Je m’agace souvent de mon incapacité à expliquer clairement les raisons qui me font détester certains des livres ou des poèmes que la curiosité qui m’anime me pousse
par ailleurs à découvrir. Rares sont en effet les œuvres qu’au final j’admire
sans réserve. Ou que simplement j’aime. Plus nombreuses celles dont il me faut
avouer qu’elles m’irritent. Moins d’ailleurs contre leur nature propre que
contre l’auteur qu’elles visent en premier lieu, je crois, à mettre en scène.
Pour éviter de me faire ici-bas des ennemis inutiles, je partirai d’un
poème que la récente lecture d’un livre original et passionnant de l’historien
et archéologue François-Xavier Fauvelle, intitulé À la recherche du sauvage idéal, m’a conduit à rechercher sur le net pour vérifier mes intuitions
concernant l’utilisation faîte un peu partout de la poésie dans le domaine
politique et social. Dans un des chapitres de son livre, consacré à l’évocation
de la figure de Sarah Baartman, la célèbre Vénus hottentote, entraînée hors de son
afrique natale pour être exhibée, à Londres puis Paris, tel un animal de foire,
Fauvelle raconte l’édifiante cérémonie organisée par les autorités du Cap à
l’occasion du retour en Afrique
du sud de ses pauvres restes et de leur inhumation
dans la petite localité de Hankey proche du lieu sensé avoir été celui de sa
naissance.
Le public enfin rassemblé, « officiels
en costume-cravate, personnages en habits traditionnels, policiers blancs en
uniforme, ouvriers agricoles venus des environs », et la cérémonie
officiellement ouverte, voici que «vêtue d'un chemisier à imprimés d'éléphants », une femme monte à la tribune. C’est « une poète », qui dans « les bourrasques de vent [ nous dit
Fauvelle ] qui font claquer les calicots
et emportent les voix », vient déclamer le poème qu’elle a composé
pour celle qu’elle s’autorise, se réclamant des mêmes ancêtres, à nommer
allégoriquement, sa « grand-mère » !
Je donne maintenant dans sa traduction française, le
texte que j’ai découvert en anglais, sur le net.
Je
suis venu te ramener à la maison,
moulage du corps de S.B. réalisé par Cuvier en 1815 |
la
maison, tu te souviens du veld ?
l'herbe
verte luxuriante sous les grands chênes
l'air
est frais là et le soleil ne brûle pas.
J'ai
fait ton lit au pied de la colline,
le
voici couvert de buchu et de menthe,
les
protéas se dressent en jaune et blanc
et
l'eau fait retentir gaiement ses chansons
en
s'écoulant entre les pierres.
Je suis venu t'emmener loin -
loin
des yeux perçants
du
monstre créé par l'homme
celui
qui vit dans l'obscurité
avec
ses griffes d'impérialisme
qui
dissèque ton corps morceau par morceau
qui
compare ton âme à celle de Satan
et
se déclare le dieu ultime !
Je suis venu apaiser ton cœur lourd
j'offre ma poitrine à ton âme fatiguée,
je
couvrirai ton visage avec les paumes de mes mains,
je
ferai courir mes lèvres sur les lignes de ton cou,
je régalerai mes yeux de ta beauté
et
je chanterai pour toi
car
je suis venue pour t'apporter la paix.
Je
suis venue te ramener à la maison
où
les anciennes montagnes crient ton nom.
J'ai
fait ton lit au pied de la colline,
le
voici couvert de buchu et de menthe,
les
protéas se dressent en jaune et blanc
je suis venu te ramener à la maison
où
je chanterai pour toi
car
tu m'as apporté la paix.
Je ne sais si certains trouveront à ce poème des beautés formelles
particulières. J’avoue n’en discerner qu’à grand-peine. Mais là n’est pas la
question principale. Si ce texte me gêne, c’est qu’il me semble emblématique de
toute une poésie de la posture ou de l’imposture, dont l’objectif n’est pas de
nous aider à mieux penser ou éprouver ce que j’appellerai pour faire vite notre
être au monde mais de s’approprier tout un lot bien établi de figures pour en
parer l’expression d’une fausse, inepte ou avide sensibilité.
Sans leur en faire particulièrement grief, car après
tout, il faut bien exister, François-Xavier Fauvelle remarque que certaines des
populations du Cap, je veux dire ici de cette Afrique du sud qu’un évêque
célèbre a tenté d’idéaliser sous la belle appellation de nation arc-en-ciel, n’hésitent pas devant « les bricolages généalogiques, les hijacks (détournements) de vocabulaire » pour se constituer
une identité qui leur soit enfin plus favorable et profitant de l’actuel
courant de reconnaissance de la dignité des peuples dits premiers, se
réapproprier un passé devenu porteur
d’une riche plus-value symbolique. Qu’importe alors l’authenticité des divers
artifices mis en œuvre : pseudos-rites funéraires ou étoles en peau de
léopard ! La dignité en ces affaires nous rappelle Fauvelle « n’est pas une question de sang ou de sol,
mais d’ancêtres choisis ». Ce n’est
pas une question d’anthropologie. Mais la perpétuation d’un combat politique.
