Comme l’écrit le poète Stéphane Bouquet dans une rapide note de lecture publiée dans EAN (En Attendant Nadeau) « ce n’est pas la première fois, loin de là, qu’Ariane Dreyfus s’inspire d’un film ou d’une danse pour les redire en poème. Mais ce livre porte cette stratégie d’écriture à son amplitude maximale, se servant du film de Mikhaël Hers comme d’un tremplin imaginaire, suivant à sa façon la souffrance, le deuil et la joie des personnages qu’elle mêle à sa propre vie (le goût du piano ou l’amour des chats) ou encore à d’autres films, d’autres danses. Tout cela se fait avec une telle empathie que cette suite de poèmes flirte à sa façon avec le roman. On lit pour aimer la langue mais aussi pour savoir la suite et la joie, la joie qui revient toujours. »
Merci à Ariane de m’avoir adressé son livre. Dont je voudrais partager ici l’une des pages essentielles. Que j’accompagnerai d’une rapide présentation du film de Mikhaël Hers dont elle reprend les principales données narratives. Ce Sentiment de l’été, sorti en 2015, est interprété par Anders Danielsen Lie, Judith Chemla et Marie Rivière.
Au milieu de l’été, Sasha, 30 ans, décède soudainement. Alors qu’ils se
connaissent peu, Lawrence, son compagnon et Zoé, sa sœur, se rapprochent. Ils
partagent la peine et le poids de l’absence, entre Berlin, Paris et
New York. Pendant trois étés, dans trois villes, le temps de leur retour à
la lumière, ils sont portés par le souvenir de celle qu’ils ont aimée.
« J’ai beaucoup de mal avec l’idée qu’un film puisse se résumer à un sujet. J’avais envie que le sujet du film soit la vie, dans tout ce qu’elle embrasse. Chercher à dessiner ce réel mouvant et énigmatique qui échappe sans cesse, où l’incongru, le drolatique ou bien le pire peuvent surgir à tout instant. Ces fragments de réalité, ces bribes de vie qui nous parviennent sans que l’on puisse en saisir le sens et dont il ne restera que quelques souvenirs, quelques traces. Pas le deuil, donc, mais la vie, tout le temps faite de choses ambivalentes et complexes, et lumineuses aussi, même parfois dans les instants les plus sombres. » M. Hers.
Extrait du livre d’A. Dreyfus, pour les Découvreurs :
MARIANNENPLATZ
Fenêtres grandes ouvertes, travail que l'on fait sans trop parler,
Les bruits des tiroirs, des cadres de sérigraphie que l'on sort
Une feuille de papier claque
Sasha enfile son tablier en marchant,
Fenêtres grandes ouvertes un peu partout, on se parle peu
Les bruits viennent seulement d'un geste que l'on fait
Ses bras ouverts déposent sur la table le cadre
Penchée ses cheveux glissent loin des épaules
Visser la presse, poignet léger, dirait Anders en s'étirant dessous
Touiller l'encre dans son pot, en tournant un peu en rond
Tout cela en chantonnant, la spatule aussi
Rend un son clair dans le pot d'encre
Les autres corps aussi se penchent ou se redressent
Lèvres closes Sasha colle le ruban protecteur,
Passe doucement les doigts sur les bords
De la feuille qui ne doit plus bouger
Déjà elle verse lentement
Une ligne bleue et large, déjà déborde
Un serpent qui brille
Le racloir chuinte contre le nylon tendu
À demi-couchée elle étale sa couleur
Puis se redresse pour bien regarder
Le serpent a disparu dans le grand carré de bleu
Plus tard dans la pénombre, et le bac est profond,
Sasha asperge le tout d’eau violente, longtemps
Puis c’est presque fini, c’est le moment de l’insolation
Elle se protège les yeux derrière son bras replié
Comme si elle pleurait si vous ne la connaissiez pas
"Je t’attends ", a écrit Anders par sms, rien ne presse
Maintenant elle regarde ce qu'elle a fait, les gestes
Par où elle est passée
Maintenant elle reprend son sac, constate
Un peu de bleu sur ses ongles
Maintenant elle redescend l'escalier qu'elle a monté
Ce matin, mais il n'est pas si tard
L’herbe est là très vite, leur quartier est un endroit merveilleux
L’herbe est douce
Sasha s’effondre sans un bruit et sans douleur
Pages 15-16
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire