lundi 16 janvier 2023

SUR LE DERNIER LIVRE DE JEAN-PHILIPPE CAZIER, PAGE BLANCHE ALGER, AUX ÉDITIONS LANSKINE.

 

 Faire le récit d’un visage tient déjà du défi improbable. Mais faire celui de son ombre, avec des mots « qui seraient là sur la page, pour d’autres mots qui ne diraient rien, parleraient pour davantage de silence » voila qui énonce un programme qui n’a rien d’ordinaire. En fait, Jean-Philippe Cazier dont on imagine qu’il est profondément nourri des textes de Deleuze, Foucault, Derrida, a bien compris le caractère disons paradoxal de l’écriture qui veut qu’elle fasse disparaître son objet, le vécu par exemple, à quoi elle se réfère, dans le même moment qu’elle tente, dans l’imaginaire, de le faire advenir. L’effaçant dans sa réalité de chose. Le sauvant toutefois, peut-être, dans cette autre réalité du signe.

Dans un mouvement qu’on dira pour commencer, filial, Jean-Philippe Cazier se penche donc sur le visage disparu de sa mère. Son visage plus particulièrement d’enfance, écrit-il, surgi d’un passé dont il ne sait rien et dont apparemment aucun récit ne semble lui avoir été directement transmis. De cette enfance algérienne, prise dans les massacres qu’on sait, comme dans les exaltations de l’amour, la chaleur des plages, l’éclat solaire qu’on imagine, rien pour lui ne sera resté. Qu’un silence. Un silence que c’est la beauté comme la bonté du texte de ne pas chercher à combler par les divers artifices de l’écriture biographique, mais au contraire de tenter de nous faire entendre à travers toute l’intensité d’une démarche poétique[1].

Certes, le texte qu’invente au fur et à mesure des pages, « le narrateur », n’échappe pas à la tentation, sinon à l’obligation barthésienne, de susciter l’émotion par le recours à divers biographèmes qui reviennent plus ou moins régulièrement sur le blanc de la page. De même, « les mots du récit disent la lumière, les plages, la blancheur du sable et des maisons, fleurs blanches du jardin botanique du Hamma, blancheur du monde » mais il faut comprendre ici qu’on est bien loin d’une simple volonté de reproduire quelque couleur locale ou d’emporter la logique du texte vers la reconstitution même en partie trouée ou kaléidoscopique, d’une vie.[2] Car à cette blancheur par exemple « le narrateur » oppose systématiquement la nuit. Insistant également sur le « silence toujours du monde, silence des phrases, silence des mots, silence du soleil au-dessus de la ville d’Alger. » Un silence qui pour lui est « celui de la mort ».

Présence en fait toujours active en soi d’une absence, le texte paradoxalement silencieux de Jean-Philippe Cazier reste au final un dialogue. Dialogue entre le texte écrit d’un écrivain qui ne peut échapper aux règles de sa propre langue, aux effets de nomination entraînant le vécu à se dissoudre autre dans le signe et celui - le texte - imaginé, jamais écrit peut-être ou finalement détruit, d’une mère, où « les mots comptent moins que leur effacement, leur rature, leur déchirement ». Un texte cette fois sans syntaxe ni grammaire où très pathétiquement ne resteraient au-dessus de tout le bonheur, de tout le malheur vécus qu’il s’agira aussi par là d’éprouver, de ressentir, que « l’herbe et le sable qui ont tout recouvert ».

Rare qu’un livre nous fasse ainsi bien sentir et comprendre cette plénitude du vide dont je ne suis pas loin de penser qu’elle est bien le milieu mental[3] dans lequel il nous faut accepter d’accueillir aujourd’hui le monde, d’y recueillir aussi le souvenir de nos transitoires et si peu saisissables existences.  

EXTRAITS :

Ce serait le récit d'une enfance, la biographie d'une absence: couloirs obscurs, labyrinthiques, pour que le récit continue son errance. Les lieux, les noms rouillés, oxydés par l'eau de la Méditerranée, le vent de la mer, écrits pour que l'enfance persiste encore, le temps de l'enfance morte de ce livre.

