon expérience de les aider à devenir un jour DES SUJETS AUTHENTIQUES PLUS RESPONSABLES, DANS LEUR LANGUE. Une Langue partagée que nous devons essayer d’habiter, d’entretenir et de valoriser ensemble.

 

Pour cela je ne suis pas sûr qu’il faille accabler nos enfants de règles. Pas plus qu’il ne faut les abandonner aux mirages, aux illusions de la libre expression. Ou se contenter de s’adonner aux petits jeux auxquels on a souvent recours quand on se sent obligé de stimuler leur créativité

 

Il n’y a pas certainement de recette miracle. Rien qui marche à coup sûr et sans risque. Si ce n’est de savoir éveiller ou plutôt réveiller chez l’enfant, chez l’adolescent surtout, LE DESIR DE LANGUE. En l’amenant à saisir au plus près la richesse unique qu’elle constitue pour la pensée. Et bien au-delà de la pensée POUR LA CONSTRUCTION véritable de soi.

 

C’est la raison pour laquelle j’ai demandé cette année à 10 de mes amis ou de mes connaissances écrivains d’apporter à mes élèves leur expérience des mots, leur expérience de l’écriture et de les accompagner dans le travail follement ambitieux que j’ai imaginé de leur faire réaliser rien moins qu’un ouvrage à caractère littéraire, un ouvrage d’écrivain faisant l’éloge, un éloge critique et non conventionnel de la rencontre.

 

Pour encadrer régulièrement ce type de rencontres au sein de l’Académie de Lille, dans lesquelles des écrivains interviennent dans des classes je sais à quel point leur apport peut-être essentiel dans la façon dont ils renouvellent l’image que les élèves et parfois les professeurs se font de la langue. Comment ils sont capables de faire comprendre par leur témoignage,  la force, l’énergie que leur donne en profondeur le travail régulier et créatif qu’ils opèrent sur les mots. Quelle jouissance aussi ils en retirent. Quelle liberté de pensée, de parole.

C’est un peu de cette énergie. Un peu de cette liberté conquise. Et conquise dans l’effort. Que j’ai tenté de faire un peu passer. Et de communiquer à mes élèves.

Pour que leur vie en devienne plus riche. Leur avancée plus lumineuse.

C’est en tout cas ce que j’espère. 

En tant que professeur.

 

CLIQUER POUR VOIR LES MOTS DE LA RENCONTRE 

ET SON LIVRET D'ACCOMPAGNEMENT



[1] À noter que suite à ce succès, la DGLF organisatrice du Prix aura modifié son règlement de manière à empêcher qu’un même établissement puisse être couronné deux années de suite avec le même professeur. Je n’ai donc pu concourir à la troisième édition de ce Prix.

mardi 19 mars 2024

PAYSAGES DE PAUL BRIL.


 

 Né à Anvers au tout milieu du XVIème siècle, mort à Rome en 1626, ce peintre qui aura su, au point d’être le premier peintre non italien à y être nommé à la tête de l’Académie de Saint-Luc, s’établir dans une Rome finalement pas trop accueillante aux artistes étrangers, aura, en matière de peinture de paysage, préparé la voie à Nicolas Poussin ainsi qu’à Claude Lorrain. Si les paysages qu’il traite au début de sa carrière ne sont pas sans rapport avec ceux de Patinir, volontiers fantastiques, leur arrière-plan se perdant dans des bleus caractéristiques et des formes rocheuses artificieusement découpées, ils évoluent peu à peu au cours de son séjour romain devenu pour lui l’occasion de les moderniser, d’en unifier la composition en les faisant baigner dans une lumière s’adoucissant en fonction de l’étagement des plans et des jeux de profondeurs subtils qu’il parvient à orchestrer grâce en particulier aux figures – hommes, animaux - qui les animent et s’y déplacent. J’aime assez son autoportrait qu’il réalise devant une toile qu’il vient d’achever et qu’il représente encore clouée sur son cadre. Comme si le peintre ici nous invitait à entrer dans son œuvre en nous rappelant qu’elle est bien le fruit d’une âme artiste, qui n’aurait utilisé ses pinceaux – qu’on voit aussi pointer vers lui, en trompe-l’œil -  que pour mieux nous faire entendre quelque chose, peut-être, de sa mélodie intime.