"Comme la lumière comme souvent le soir comme elle décline et s’estompe puis vient la nuit, c’est tout comme. Ou comme s’il y avait eux, il y avait toi, il y avait nous, il y avait lui et elle, et nous étions tous si tangibles, comme vêtus de rêve et changeant sans cesse de forme, et comme opulents, comme manifestes, tournant à une vitesse vertigineuse sous un vieux ciel de rouille, et tout cela était d’une douceur infinie. Comme des corps vaincus, comme des corps triomphants, comme étendus ensemble et semblables sur le sable, heureux peut- être à regarder la mer. Et le ressac des vagues. Ou bien était-ce du désir. Ou le vaste espace qui soudain s’ouvrait puis se refermait. Comme si cela pouvait avoir de l’importance. C’est bien cela, oui, c’est cela qui nous fut demandé. « Ici plus qu’ailleurs, l’homme peut contempler avec effroi l’abîme de misère où l’esprit de violence et la primauté de la force l’ont précipité. » Mais pitié, dit-elle, pitié. Pitié, pour la perte des roses. Un deux trois et quatre et encore un c’est toujours assez, c’est assez mais trop vite. Mais ce n’est pas un lieu, ou si peu. À se serrer les uns contre les autres. À jouer à cache-cache. À rire aux éclats et hurler et chanter et se déhancher et se divertir et tout cela pourquoi ? Pourquoi ? Oh pourquoi ? Et comment faire face ? Comment de tout cela faire signe ? Marchant vers de nouveaux soleils, toujours plus grands, plus grands encore, et ce n’est pas fini. Car jamais, non jamais nous ne sommes las. Tes lèvres sur ma peau. Qu’est-ce sinon danse de particules ? Une présence qui n’est peut-être pas une illusion. Ni songe ni vapeur. Où nichent précisément les morts en leur juste savoir. Un avion. Un chien. Un baiser. Un tracteur. De vieilles carcasses rouillées au bout des rangs de vigne. Un baiser. Un kilo de patates. Un dimanche. Un trèfle à quatre feuilles. Un lapin doux assez pour apaiser la peur. Et usines et machines et moteurs et solides c’est penser aussi. Et de faire les foins, de récolter les moissons, et ce n’est rien, sois sage, sois sage s’il te plaît. À sécher les larmes. Et quoi d’autre ? C’est le son de ta voix qui m’émeut. Sous toutes les coutures. La rage. La rage est le luxe authentique d’une splendeur infiniment ruinée mais qui sait le prix d’une émotion partagée et rien d’autre, rien d’autre et davantage. À se pendre à ton cou. Voici si longtemps que j’existe, je ne peux rien oublier. Si tu n’as pas la tête à ça. Rouge. Rouge et noir, la bannière des possibles. Que loué soit l’instant où d’un élan soudain tu me pris par la main. C’est bien là la bonne mesure. Maman, c’est toi, c’est bien toi, maman, c’est toi ? Qu’à présent nous avons soif. Qu’ils se nourrissent d’insectes et de limaces. Qu’elles n’ont pas froid aux yeux. Qu’assurément cela te plaît si maintenant je jouis. Ici pas plus qu’ailleurs. Prédateurs et proies. Leur mince espoir de ne pas disparaître. Leur immense espoir de ne pas disparaître. Maintenant qui n’est pas maintenant maintenant. On parvient à se retrouver dans une grande confusion. Si le temps le permet. Un crapaud, un oiseau petit, très petit ou seulement petit. Et merci, merci pour les voici. Que sont-ils devenus ? Est-ce que je sais ? À quel âge ? Où cela nous mènera-t-il ? À quoi ça rime ? Qu’en dis-tu ? Nous sommes en septembre, nous sommes en octobre, en novembre, en décembre, en janvier, nous sommes en février. Des morts, tant de morts, ensevelis sans funérailles. À perdre la face. Le monde ancien toujours refait surface."
« Voici si longtemps que j’existe, je ne peux rien oublier », confie dans son dernier ouvrage Christophe Manon qui réalise par ailleurs que « toute chose, toute chose en cache une autre. Toute chose en cache une autre. » De là sans doute cette façon pour lui de se souvenir[1], de faire signes des temps, sans chercher à en effacer la confusion, dans une succession de proses qui tiennent de la danse des particules[2] ou du vol en apparence erratique des oiseaux[3].
Peut-être suffira-t-il alors à ceux qui voudraient se faire une idée de ces Signes des temps, paru chez Héros-Limite, de lire et de relire le texte ci-dessus, le quatrième de la série de 25 que compte l’ouvrage tous arborant le même format et procédant dans leur même singulière coulée d’un même sens aigu de la rupture logique et temporelle. Cette même formule, 25 fois répétée, mais comprenant écarts, variations, remous autres et sautes surtout et d’ombres et de lumières, produit ici un ensemble qui tient comme toujours un peu, beaucoup, chez Manon, d’une musique intérieure, sorte de rhapsodie fondamentale où comme l’indique l’éditeur se « déploient en motifs obsessionnels la stupeur d’être au monde, la mort, l’amour, la toute-puissance du désir, la joie et le désarroi, la grandeur et les faiblesses du cœur humain, la détresse et l’espoir. » Puisque provisoires[4] nous sommes, ne vivant toujours qu’au présent[5], mais dans un présent débordé où non seulement notre histoire mais celle de tous ceux qui nous ont précédés[6] « toujours refait surface », « chacun poursuivant pour soi ses furtives apparitions semblables à de frêles embarcations dans la brume et dont le feu de signalisation à peine perceptible oscille à l’horizon », nous habitons, nous fait comprendre Manon, tout autant la nostalgie profonde des innocences perdues[7], le souvenir enfoui de traumatiques secrets qui nous obsèdent que le rêve collectif d’un monde projeté en ses hauts points de gloire[8].
