lundi 2 janvier 2023

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS : PORTE DU SOLEIL, LE DERNIER LIVRE DE CHRISTOPHE MANON, AUX ÉDITIONS VERDIER.

 

Giovanni di Paolo, Inferno, école toscane du XVème siècle

Sunt lacrimae rerum ![1] Peut-être qu’en effet comme s’écrie Enée découvrant à Carthage une fresque évoquant les divers épisodes de la guerre de Troie, les œuvres d’art, pourvu qu’on y reconnaisse aussi des traces de sa propre vie, de ses propres angoisses, des drames qu’on aura vécus, sont les larmes des choses, bien plus en fait qu’une simple occasion de plaisir artistique voire une forme supérieure d’embellissement de la vie.  Établissant toute une série de correspondances entre des faits révolus et des situations présentes,  des émotions passées et d’autres actuelles, nombreuses en effet peuvent être les œuvres qui possèdent, comme le précise encore Virgile, ce charme mortel de pénétrer l’âme et d’ébranler fortement certaines sensibilités.

C’est ce que nous fait, entre autres choses, comprendre, le tout dernier ouvrage de Christophe Manon, Porte du Soleil, qui sous le prétexte d’une quête des origines, se constitue finalement en récit poétique des tribulations d’un cœur blessé, dépourvu d’espérance, saisi d’une incompréhensible douleur, d’accès violents de rage[2], que son arrivée au soleil de Perugia, berceau de sa lointaine famille, plonge dans l’enfer[3] d’une existence qu’il ne maîtrise plus.

Très loin alors de fouiller les archives, de se perdre dans un fouillis de documentation qui sûrement n’aurait fait que l’amener à répéter plus ou moins la légende de ce qu’on sait déjà à propos de ces pauvres existences poussées par le besoin à s’exiler loin de leur terre natale, c’est au contact des paysages, de quelques scènes de rue et surtout du riche patrimoine pictural visible dans les églises, les musées, que Christophe Manon établit le lien avec cette Italie dont par ses arrière-grands-parents, il descend sans en parler toutefois la langue. Qui connaît cette région de l’Italie qu’est l’Ombrie sait à quel point la moindre église, la moindre chapelle, le moindre angle de rue, y célèbrent, à côté de la Passion du Christ, les épreuves, voire le martyre de ces innombrables saints et saintes qui à l’image du plus connu d’entre eux, François d’Assise, peuplèrent son territoire. Aujourd’hui il est de pratique commune de se pencher plutôt sur la grâce d’un trait, la puissance d’une composition, la délicatesse d’un coloris que sur la réalité même des souffrances qu’exhibaient aux yeux des croyants d’autrefois ces édifiantes productions. Et c’est le signe puissant de cette déréliction dans laquelle sera tombé Manon que ce sont principalement ces dernières que son regard accroche. Comme en témoigne par exemple le fait qu’il retient de sa visite de la Basilique Saint François d’Assise, la raide et dramatique Déposition de Pietro Lorenzetti plutôt que le dialogue des chevaux avec leurs cavaliers représentés aux pieds du Christ en croix par ce même artiste, les oiseaux sous les pommiers en fleurs de Giotto, voire le couple de musiciens de Simone Martini qui fait pour moi les délices de la chapelle là-bas dédiée à Saint-Martin de Tours.

Ce n’est qu’en redescendant la rude pente du Mont Ingino, à Gubbio, qu’il aura auparavant gravi comme s’il montait au Calvaire, qu’une sorte d’illumination, une lumière réconfortante, liée à la claire vision de la forme du livre qu’il s’est engagé à écrire, permettent au narrateur de se défaire de l’angoisse qui jusque là le dévorait. Reste alors pour lui à poursuivre son court périple en retournant à Perugia, avant de faire un saut à Arezzo puis à Cortona, sans davantage chercher à recueillir d’information sur Elisa et Pasquale, ses arrière-grands-parents, sans même tenter de contacter leurs éventuels descendants. À ses yeux paraît suffisant d’avoir senti les mêmes odeurs, vu les mêmes cieux, les mêmes paysages, marché dans les mêmes rues qu’eux[4]. Car les morts comprend désormais Manon sont morts. N’attendent rien de nous. Tant « les distances créées/ par les temps sont infranchissables". Seuls les vivants poursuit-il « réclament des récits » et le danger est grand quand on se retourne vers ceux qui nous sont chers et qu’on voudrait ramener à nous, de les transformer en statues de sel ou de nous pétrifier.

