mardi 10 septembre 2019

POÈTES EN PEAU DE LÉOPARD !


Je m’agace souvent de mon incapacité à expliquer clairement les raisons qui me font  détester certains des livres ou des poèmes que la curiosité qui m’anime me pousse par ailleurs à découvrir. Rares sont en effet les œuvres qu’au final j’admire sans réserve. Ou que simplement j’aime. Plus nombreuses celles dont il me faut avouer qu’elles m’irritent. Moins d’ailleurs contre leur nature propre que contre l’auteur qu’elles visent en premier lieu, je crois, à mettre en scène.


Pour éviter de me faire ici-bas des ennemis inutiles, je partirai d’un poème que la récente lecture d’un livre original et passionnant de l’historien et archéologue François-Xavier Fauvelle, intitulé À la recherche du sauvage idéal, m’a conduit à rechercher sur le net pour vérifier mes intuitions concernant l’utilisation faîte un peu partout de la poésie dans le domaine politique et social. Dans un des chapitres de son livre, consacré à l’évocation de la figure de Sarah Baartman, la célèbre Vénus hottentote, entraînée hors de son afrique natale pour être exhibée, à Londres puis Paris, tel un animal de foire, Fauvelle raconte l’édifiante cérémonie organisée par les autorités du Cap à l’occasion du retour en Afrique du sud de ses pauvres restes et de leur inhumation dans la petite localité de Hankey proche du lieu sensé avoir été celui de sa naissance.


Le public enfin rassemblé, « officiels en costume-cravate, personnages en habits traditionnels, policiers blancs en uniforme, ouvriers agricoles venus des environs », et la cérémonie officiellement ouverte, voici que «vêtue d'un chemisier à imprimés d'éléphants », une femme monte à la tribune. C’est « une poète », qui dans « les bourrasques de vent [ nous dit Fauvelle ] qui font claquer les calicots et emportent les voix », vient déclamer le poème qu’elle a composé pour celle qu’elle s’autorise, se réclamant des mêmes ancêtres, à nommer allégoriquement, sa « grand-mère » !



Je donne maintenant dans sa traduction française, le texte que j’ai découvert en anglais, sur le net. 


Je suis venu te ramener à la maison,

moulage du corps de S.B. réalisé par Cuvier en 1815
la maison, tu te souviens du veld ? 

l'herbe verte luxuriante sous les grands chênes

l'air est frais là et le soleil ne brûle pas. 

J'ai fait ton lit au pied de la colline,

le voici couvert de buchu et de menthe,

les protéas se dressent en jaune et blanc

et l'eau fait retentir gaiement ses chansons 

en s'écoulant entre les pierres.   



 Je suis venu t'emmener loin -

loin des yeux perçants

du monstre créé par l'homme

celui qui vit dans l'obscurité

avec ses griffes d'impérialisme

qui dissèque ton corps morceau par morceau

qui compare ton âme à celle de Satan

et se déclare le dieu ultime !   



 Je suis venu apaiser ton cœur lourd

 j'offre ma poitrine à ton âme fatiguée,

je couvrirai ton visage avec les paumes de mes mains,

je ferai courir mes lèvres sur les lignes de ton cou, 

je  régalerai mes yeux de ta beauté

et je chanterai pour toi

car je suis venue pour t'apporter la paix.



Je suis venue te ramener à la maison

où les anciennes montagnes crient ton nom. 

J'ai fait ton lit au pied de la colline,

le voici couvert de buchu et de menthe,

les protéas se dressent en jaune et blanc

 je suis venu te ramener à la maison

où je chanterai pour toi

car tu m'as apporté la paix.



Je ne sais si certains trouveront à ce poème des beautés formelles particulières. J’avoue n’en discerner qu’à grand-peine. Mais là n’est pas la question principale. Si ce texte me gêne, c’est qu’il me semble emblématique de toute une poésie de la posture ou de l’imposture, dont l’objectif n’est pas de nous aider à mieux penser ou éprouver ce que j’appellerai pour faire vite notre être au monde mais de s’approprier tout un lot bien établi de figures pour en parer l’expression d’une fausse, inepte ou avide sensibilité.


Sans leur en faire particulièrement grief, car après tout, il faut bien exister, François-Xavier Fauvelle remarque que certaines des populations du Cap, je veux dire ici de cette Afrique du sud qu’un évêque célèbre a tenté d’idéaliser sous la belle appellation de nation arc-en-ciel, n’hésitent pas devant « les bricolages généalogiques, les hijacks (détournements) de vocabulaire » pour se constituer une identité qui leur soit enfin plus favorable et profitant de l’actuel courant de reconnaissance de la dignité des peuples dits premiers, se réapproprier un passé  devenu porteur d’une riche plus-value symbolique. Qu’importe alors l’authenticité des divers artifices mis en œuvre : pseudos-rites funéraires ou étoles en peau de léopard ! La dignité en ces affaires nous rappelle Fauvelle « n’est pas une question de sang ou de sol, mais d’ancêtres choisis ».  Ce n’est pas une question d’anthropologie. Mais la perpétuation d’un combat politique. Avec un enjeu de domination.


