J’avoue avoir un faible pour les compositions de ces maîtres anciens qui m’obligent à lire leur tableau à la manière un peu de bandes dessinées qui feraient l’économie de leurs cases. Le regard s’y promène à la recherche sans cesse de nouveaux détails et l’esprit, vite, s’y retrouve embarqué, aspiré dans le paysage feint comme à l’intérieur d’un univers réel. L’immobile peinture cesse d’être un temps arrêté, suspendu. Les jours et les saisons avec leurs âges passent. Et l’espace rejoint en nous la durée.
« La fin de l’art, comme le fait remarquer Stendhal, étant la joie, non de l’homme représenté, mais de l’homme qui regarde et sent », le bannissement d’Agar peint entre 1520 et 1525 par le peintre de Haarlem Jan Mostaert auquel on doit l’une des premières représentations du massacre des populations autotochtones d’Amérique par les espagnols, est de ces panneaux qui toujours excitent ma curiosité et me procurent en dépit de leur sujet, rarement réjouissant, une profonde délectation.
Rappelons le sujet. L’expulsion d’Agar que raconte en détail la Genèse, est une assez terrible histoire. Sarah, épouse a priori stérile du vieil Abraham, offre à ce dernier sa servante, Agar, pour qu’elle lui donne un enfant. Ce sera Ismaël. Contre toute attente, Sarah, devenue vieille, donne alors naissance à un fils qui portera le nom d’Isaac, puis ne supportant plus la présence d’Agar et désireuse surtout que son fils ne soit pas obligé de partager avec son demi-frère la succession de son père, exige de son époux qu’il expulse la servante et son fils. Dieu lui ayant enjoint d’obéir à son épouse, Abraham à contrecœur se résigne. C’est la scène centrale que représente Jan Mostaert sur son tableau.
Nous y voyons effectivement le noble vieillard chaudement et richement vêtu barrer du corps et de la main l’entrée de sa maison tout en signifiant à son malheureux fils, d’un geste qui peut apparaître aussi comme une bénédiction, d’avoir à s’en aller. À la courte barrière bien fermée sur la gauche donnant sur la cour de la maison d’Abraham répond, vue en raccourci, la porte large ouverte du petit mur à droite ouvrant sur un chemin qui se perd dans la campagne environnante ici sensée représenter le désert auquel les deux pauvres créatures sont désormais vouées. Notons les pieds nus de la servante. Son visage incliné, triste. L’impressionnante cruche d’eau qu’elle soutient de l’épaule. Les deux gros pains[1] qu’elle porte à la ceinture alourdissant son tablier qu’un mouvement toutefois soulève avec ses rubans pour renforcer bien sûr le dynamisme de la scène et bien indiquer au spectateur la direction de cette porte cruelle par où elle doit maintenant passer.
Le spectateur hâtif traversant la salle du Thyssen-Bornemiza de Madrid où se trouve exposé ce panneau ne remarque généralement qu’une figure de femme et le geste contourné par lequel, telle Perrette et son pot au lait, elle retient par son anse une cruche. Il remarque peut-être la présence tranquille de divers animaux. Comprend au premier coup d’œil la différence d’âge et de condition qui sépare les personnages. Et s’il en a le temps, imagine une quelconque scène domestique, voire un acte de charité : un vieux fermier bien nanti fait à une pauvresse de passage don de deux grosses miches de pain et d’une jarre de lait.
Aucune violence immédiatement visible dans le tableau[2] qui représente un père chassant à jamais l’enfant qu’il aura pourtant si longtemps désiré en même temps que la jeune et belle femme qui le lui aura donné. Si violence il y a, il faut l’imaginer. Et aussi regarder mieux. Après avoir bien lu le cartel précisant le nom des personnages et la nature véritable de la scène. Tout commence dans la petite cour sous le regard d’une vieille femme penchée à sa fenêtre. Deux enfants occupés à jouer à une sorte de croquet ont fini par se disputer. Le plus âgé s’apprête à frapper le plus jeune du baton qui lui sert à diriger l’éteuf, cette petite balle de tissu que sans doute ils se sont donné chacun l’objectif de faire entrer le premier à l’intérieur du tonneau renversé au pied de la maison. Les Évangiles apocryphes rapportent que telle est l’origine de la volonté de Sarah de chasser Ismaël, ce frère par trop violent qui maltraite son fils. Ismaël quitte donc le foyer paternel. On le voit qui garde d’ailleurs entre ses mains les objets premiers du délit : son bâton faisant batte ainsi qu’une petite balle qu’il n’aura pas voulu abandonner à son frère. Après, c’est le désert. Où vite le pain aura été mangé. Et la cruche vidée. On peut facilement suivre du regard les épisodes. Les silhouettes qui se font de plus en plus grossières, réduites au fur et à mesure qu’elles s’enfoncent dans le paysage, vers la montagne au loin[3]. D’abord au pied d’un arbre en partie sec Ismaël se lamente à côté de la cruche renversée. Tandis qu’heureusement de l’autre côté du chemin un Ange intervient pour indiquer à sa mère l’emplacement d’un point d’eau auquel le tableau montre qu’elle va se rendre vite. Puis le couple dans le lointain disparaît. Sauvé. Et Ismaël comme son frère pourra donner naissance à 12 fils qui, pour le dire vite, seront les ancêtres des diverses nations arabes.
Le récit que nous fait Jan Mostaert de cet important épisode biblique ne s’arrête pourtant pas là. Dans le coin supérieur droit de son tableau il représente une seconde intervention divine. Celle qui vient sauver la propre descendance d’Isaac que son père, décidément bien docile, s’apprête maintenant encore à sacrifier. Ainsi se comprend peu à peu le tableau. Qui montre en Abraham comme la souche, l’origine improbable de deux grandes lignées dont il a failli pourtant décapiter les premiers jets ou les tiges naissantes[4]. Quand on sait comment ceux qui se prétendent les descendants d’Isaac et ceux qui se considèrent comme les héritiers d’Ismaël, continuent maintenant à l’échelle du monde la malheureuse querelle qui aura vu leur ancêtre s’échauffer l’un contre l’autre dans une petite cour ordinaire de ferme, on peut regretter bien des choses. D’abord que ces enfants n’aient pu rester tous deux dans ce jardin protégé bien tranquille où vivaient en harmonie poules, cerf, moutons, paon, lapin, et partager ensemble le pain. Bien à l’abri surtout des commandements et des tourments divins. Le reste, qu’il me soit permis de laisser à chacun, le soin de l’imaginer.
[1] À titre anecdotique, on retrouvera ce pain, cette fois entamé, ainsi que la cruche, dans un autre tableau de Mostaert, un Saint Christophe, au Mayer van den Bergh Museum d’Anvers.
[2] Ni trop de pathétique. Comme choisiront de faire d’autres représentations. Je pense en particulier à une assez belle toile vue à la Gemaldegallery de Berlin d’un certain Govert Flinck, peinte en 1642 dans le style de Rembrandt qui concentre l’attention sur les sentiments des trois principaux personnages de l’histoire, Abraham, Agar et Ismaël.
[3] Cette façon de rendre picturalement la sauvagerie d’un espace doit beaucoup à Patinir. Remarquons au passage comment la forme de cette montagne fait pendant à celle de la maison d’Abraham dans le coin opposé du tableau.
[4] D’où sans doute ce symbolisme de l’arbre au-dessus d’Ismaël, qui malgré ses branches mortes, montre toute une jeune et vive feuillaison à ses extrémités.

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