S’arrêter là-dessus ne rendrait toutefois pas compte de la subtilité profonde de ce livre original qui composé en vers libres très proches en réalité de la prose coupée, échappe aussi bien aux grammaires habituelles du récit qu’aux codes volontiers autarciques d’une bonne part de la poésie actuelle.

Centrée sur un « je » qui décrit ses « visions », confesse ses vices et ses tourments, comme bien des ouvrages majeurs de notre littérature de l’Apocalypse de Saint-Jean à la Divine Comédie de Dante en passant par les Confessions de Saint-Augustin, d’ailleurs plusieurs fois cités, l’œuvre se donne ouvertement une portée légendaire par le recours à l’expression évangélique plusieurs fois répétée, « en vérité je vous le dis » et en se situant humoristiquement dans le temps propre aux anciennes chroniques par des formules telles que « Cela se passait au siècle XXI suivant la crucifixion de Jésus/ durant la troisième année de la présidence Macron,/ dans la splendeur de la gloire/ de son pouvoir tout-puissant. » Et c’est ainsi que se voient reliés les âges. Accompli le projet initial. Le parallélisme créé, entre le monde sacré des divers épisodes racontés par la puissante imagerie qui s’offre au regard de l’auteur et la réalité toute profane et tourmentée dans laquelle il se débat, confère à l’ensemble du livre un air fortement poétique de Légende dorée qui lui restitue toute la profondeur de temps qui lui permet d’englober l’existence en grande partie effacée de ceux auxquels le narrateur se sait obscurément lié[5].

Divisé d’ailleurs en courtes séquences d’une page racontant comme à travers une succession de petits panneaux imagés[6] le drame d’une vie menacée de se perdre, qu’une porte d’abord ouverte sur le soleil aveugle au point de ne plus voir autour d’elle qu’un flux d’ombres menaçantes mais qui finit heureusement par retrouver la voie vers « la pleine lumière », celle qui consiste durant le temps qu’il lui « reste encore à respirer » de « séjourner sans infâmie ni louange/ et toute crainte vaincue/ dans une paix sans orage », le livre de Christophe Manon se lira, bien que parfaitement contemporain, à la façon des anciennes prédelles. Ce qui n’étonnera pas les connaisseurs de l’œuvre de cet inclassable poète. Ceux qui comme moi surtout se seront régalés de son compagnonnage avec François Villon.



[1] C’est par ces mots tirés de l’Eneide de Virgile que se clôt le livre de Christophe Manon.

[2] Je m’appuie là sur des expressions que le lecteur retrouvera pages 43 et 44 du livre

[3] Le mot « enfer » est ici choisi en référence particulière à Dante, auteur que C. Manon évoque à diverses reprises dans son livre.

[4] Voir p. 109

[5] Le lecteur trouvera page 90 un texte intéressant sur l’architecture particulière de la ville de Pérouse sur les murs desquels écrit l’auteur, le temps se lit comme dans un ancien palimpseste. Dans une certaine mesure on peut lire Porte du Soleil comme une tentative littéraire d’ancrer dans le temps long de l’histoire, celui plus particulièrement du Christianisme, non seulement sa réalité présente, mais une partie de notre présent collectif. C’est ainsi par exemple que page 76, est montré, sur le mode de la prédication biblique, un rassemblement à Assise, de l’extrême droite de Matteo Salvini.

[6] Facile de leur donner comme dans la peinture ancienne des titres : Manon à Pérouse voyant la mort partout autour de lui, Manon gravissant le Mont Ingino comme s’il montait au calvaire, Manon s’asseyant sur une pierre dans sa descente du mont le cœur empli de joie, Manon à Pérouse noircissant des carnets tandis qu’autour de lui la fête bat son plein…

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