Avec un enjeu de domination.
Sans doute que grâce à la considération toute formelle et
purement culturelle que l’on accorde toujours aujourd’hui à la Poésie, avec un P majuscule, les poètes ont un rôle
encore à jouer dans ces combinaisons ou ses restructurations imaginaires
capables, par leur puissance d’affect, de renforcer au sein du corps social de
souhaitables évolutions. Les beaux mensonges d’Homère et de tous les poètes
qu’il aura inspirés n’ont toujours pas fini d’épuiser leur immense potentiel
civilisationnel. Même s’il est bon aussi d’attirer par exemple l’attention
comme l’a fait tout dernièrement Pierre Pellegrin au micro de France Culture
sur la nature fondamentalement meurtrière d’un Ulysse qu’on peut aussi à bon
droit considérer comme l’archétype du pillard,
du razzieur arrogant nuisible pour la
nature et pour les autres. (écouter à partir de la 40ème minute)
L’artiste de tous temps a collaboré avec les puissances
religieuses et politiques pour garantir et renforcer la légitimité de telle ou
telle organisation sociale. Toutefois la montée de l’individualisme, et comme l’a montré le critique José-Luis Diaz, l’affirmation de plus en plus
évidente, au tournant du XVIIIéme, d’une intimité, d’une intériorité
jusque là mal ou très peu considérées, auront beaucoup changé la donne. Faisant
désormais de la poésie l’espace privilégié, reconnu autant qu’attendu, de
l’expression subjective. Il semble qu’aujourd’hui et cela malgré toutes les
réactions et dénonciations de type mallarméen ou pongien proclamant la
disparition élocutoire du poète ou la détestation du « cancer romantico-lyrique », voire
comme le dit Prigent de « la béance
baveuse du moi », il soit
devenu impossible pour le lecteur de ne pas en partie rapporter ce qu’il lit
dans un texte à la figure nécessairement fantasmée qu’il peut se faire de son
auteur.
Et c’est de cela que jouent nombre des auteurs qui
m’agacent. S’affublant de peaux de léopard, non pour revendiquer vraiment quoi
que ce soit pour leurs semblables, faire avancer le difficile projet
civilisationnel qui pourrait accaparer leur projet d’écriture, ils s’escriment
avant tout à paraître, à plaire, rendant artificiellement présents dans
l’invention poétique des sentiments mal problématisés, recourant aux pires
facilités, aux formules les plus creuses, aux symboles les plus éculés, pour impressionner
des lecteurs de plus en plus complaisants, leur soutirer quelques like,
quelques nouvelles invitations, par quoi
se mesure à leurs yeux leur inquiète et dérisoire réputation. *
Alors non ! Ce n’est pas parce qu’on aime les
fleurs, qu’on aura passé quelques heures l’été, dans une ancienne cabane en
lisière de forêt, qu’on a quelque droit à se réclamer de la figure de Thoreau.
Ce n’est pas parce qu’on est sensible bien sûr à la tragique détresse de ceux
dont l’actualité nous raconte très superficiellement le drame, qu’on peut s’en
proclamer les frères ou les sœurs tout en inondant le net de ses photos de
vacances ou du pelage brillant de ses chats. Sans doute y-a-t-il là une question
d’éthique. De reconnaissance aussi par le poète exercé d’abord à ne pas se
montrer aveugle à tous les pièges du langage, des limites de nos capacités
d’attention, d’empathie, de reconnaissance. S’il doit bien exister, du moins en
poésie, une « liaison intime »
entre l’auteur et l’œuvre, écrire comme
le fait notre poète du Cap, qu’on fait courir ses lèvres sur la nuque de Sarah
Baartman, dont au passage nul ne connaît le véritable nom, ne me paraît
dévoiler qu’un désir pour le moins pervers et narcissique, de toujours l’instrumentaliser.
*
À cela bien sûr il faut encore ajouter le nombre de ceux
qui ne font qu’enfiler de jolies phrases tournant autour d’abstractions vagues sensées
leur donner puissance et profondeur.
Au passage, rappelons qu’on sait bien pourquoi les excès
d’un certain romantisme ont provoqué au cours du XIX la réaction parnassienne. Le
texte aujourd’hui très peu connu de Leconte de Lisle, Les Montreurs, n’a de fait, rien perdu de son actualité. En cette
époque d’invasion et d’occupation de l’esprit par les réseaux sociaux et pour
paraphraser un vers fameux de Patrice de la Tour du Pin, l’acharnement du cœur
à chanter sa réclame, le « cynique
pavé » que dénonce l’auteur des Poèmes
barbares, n’a même fait que se prolonger dans l’espace numérique, offrant
aux « histrions et prostituées »
de nouvelles possibilités d’expression.
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