Sans doute que grâce à la considération toute formelle et purement culturelle que l’on accorde toujours aujourd’hui à la Poésie, avec un P majuscule, les poètes ont un rôle encore à jouer dans ces combinaisons ou ses restructurations imaginaires capables, par leur puissance d’affect, de renforcer au sein du corps social de souhaitables évolutions. Les beaux mensonges d’Homère et de tous les poètes qu’il aura inspirés n’ont toujours pas fini d’épuiser leur immense potentiel civilisationnel. Même s’il est bon aussi d’attirer par exemple l’attention comme l’a fait tout dernièrement Pierre Pellegrin au micro de France Culture sur la nature fondamentalement meurtrière d’un Ulysse qu’on peut aussi à bon droit considérer comme l’archétype du pillard, du razzieur arrogant nuisible pour la nature et pour les autres. (écouter à partir de la 40ème minute)




L’artiste de tous temps a collaboré avec les puissances religieuses et politiques pour garantir et renforcer la légitimité de telle ou telle organisation sociale. Toutefois la montée de l’individualisme, et comme l’a montré le critique José-Luis Diaz, l’affirmation de plus en plus évidente, au tournant du XVIIIéme, d’une intimité, d’une intériorité jusque là mal ou très peu considérées, auront beaucoup changé la donne. Faisant désormais de la poésie l’espace privilégié, reconnu autant qu’attendu, de l’expression subjective. Il semble qu’aujourd’hui et cela malgré toutes les réactions et dénonciations de type mallarméen ou pongien proclamant la disparition élocutoire du poète ou la détestation du « cancer romantico-lyrique », voire comme le dit Prigent de « la béance baveuse du moi »,  il soit devenu impossible pour le lecteur de ne pas en partie rapporter ce qu’il lit dans un texte à la figure nécessairement fantasmée qu’il peut se faire de son auteur.


Et c’est de cela que jouent nombre des auteurs qui m’agacent. S’affublant de peaux de léopard, non pour revendiquer vraiment quoi que ce soit pour leurs semblables, faire avancer le difficile projet civilisationnel qui pourrait accaparer leur projet d’écriture, ils s’escriment avant tout à paraître, à plaire, rendant artificiellement présents dans l’invention poétique des sentiments mal problématisés, recourant aux pires facilités, aux formules les plus creuses, aux symboles les plus éculés, pour impressionner des lecteurs de plus en plus complaisants, leur soutirer quelques like, quelques nouvelles invitations,  par quoi se mesure à leurs yeux leur inquiète et dérisoire réputation. *


Alors non ! Ce n’est pas parce qu’on aime les fleurs, qu’on aura passé quelques heures l’été, dans une ancienne cabane en lisière de forêt, qu’on a quelque droit à se réclamer de la figure de Thoreau. Ce n’est pas parce qu’on est sensible bien sûr à la tragique détresse de ceux dont l’actualité nous raconte très superficiellement le drame, qu’on peut s’en proclamer les frères ou les sœurs tout en inondant le net de ses photos de vacances ou du pelage brillant de ses chats. Sans doute y-a-t-il là une question d’éthique. De reconnaissance aussi par le poète exercé d’abord à ne pas se montrer aveugle à tous les pièges du langage, des limites de nos capacités d’attention, d’empathie, de reconnaissance. S’il doit bien exister, du moins en poésie, une « liaison intime » entre l’auteur et l’œuvre,  écrire comme le fait notre poète du Cap, qu’on fait courir ses lèvres sur la nuque de Sarah Baartman, dont au passage nul ne connaît le véritable nom, ne me paraît dévoiler qu’un désir pour le moins pervers et narcissique, de  toujours l’instrumentaliser. 


*
À cela bien sûr il faut encore ajouter le nombre de ceux qui ne font qu’enfiler de jolies phrases tournant autour d’abstractions vagues sensées leur donner puissance et profondeur.

Au passage, rappelons qu’on sait bien pourquoi les excès d’un certain romantisme ont provoqué au cours du XIX la réaction parnassienne. Le texte aujourd’hui très peu connu de Leconte de Lisle, Les Montreurs, n’a de fait, rien perdu de son actualité. En cette époque d’invasion et d’occupation de l’esprit par les réseaux sociaux et pour paraphraser un vers fameux de Patrice de la Tour du Pin, l’acharnement du cœur à chanter sa réclame, le « cynique pavé » que dénonce l’auteur des Poèmes barbares, n’a même fait que se prolonger dans l’espace numérique, offrant aux « histrions et prostituées » de nouvelles possibilités d’expression.


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