Grimaces et misère, Fernand Pelez, 1888, Petit Palais |
Il
y a dans le monde de l’art, disons plutôt dans le petit monde de la culture qui
affecte de s’intéresser à l’art et aux artistes, des attitudes que je ne
comprendrai jamais. Ainsi celle qui consiste à refuser de prendre en compte le
sujet pour ne s’intéresser qu’à la forme. Déjà dans la Chartreuse de Parme, Stendhal remarquait que « la politique dans une œuvre littéraire »
était vue comme « un coup de
pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier», comme si ce
qui déterminait avant tout la vie réelle et souvent malheureuse et souffrante
de la plupart des hommes devait se trouver exclu des préoccupations de
l’écrivain comme de l’artiste véritable.
Nous
allons donc parler, pour reprendre l’expression de Stendhal, « de fort vilaines choses ». Il y a
quelques mois je découvrais au Petit Palais dans Paris, à côté de quelques beaux tableaux de Maurice Denis, Mary
Cassat et d’un magnifique soleil couchant de Monet, une impressionnante composition,
dont je m’étonnais de n’avoir jamais entendu parler comme de n’en avoir jamais,
nulle part, vu l’ombre même d’une reproduction. C’est que, à l’instar de la
plupart de ces toiles de la fin de l’avant-siècle dernier, demeurées à l’écart
de la formule impressionniste, elle s’était sans doute vue condamner, par l’un
de ces professionnels pour qui l’art n’est qu’incessante succession d’inventions
formelles, à finir, pour ne s’être pas montrée suffisamment à la hauteur des
grandes révolutions picturales modernes, dans le sombre in pace des réserves.
Heureusement,
les responsables culturels mis à leur tour, dans l’infernale obligation d’alimenter
l’actuel système de curiosité généralisée et d’en faire de plus en plus vite
tourner le tourniquet, des œuvres jusqu’ici méprisées retrouvent une seconde
vie nous permettant d’interroger autrement non seulement l’histoire de l’art
mais la relation qu’avec lui nous entretenons.
Grimaces et misère, le tableau de Fernand
Pelez qu’on peut désormais voir dans une des grandes salles du Petit Palais est
une œuvre monumentale représentant en cinq panneaux subtilement assemblés une
parade foraine regroupant une dizaine de personnages. Représentés frontalement,
dans l’alignement d’une estrade, ces saltimbanques illustrent de manière poignante
la triste condition de ces gens du spectacle dont le métier est de tenter de
distraire, pour quelques sous, le public populaire de leur temps. Du plus
jeune, un enfant à peine plus grand que son tambour, qu’on voit pleurant à
l’extrémité gauche du tableau, au plus vieux, un joueur d’ophicléide « voûté, caduc, décrépit » comme
dirait Baudelaire, « une ruine
d’homme, adossé » à sa chaise, qu’on voit sur l’autre bord, tout
respire en effet la misère, même si le groupe central composé d’un clown et
d’un bonimenteur s’évertue par ses grimaces ou son air réjoui à donner
l’illusion d’une fausse gaieté. Impossible de ne pas être frappé par ce tableau
qui fit sensation au Salon de 1888 mais demeura jusqu’à la mort de Pelez, en
1913, dans son atelier, l’artiste répondant, dit-on, aux divers acheteurs qui
le sollicitaient, par cette phrase où se retrouve l’esprit encore un peu
fanfaron de l’époque : "Je ne suis pas le tapissier des bourgeois ; un
jour peut-être je peindrai la misère des riches, et ce sera terrible".
