Qu’il y ait quelque chose en dehors de nous, ni visible, ni même invisible, mais dont la présence, le sentiment de la présence, nous émeut, non pas d’une émotion feinte – il en existe tant – mais d’un je ne sais quoi qui, profondément, énigmatiquement, nous parcourt, nous traverse, fait que nous nous sentons davantage exister, être au monde, que dans le même instant, dans le même moment, quoique distant, séparé, nous nous éprouvons proche, rassemblé, compris, voilà, pour un poète, qui, toujours surprenant, n’a rien de miraculeux, d’exceptionnel. Correspond bien aussi, pour lui, vivant autant par les mots que bien sûr par les choses, à l’expérience qu’il a d’être toujours à des frontières. Animé. Attentif. En attente.
Paul de Roux est de ces poètes toujours par trop négligés dont le travail aura justement été de se porter autant qu’il le pouvait vers ces lisières. De répondre par la parole, par un essai toujours recommencé de parole, à cette béance que fait en nous le monde, le langage et la vie. Quand nous les rencontrons non à travers les pratiques plus ou moins assurées, rassurantes, d’un quotidien conditionné, mais dans la nudité presque animale d’une ouverture se libérant autant qu’elle peut des factices et illusoires représentations.
Certes, Paul de Roux aura fait une assez longue carrière dans le monde très parisien de l’édition et loin d’être un poète solitaire, aura pu côtoyer nombre d’auteurs importants de son époque. Qui, il est vrai est aussi celle qui vit le triomphe momentané des avant-gardes textualistes, la suspicion portée sur le sentiment, le lyrisme, l’image, le rythme, la musique, le référent, que sais-je encore, la relation pour moi fondamentale pourtant entre la parole et la vie. Reste que ce poète est tout sauf un poète mondain. Lui qui d’ailleurs ne se sentait poète qu’au moment où il écrivait. Et vivait apparemment bien plus dans le secret de son intériorité que dans les fausses lumières du siècle. Des réputations usurpées.
Paru en 1984, Les Pas, que les belles éditions du Silence qui roule, viennent de nous redonner avec une préface de Jacques Réda, sont un ensemble de courts poèmes par quoi le poète tente non pas de dire le monde dans son infinie diversité mais de dresser sa petite construction de parole, pour en prolonger d’abord en lui-même l’obscur retentissement, les inquiètes et fertiles interrogations. Les titres même de ces poèmes en disent long par le large éventail des signifiés qu’ils ouvrent, avec une prédilection marquée pour les petites choses, des plus apparemment modestes et matérielles – l’escalier, les chaises, une brique, la ferraille, la mouche, le plongeoir – aux plus impondérables – l’air du soir, au petit jour – sans compter de plus abstraites réalités, mais dont on sent bien qu’elles touchent toujours à des circonstances, une fréquentation intimement éprouvée de la vie.
« La parole s’est usée » annonce l’incipit d’un poème intitulé Le rossignol (page 81). Ce sentiment d’usure de toute chose revient assez souvent sous la plume de Paul de Roux, sans qu’il soit toujours associé à quelque chose de totalement négatif. Comme l’indique le poème intitulé Les vieux chats (qu’on trouvera reproduit dans notre sélection) c’est là la marque même de la vie, qu’il s’agit de porter vaillamment, sans se plaindre. Il suffit d’ailleurs parfois d’ouvrir simplement une fenêtre, de se tourner vers autre chose pour qu’un peu de cette lourdeur, de cette oppression, s’apaise. Et c’est le chant du rossignol qui nous fait découvrir « des écluses en nous doucement ouvertes ».
Le monde de Paul de Roux n’est toutefois pas ce monde naïf et simple où il suffirait du frémissement d’une feuille dans les arbres, colorée par les lueurs du soir, pour nous rendre la vie belle et supportable. Bien que profondément discret, le poète ne manque pas d’évoquer les déchirures qui sont les siennes (voir Périple, page 41) et le profond désarroi qui les accompagne. Ses jours ne vont pas sans fatigue morale. Sans doute sur l’issue, le sens aussi, de son existence. Et sans un certain mépris, sans un certain dégoût, qu’on sent aussi parfois pour son temps. Son milieu. Son époque. Ses bruits. « Matin de grande fatigue, on voudrait/ ne plus entendre les radios, les moteurs/ l’oreille alors, frémissante, souffrante/ est feuille qu’on flagelle cruellement » (L’oreille, page 40).
Reste qu’on ne trouvera pas là le dernier mot de cette poésie qui bien que sensible « au bruit de lourde chute » qui se fait à travers le temps, ne renie pas ce solide et pourtant si fragile credo que je ne suis pas loin de partager :
Dans les veines du temps un filon plus précieux
Que l’or, que les châteaux, que les grandes actions
Un filon invisible et que nul ne connaît
En deçà des idées, en deçà de tout geste
Un filon lancinant et qui n’existe pas
Même en tant que filon, même en tant qu’invisible
A chaque instant sauve la terre.
(À chaque instant, page 36)
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