Enfance de mots cachés, enfouis, habitée de silhouettes étranges vêtues comme pour une noce ou un enterrement scènes flottantes, narrateur fantôme, blancheur des phrases de l'enfant. La nuit n'y cesse jamais, même si c'est parfois le jour, le soleil sur le port d'Alger. Un jeu étrange, sans règles précises, joué par ces fantômes, ces apparences de fantômes, vivants et morts.

Ce serait comme l'enfance d'un animal, sans conscience des mots, sans expérience des mots. L'animal est sans réponses, sans vocabulaire. L'expérience de l'aube, de l'eau, de la peau, du goût d'un poisson, de ses écailles, de la texture de tel vase de faïence, de telle nourriture, de telle lumière changeante. Mais pas de mots, tous et pour toujours entièrement effacés.

*

Mon premier souvenir, mais c'est comme un scintillement, à peine la survie d'une trace, ou le bourdonnement de quelques abeilles à mon oreille, mon premier souvenir est celui de la maison, de l'appartement, rue de l'Union, qui depuis a changé de nom. Au numéro 31, c'est là que je suis née. J'écris sans vraiment comprendre. Je ne sais pas clairement pourquoi apparaît cette mémoire, l'image d'un appartement qui aurait été situé au 31 rue de l'Union, à Alger. C'est une image, peut-être un rêve. Plus tard, ce sera la maison de la mort, la maison-mort, remplie de brume comme si de la neige était tombée sur le sol, recouvrant les meubles, les fauteuils, les rideaux tirés, les coussins de velours, le marbre de la cheminée, les lits désormais vides. Tout est très blanc et en même temps très sombre, noir comme en pleine nuit. Des voix me parlent, des voix lointaines. Je ne sais pas ce qu'elles disent. C'est une image, ce n'est pas un récit, tu comprends?

Tu me demandes si une mémoire sans pensée, c'est possible, une mémoire aussi lointaine qu'une étoile. Tu crois que c'est ce qu'on appelle la folie.

Pages 39 et 40



[1] Je ne sais pourquoi mais j’ai bien envie de citer ici ce beau passage dans lequel Herta Müller, dans Le Roi s’incline et tue, oppose le silence des paysans de son enfance et l’abondance de parole des citadins qu’elle aura découverts par la suite : « Depuis mon enfance , je connais un mode de vie paysan qui ne s’est pas accoutumé à l’usage de la parole . Lorsqu’on ne dit jamais rien de soi , on ne parle guère . Plus un être savait se taire , plus sa présence était forte . Comme tout le monde chez moi , j’ai appris à mon tour à interpréter les frémissements des rides , des veines du cou , des narines , du coin des lèvres , du menton ou des doigts , sans attendre de mots . Entre taiseux , nous avions tous appris grâce à nos yeux quels sentiments les autres trimballaient , à la maison . Nous prêtions l’œil , plus que l’oreille . Il en résultait une pesanteur plaisante , un poids excessif des choses qu’on trimballait dans sa tête , et ça traînait en longueur . Les mots sont loin de rendre un tel poids , parce qu’ils ne sont pas stationnaires . Dès la fin du propos , à peine achevés , ils sont déjà muets . Et on ne peut les prononcer qu’un à un , successivement . Chaque phrase doit attendre son tour , le départ de la précédente . En revanche , dans le silence , tout déboule d’un seul coup et reste en suspens , tout ce qui ne se dit pas depuis un certain temps , et même ce qui ne sera jamais dit . C’est un état stable et homogène . La parole , c’est un fil qui se coupe lui - même avec les dents , et qu’il faut renouer en permanence . »

[2] C’est souvent de cette façon que les auteurs d’aujourd’hui, entreprennent de « réinventer » ces vies qu’ils entreprennent de raconter, s’étant depuis longtemps détournés des illusions réalistes et de la conception démiurgique de leur art. Sur cette question de la biographie dite fictionnelle, on pourra lire avec intérêt l’ouvrage d’Alexandre Gefen, Inventer une vie. La fabrique littéraire de l’individu, Bruxelles : Les Impressions nouvelles, 2015.

[3] Je pense ici à cette formule de Michel Deguy dans Le Sens de la visite, Stock, 2006 : « En intellectuel artiste, être de ce temps, c’est mesurer l’étendue de la perte. »

 

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