Malgré la considération que semblent à l’époque lui
avoir témoignée les institutions, les œuvres magnifiquement naturalistes de
Pelez ne manquèrent bien sûr pas de susciter l’ire des parfaits défenseurs de
l’art, les uns l’accusant d’exhiber des figures si misérables qu’elles en
devenaient répugnantes, les autres de tremper ses pinceaux dans la boue, un
certain Seymour de Ricci, historien d'art, épigraphiste, collectionneur et
journaliste, ancien de Jeanson de Sailly, familier des Reinach à qui l’on doit
la célèbre villa Kérylos où notre Président invita récemment le chef de l’état
chinois, habitué du salon d’Anatole France aussi bien que de celui de la
princesse Bibesco, n’hésitant pas dans les colonnes du Figaro à s’élever à la
mort de l’artiste contre l’achat par l’Etat de quatre de ses toiles dans des
termes que chacun appréciera : « Hélas
! Pour tout potage, nous devons nous contenter de quatre Pelez ! Et de quels
Pelez ! De la peinture de concierge sensible (…) A qui fera t’on croire que ce
Pelez (de Cordova, s’il vous plait) qui s’intitule « artiste-peintre » (…) soit
qualifié pour représenter aux yeux de la postérité l’art français du début du
XXème siècle ».
Les expulsés ou Sans asile, Pelez |
Peinture
de concierge sensible ! On frémit justement
devant tant d’insensibilité, tant de mépris de classe. Se demandant à quoi
peuvent donc être humainement utiles cette somme énorme de connaissances, ces
trésors d’érudition assemblés tout au long de sa vie par ce de Ricci, ce grand
personnage honoré, décoré, partout reçu, élu, mais incapable de s’émouvoir à la
représentation des misères tellement réelles de toute une partie de ses semblables.
Un martyr ou le petit marchand de violettes, Pelez |
Ce profond déni des injustices sociales qui empêche
de voir dans l’œuvre jusqu’à l’art même, pourtant évident du peintre, ne semble
pas avoir disparu comme en témoignent les réactions d’un critique des pages
culture du Figaro qui à l’occasion de la rétrospective des œuvres de Pelez
organisée en 2009 au Petit Palais ose l’immonde commentaire suivant : "
Mendiants et souffreteux abondent pour accuser, en silence ou dans un désordre
carnavalesque, la IIIème république… reste que tant de morbidité et
de défaitisme finit par écœurer". Et puis, remarque un autre, dans
Connaissance des Arts : "fallait-il monter cette rétrospective ?
la production de Pelez oscillant entre paupérisme et académisme, reste faible.
Certes il y a dans tous ces sujets larmoyants et ces grandes machines
décoratives quelques éclairs de génie….mais vu le prix d'une rétrospective, ne
faut-il pas consacrer son temps et son énergie à des artistes qui en valent la
peine, qui ont une vision novatrice, qui nous interpellent encore aujourd'hui
?"
Sûr qu’il est important pour l’art de savoir se
renouveler. Sûr que l’artiste, quel que soit son domaine d’expression, a aussi
pour mission d’expérimenter et de découvrir des formules et des terres
nouvelles. Mais n’a –t-il pas tout autant l’obligation de nous aider par là à
mieux habiter le monde et élargir toujours davantage les frontières de notre
humanité ? L’art qui n’invente que des formes est certes un art utile dont
les inventions se retrouvent dans le design, la mode, la publicité voire la
communication qui architecturent aujourd’hui notre rapport
sensible de plus en plus superficiel aux idées comme aux choses. Mais l’art qui
sait attirer notre attention sur les réalités les plus révoltantes, les
misères, les grimaces et dresser comme le fit Pelez le martyrologe de son
époque, ne doit pas être ainsi dénigré. « La
culture, écrit Peter Weiss dans Esthétique de la résistance, c’est la
contradiction et la révolte ». Dès que la révolte disparaît, qu’on
commence à se taire, se résigner, « la culture disparaît , il n’y a
plus que le cérémonial , le rituel ».
Bonsoir, plutôt d'accord avec vous sur Pelez, qui se révèle malgré certaines formes académiques, un grand plasticien, maîtrisant remarquablement les cadrages et la mise en abyme des plans et surfaces ; il peint aussi avec une virtuosité, tout de même assez libre. Il mérite certainement un regard neuf.
RépondreSupprimerOlivier Jullien (sites : " textes et propositions sur les arts plastiques" et " figures")