mardi 21 octobre 2025

SUR L’ANGLE MORT DE CORINNE DUPUY PARU DANS LA COLLECTION PEREC 53 DE L’ŒIL ÉBLOUI.

LES PREMIERS TITRES PARUS DE LA COLLECTION PEREC 53

 

Créée en 2013, l’œilébloui, petite maison d’édition nantaise publie des ouvrages qui ambitionnent de nous faire partager les coups de cœur, comme on dit, de son fondateur, Thierry Bodin-Hullin. Nés de l’amitié, animés d’un véritable esprit de partage, les livres de cette maison présentent ce petit je ne sais quoi de singulier qui fait qu’on les remarque et les trouve attachants.

Grâce à une collecte internet rapidement financée à plus de 130%, l’œilébloui a récemment lancé, une inventive collection, Perec 53[1], qui en référence au titre du dernier roman inachevé de Georges Perec, 53 jours, se propose de publier sur l’espace de quelques années, 53 livres de chacun 53 pages, imaginés par 53 artistes et écrivains, éclairant de leur regard l’œuvre aussi bien que la vie, de l’auteur de La Disparition et de La Vie mode d’emploi.

Viennent de me parvenir les trois derniers ouvrages de cette collection.

C’est un souvenir très personnel qui m’a retenu à la lecture du beau livre triste de Corinne Dupuy, L’angle mort, où cette dernière tente de comprendre ce qui aura pu relier la vie de son ancien compagnon, Bernard Magné, professeur agrégé de Lettres classiques et celle de Georges Perec dont il est devenu au fil des ans l’un des principaux spécialistes.  

Vers la fin des années 70, comme Bernard Magné, j’aurai été ce petit professeur recevant en province « le grand homme de lettres deux fois primé », se disant, l’ayant à ses côtés dans sa modeste voiture, qu’il était « en train de transporter tout un morceau de la littérature française ». Me touche alors la façon dont l’ouvrage de Corinne Dupuy, à travers une suite de 50 fragments classés par groupes de 10 autour d’un motif, d’un thème (Tête, Truc, Mort, Emoi …) s’efforce de comprendre la nature profonde, le sens caché, de cette relation unissant ces deux hommes, « la tête remplie de mots » et qui « assis côte à côte […] passent au large l’un de l’autre ».

C’est sous la forme d’un triangle que se dessine ma relation à Perec. Non la figure, mais l’instrument, qui se balance par son sommet (BM) et qui a ceci de particulier que sa base ne relie pas les deux côtés (GP et CD). Elle s’interrompt pour former un angle inférieur largement ouvert. C’est grâce à cette béance que, lorsque j’y frappe mon stylo, surgissent d’improbables vibrations qui se déploient sur la page comme autant d’ondes jusque-là inaudibles. Et je me prends alors, au travers de cinquante fragments (cinq dizaines qui se sont imposées) à convoquer des vécus, des représentations, des interprétations et à en percevoir les insolites résonances.[2]

De vibrations en vibrations, se dessine alors la silhouette d’un homme secret, « pointilleux, scrupuleux » qui s’enfermant en quelque sorte à l’intérieur de l’œuvre d’un autre, au point de me faire un peu penser à L’Homme à l’étui de Tchekhov,  fait lui-même ainsi œuvre, mobilisant tout son être à débusquer « les ruptures et les cassures, les manques et les marques, les ruses et les réseaux qui irriguent en silence le fil des pages » de l’auteur auquel il aura fini par consacrer sa vie. Parallèlement nous apparaît un Perec  plus secret, dont l’œuvre, ainsi démontée pièce par pièce, dérobait en fait à la vue les blessures enfouies.

D’un côté, donc, un mec avec sa terrible Histoire, nous dit Corinne Dupuy, celle dont la grande hache a coupé net la vie de sa mère, sa vie avec sa mère. De l’autre, un mec plutôt sans histoires, qui n’a jamais coupé avec sa mère – comme on dit. D’un côté, trois psychanalyses. De l’autre, une navigation prudente, sa vie durant, au large de tout inconscient, le sien, celui des autres. D’un côté, un immense écrivain qui décide de concevoir une œuvre-monument dont chaque pierre scellerait sa blessure béante. De l’autre, un immense lecteur qui, en soufflant sur chaque pierre, finit par mettre à jour le secret d’une œuvre-sépulture, un secret qu’il connaît bien, qui lui parle aussitôt.

Dialogue de taiseux particulièrement fructueux.

Deux mecs emmurés dans leur amour pour leur mère.

L’un en mourra.

L’autre aussi. »

Les amateurs de Perec ne manqueront bien entendu pas de lire ce récit singulier. Qui intéressera je pense également tous ceux qui s’interrogent sur la nature complexe de nos fascinations littéraires. Ils découvriront un récit émouvant, celui de deux destinées existentiellement empêchées, qui, s’étant l’une comme l’autre et chacune à sa manière, consacrées, en marge du vivant[3], à remplir leur univers de mots, se termineront privées de leur secours, Bernard Magné, trente ans après la disparition de Perec, finissant à son tour dans une chambre d’hôpital, après avoir perdu l’usage de la parole. Je n’aurai quant à moi garde d’oublier la figure de l’auteur, Corinne Dupuy, qui, reléguée dans le hors champ des préoccupations littéraires de son compagnon dont elle ne partage pas la fascination pour son sujet, finit par « préférer les laisser tous les deux en tête-à-tête » et « oser sortir comme elle dit de l’angle mort » pour « aller vivre seule au milieu des champs ».



[1] Notons que le nom même de la maison d’édition fondée par Thierry Bodin-Hullin, reprend le titre d’un ouvrage de photographie de Cuchi White, publié par Chêne en 1988, pour lequel Perec a écrit une préface.

[2] Pages 5-6

[3] Significative cette anecdote rapportée par Corinne Dupuy à la fin de son livre racontant comment B.M. décidant un jour d’arracher toutes les fleurs en plastique suspendues aux rambardes des fenêtres de son appartement pour les remplacer, mais sans se soucier de leurs exigences propres, par des plantes naturelles, installe pour elles par souci de practicité un système d’arrosage automatique.  Elles meurent bien entendu en quelques semaines.

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