Et tout cela pourquoi ? Pourquoi ? Oh pourquoi ? Oui. Le désarroi de toutes les questions à jamais laissées sans réponse ne cesse d’affleurer dans ces pages où la voix de l’auteur emporte aussi avec elle tout un chaos de monde qui se décharge en listes, en locutions toutes faites, expressions populaires, à travers quoi s’affirment les innombrables communs qui font la trame de nos vies. N’avoir pas froid aux yeux. Sous toutes les coutures. Ne pas avoir la tête à ça… Ces formules, les aura-t-on entendues et entendues encore à travers tant de bouches plus ou moins familières ! Christophe Manon les rassemble, les éparpille tout au long de ses textes comme pour maintenir en lui des présences vers lesquelles faire signe. Signes des temps. Ces temps tellement par lui traversés. Et qui n’en finissent pas de se succéder.
Oui. « Nous sommes en septembre, nous sommes en octobre, en novembre, en décembre, en janvier, nous sommes en février. Des morts, tant de morts, ensevelis sans funérailles. » La pensée de la mort, du caractère éphémère et terriblement variable aussi de l’existence terrestre[9], se fait omniprésente. Conjuguée au fameux ubi sunt des Anciens si magnifiquement repris par ce François Villon auquel Christophe Manon aura autrefois mêlé sa voix. Car si l’auteur de Porte du soleil[10] reconnaît que l’existence est aussi une grâce, que c’est « chose prodigieuse, étonnante et magnifique » de vivre, dans « tout l’énorme univers et les sphères étoilées en leur vaste séjour », il ne peut s’empêcher de détourner sa pensée, de ressentir au plus profond aussi de lui-même, que tout cela qui en nous, autour de nous, s’entasse, n’en finit pas de se perdre et de se volatiliser.[11] Si bien qu’à la fin et c’est le dernier mot de ce livre baigné de multiples lueurs : « à la fin, il ne subsistera rien. Rien de rien. De rien de nouveau. Poussière à la poussière. Aux quatre vents. Par-delà les nuages. » Amen !
[1] « Car il y en a qui ne savent pas se souvenir tout bas. Jusqu’à jamais. (Page 22).
[2] « Comme tout devient confus, et sombre et embrouillé, ce sont poussières en suspension dans l’air, danses d’atomes, particules que les vents bousculent. Qu’il en soit fait selon votre parole. Ainsi vivent les êtres en leur grâce obstinée. » (Page 44).
[3] « Et de même que dans l’air vibrant se meuvent les oiseaux, c’est ainsi que nous oscillons dans la lumière qui scintille. Mais comment faire autrement ? Car là où nous sommes, déjà nous ne sommes plus. » (Page 26).
[4] C’était le titre d’un précédent recueil de C. Manon. Voir : http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2022/02/sur-la-bravoure-de-vivre-provisoires-de.html
[5] « Ce qui fut, ce qui sera n’est pas, toujours le temps se conjugue au présent. » (Page 29).
[6] C’est ce qui permet à l’éditeur de parler à propos de ce livre dans la présentation qu’il en fait d’« autobiographie collective ».
[7] Cette nostalgie est assurément l’un des aspects les plus évidents du livre dont une bonne partie d’ailleurs se trouve écrit à l’imparfait. Voir : « En ces temps-là, la grève était une joie partagée, un rêve collectif, le monde projeté en ses hauts points de gloire, les enfants toujours à jamais innocents jouaient avec des cerceaux, partaient chercher des escargots, cueillir des champignons chaussés de bottes de sept lieues, leur rire déjà fusait comme une source claire, leurs frêles silhouettes en allant à l’école se perdaient dans la brume ». (Page 9). Ou encore : « et nous étions tous si tangibles, comme vêtus de rêve et changeant sans cesse de forme, et comme opulents, comme manifestes, tournant à une vitesse vertigineuse sous un vieux ciel de rouille, et tout cela était d’une douceur infinie. » (Page 11).
[8] Il faut entendre que le lyrisme singulier de Christophe Manon s’exprime le plus souvent à travers la forme collective du nous plutôt qu’à la première personne du singulier. C’est à mes yeux sa force. Sa manière à lui, comme on le ressent aussi, bien que d’une toute autre manière, dans la poésie de Stéphane Bouquet, de sortir de l’étroit solipsisme, voire de l’inflation narcissique, dans quoi tend à s’enfermer une partie de notre actuelle poésie.
[9] Voir la reprise par Manon des paroles de l’Ecclésiaste : « Il y a les arbres et les forêts, il y a ce que nous sommes et ce que nous avons été, il y a la matière dont nous sommes faits et la forme qu’elle a adoptée, il y a toute la somme de nos désirs énormes, des détresses et des joies qui nous ont traversés, il y a un temps pour tous et un temps pour chacun, il y a une saison pour toute chose, un temps pour tout, temps de détruire et temps de bâtir, temps de rire, temps de pleurer, un temps pour danser et un temps pour se recueillir, le temps d’aimer et le temps de haïr, temps des moissons et le temps des semailles, le temps des calamités et celui des réjouissances, temps de naître et temps de mourir, toute chose vient à son heure, chaque chose l’une après l’autre. » (Page 45).
[11] « Il y a des minutes, il y a des heures, des jours, des semaines, il y a des mois et il y a des années et tout cela s’entasse et se perd et se volatilise »
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