vendredi 21 juin 2024

POÉSIE, CINÉMA, ROMAN. LIRE LE DOUBLE ÉTÉ D’ARIANE DREYFUS AUX ÉDITIONS DU CASTOR ASTRAL.


 

Comme l’écrit le poète Stéphane Bouquet dans une rapide note de lecture publiée dans EAN (En Attendant Nadeau) « ce n’est pas la première fois, loin de là, qu’Ariane Dreyfus s’inspire d’un film ou d’une danse pour les redire en poème. Mais ce livre porte cette stratégie d’écriture à son amplitude maximale, se servant du film de Mikhaël Hers comme d’un tremplin imaginaire, suivant à sa façon la souffrance, le deuil et la joie des personnages qu’elle mêle à sa propre vie (le goût du piano ou l’amour des chats) ou encore à d’autres films, d’autres danses. Tout cela se fait avec une telle empathie que cette suite de poèmes flirte à sa façon avec le roman. On lit pour aimer la langue mais aussi pour savoir la suite et la joie, la joie qui revient toujours. »

 

Merci à Ariane de m’avoir adressé son livre. Dont je voudrais partager ici l’une des pages essentielles. Que j’accompagnerai d’une rapide présentation du film de Mikhaël Hers dont elle reprend les principales données narratives. Ce Sentiment de l’été, sorti en 2015, est interprété par Anders Danielsen Lie, Judith Chemla et Marie Rivière.  


Au milieu de l’été, Sasha, 30 ans, décède soudainement. Alors qu’ils se connaissent peu, Lawrence, son compagnon et Zoé, sa sœur, se rapprochent. Ils partagent la peine et le poids de l’absence, entre Berlin, Paris et New York. Pendant trois étés, dans trois villes, le temps de leur retour à la lumière, ils sont portés par le souvenir de celle qu’ils ont aimée.

« J’ai beaucoup de mal avec l’idée qu’un film puisse se résumer à un sujet. J’avais envie que le sujet du film soit la vie, dans tout ce qu’elle embrasse. Chercher à dessiner ce réel mouvant et énigmatique qui échappe sans cesse, où l’incongru, le drolatique ou bien le pire peuvent surgir à tout instant. Ces fragments de réalité, ces bribes de vie qui nous parviennent sans que l’on puisse en saisir le sens et dont il ne restera que quelques souvenirs, quelques traces. Pas le deuil, donc, mais la vie, tout le temps faite de choses ambivalentes et complexes, et lumineuses aussi, même parfois dans les instants les plus sombres. » M. Hers.

 

Extrait du livre d’A. Dreyfus, pour les Découvreurs :

 

MARIANNENPLATZ

Fenêtres grandes ouvertes, travail que l'on fait sans trop parler,

Les bruits des tiroirs, des cadres de sérigraphie que l'on sort

Une feuille de papier claque



Sasha enfile son tablier en marchant,

Fenêtres grandes ouvertes un peu partout, on se parle peu

Les bruits viennent seulement d'un geste que l'on fait



Ses bras ouverts déposent sur la table le cadre

Penchée ses cheveux glissent loin des épaules

Visser la presse, poignet léger, dirait Anders en s'étirant dessous



Touiller l'encre dans son pot, en tournant un peu en rond

Tout cela en chantonnant, la spatule aussi

Rend un son clair dans le pot d'encre



Les autres corps aussi se penchent ou se redressent



Lèvres closes Sasha colle le ruban protecteur,

Passe doucement les doigts sur les bords

De la feuille qui ne doit plus bouger



Déjà elle verse lentement

Une ligne bleue et large, déjà déborde

Un serpent qui brille



Le racloir chuinte contre le nylon tendu

À demi-couchée elle étale sa couleur

Puis se redresse pour bien regarder

Le serpent a disparu dans le grand carré de bleu

 

Plus tard dans la pénombre, et le bac est profond,

Sasha asperge le tout d’eau violente, longtemps

 

Puis c’est presque fini, c’est le moment de l’insolation

Elle se protège les yeux derrière son bras replié

Comme si elle pleurait si vous ne la connaissiez pas

 

"Je t’attends ", a écrit Anders par sms, rien ne presse

 

Maintenant elle regarde ce qu'elle a fait, les gestes

Par où elle est passée

Maintenant elle reprend son sac, constate

Un peu de bleu sur ses ongles

Maintenant elle redescend l'escalier qu'elle a monté

Ce matin, mais il n'est pas si tard

 

L’herbe est là très vite, leur quartier est un endroit merveilleux

L’herbe est douce

Sasha s’effondre sans un bruit et sans douleur

Pages 15-16

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