Stefano Maderno, Martyre de Sainte Cécile, Rome |
Reçu tout récemment de Dominique Brisson, son éditrice, en accompagnement de ce Quatre à quatre vers le Nord de Jacques Darras dont j’ai précédemment rendu compte, je me suis laissé prendre à la lecture du dernier roman de Lucien Suel, Rivière. Ce n’est pas que ce roman soit l’une de ces œuvres magistrales qui inventent ou réinventent des mondes, une de ces fresques grandioses ouvrant des perspectives où l’intelligence comme l’imagination ont plaisir à se perdre. Rivière est un roman simple. Mettant en scène une existence simple. Dans un cadre géographique, sociologique et historique, simple. Simple oui. Comme la vie de la plupart d’entre nous. Qui paraît toujours l’être. Mais sans l’être jamais.
Jean Baptiste Rivière, dont le patronyme donne son titre au roman, est un retraité qui a perdu la femme – Claire - avec laquelle il aura, depuis leur rencontre au début des années 70, traversé, dans un amour plein et réciproque, la plus grande et belle part de sa vie. Et cette perte, due à la maladie, brutale, sournoise, imprévisible, l’occupe désormais entièrement. Comme on dirait, pourquoi pas, d’une armée ennemie. Face au deuil qui l’accable Jean Baptiste se tourne vers ses souvenirs. Ne trouve de sens à sa vie que de se faire « gardien, veilleur, protecteur » de cet amour infini qui continue de l’habiter, de le maintenir en éveil au point que « le reste, le monde et ses affaires, le spectacle de la marchandise triomphante, de la nouvelle nouveauté, de la croissance économique infinie, les péripéties minables de la faune médiatisée, la politique devenue politique du pire, tout cela lui devient indifférent, n’alimente plus sa révolte ancienne ».
À partir de cette situation, qui se prête à la remémoration, à l’expression de toutes sortes de nostalgies, de regrets, Lucien Suel nous donne à relire une partie de notre histoire commune allant des rêves et des espérances des générations lyriques des années post 68, aux désenchantements des décennies suivantes. « En 1980, […] les jardins ouvriers sont remplacés par des Zal ou des Zac, des parcs d’activités ou des plates-formes logistiques. Les Amis de la Terre s’installent en ville et s’allient aux productivistes et autres progressistes. Avec un sentiment de regret, poussant la brouette vide, Jean-Baptiste se souvient qu’avec Claire, ayant abandonné l’idée de vivre dans les montagnes bleues, ils avaient acheté à crédit une petite maison de ville à Béthune. Ardèche, Amougies, fini ! Les Hippies aussi ! Les activistes d’aujourd’hui ont encore le H majuscule – Hackers ![…] Ils agissent en pianotant sur un clavier ou en caressant du pouce une surface de glace noire. »
Tout cela bien entendu n’a rien d’une découverte. Prétexte on le voit d’ailleurs souvent pour l’auteur à revenir sur des souvenirs chers comme sa découverte des groupes de musique qui auront bousculé sa jeunesse, celle des beautés touristiques de la ville de Rome, voire de quelques grands auteurs de polars aujourd’hui oubliés comme les suédois Maj Sjöwall et Per Wahlöö.
L’essentiel n’est pas là qui tient plutôt dans cette petite musique de la dépression que l’auteur fait s’installer dans la conscience de son personnage, la tentation qu’il éprouve de céder totalement à une sorte de misanthropie qui le pousse à ne conserver comme compagnie qu’un chien et de façon intermittente un interlocuteur virtuel en la personne d’un mystérieux D4rkD4d4 dont l’avatar sur Twitter « est une espèce de bonhomme Playmobil tenant à la fois de Darth Vador pour la tête et de Pikachu pour le reste du corps. La bannière, on voit le genre, présentant sur un fond bleu-lagon une rangée de bombes noires dont les mèches allumées clignotent. La devise sous le pseudo proclamant : No Future ! No Life ! Nothing ! »
Savoir si l’existence de Jean-Baptiste s’abimera dans les eaux grises des passions tristes qui le désolent ou si un sursaut d’énergie le portera vers autre chose, c’est une surprise que je ne voudrais pas retirer au lecteur, même si la quatrième de couverture qu’on peut toujours ne pas lire, laisse peu de doute à ce sujet.
On sait que Lucien Suel qui a plus d’une corde à son arc est peut-être avant tout un poète. Un poète jardinier, voire un jardinier poète. Cela se vérifiera je pense à la lecture de ce livre émouvant, qui tient finalement peut-être davantage de la longue nouvelle, voire du conte que du roman polyphonique au sens bakhtinien du terme. Le choix de Rivière pour l’intituler est là sans doute pour ne pas nous tromper. Il se lit d’une seule coulée. Ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse remuer en nous bien des choses. Comme en particulier lors de ces passages où, en poète justement, Lucien Suel fait entendre la voix de son personnage féminin, pour lui faire exprimer les sensations, les sentiments, les pensées, qui, par-delà la mort, continuent de l’animer.
« Sortie de terre, je suis maintenant dans le blanc neigeux, dans le silence. Je ne sais plus ce que veut dire le mot maintenant. C’est comme aujourd’hui, hier ou demain. De mes limbes, je parviens à glisser dans les replis du temps, entre les univers empilés, comme entre les pages d’un livre secret. […] Le soleil se lève et se couche sans arrêt, à la vitesse d’une lampe de stroboscope. La température diminue rapidement. Ici, l’eau ne coule pas, je n’ai pas de larmes. Je suis prise dans un bloc de glace brûlante. Un bloc de peur. »
C’est peut-être que, d’une certaine façon, il n’appartient qu’à la poésie de pouvoir affronter les plus extrêmes et mystérieuses réalités. De redonner toute leur profondeur aux âmes mortes. Comme aux cœurs simples.
Lire les premières pages du livre sur Calameo.
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