Mantegna, Descente dans les limbes |
« Occident. 2016. Peut-être qu'une époque se définit moins par ce qu'elle poursuit que par ce qu'elle conjure. La nôtre conjure le dehors. Il ne s'agit plus de combattre ce qui n'est pas nous : il s'agit de le faire nôtre. De le transformer en « nous ». Le sauvage, le naturel, l'inexploré, les opposants, l'étranger, le gratuit : rien ne doit rester en dehors du système. L'hétérogène est endogénéisé, l'altérité s'assimile et se métabolise. Le climat ? Il est climatisé. L'inconnu, quel qu'il soit, se radiographie, se cartographie, il est rendu comptable et compatible. Si quelque chose échappe encore, la lisière du géré, le système allonge ses tentacules pour le raccorder au réseau, qui se veut total. »
Les fans, comme on dit, d’Alain Damasio, auront peut-être reconnu la déclaration par laquelle il débute le petit
texte qu’a récemment publié La Volte
et titré Le Dehors de toute chose. Et
il est vrai que nous avons actuellement tout à redouter de cette civilisation
de l’hyper-contrôle que nous favorisons par chacun ou presque de nos
comportements, de cet univers du recouvrement où du fait de l’euphorie produite
par l’illusion de la toute-puissance que procurent les nouvelles technologies
nous laissons s’effacer le sentiment créatif de l’irréductible étrangeté et
incomplétude du monde pour en abandonner l’architecture aux insidieux et
simplificateurs algorithmes des big data.
Sûr que nous y trouvons par
certains aspects notre compte. Le Dehors fait peur. Et comme l’écrivait déjà il
y a bien longtemps Blanchot dans Le Grand
refus, l’homme s’est toujours acharné à édifier le monde « afin que la
secrète dissolution, l'universelle corruption qui régit ce qui "est",
soit oubliée au profit de cette cohérence de notions et d'objets, de rapports
et de formes, claire, définie [...] où le néant ne saurait s'infiltrer et
où de beaux noms — tous les noms sont beaux — suffisent à nous rendre heureux ».
Beau rêve alors celui d’un livre
qui bougerait librement, comme un corps
naturel. Non comme un objet à
constituer, agencé pour servir de prétexte à tout un lot de chatoyants commentaires
avant de s’aligner définitivement sur les étagères de quelque bibliothèque
purement décorative. Beau rêve celui d’une langue qui enfin nous retournerait,
ferait pour une fois surgir vraiment la présence, échapperait aux mots qui sont
aussi des bornes, des termes (!), pour prolonger réellement en nous l’admirable
mais tout aussi effroyable tremblement de l’être. Qui est aussi du temps.
Nourri sans aucun doute de la
pensée de Blanchot, de Foucault et bien entendu de Gilles Deleuze, le livre de
Christiane Veschambre, Basse langue
me semble tout entier travaillé, soulevé et bien sûr aussi contrarié, par ces
rêves largement pénétrés par la pensée du Dehors. Livre portant en apparence sur
la lecture (voir extrait 1), il plonge en fait assez douloureusement au coeur
de toute l’expérience intime que peut avoir une femme de ce qui l’a mise au
monde non comme structure close délimitée par un moi connaissable, mais comme
force potentielle d’accueil venant inventer cette conscience plus terriblement
habitée de ses manques, rendue présente au monde autour, étranger, qui aspire, élargit
et décentre.
Quatre expériences de lecture, quatre
« secousses », pour prolonger la métaphore volcanique, occupent le premier
plan de l’ouvrage de Christiane Veschambre. Au-delà du simple exercice d’admiration - elles
se présenteraient plutôt comme des témoignages de reconnaissance au double ou
triple sens du terme – les pages consacrées à Erri De Luca, Robert Walser,
Emily Dickinson puis à Gilles Deleuze sont une tentative d’approfondissement
par les mots de ce qui essentiellement ne passe pas par eux, mais dont quand
même ils produisent le signe, accrochent parfois le frisson : cette
épreuve intérieure, cette lave, ce « feu qui dissout les limites du
corps », cet indicible « qui veut être prononcé »,
cet « innommable » comme disait Beckett, qu’est l’appel en nous
d’un vif conscient de sa propre mort,
avide aussi de toutes les virtualités que la vie dans ses limites biologiques, sociales
et bien sûr culturelles, fait le plus souvent tristement avorter (voir extrait 2).
Comme nous le savons au moins
depuis Proust, lire n’a rien d’une activité abstraite, bien détachée des
circonstances singulières qui la voient naître. En vivante et véritable lectrice,
Christiane Veschambre, situe le cadre particulier de chacune de ses lectures. Ainsi
de sa lecture, à Naples – à deux pas du Vésuve !!! - du livre d’Erri De
Luca, Montedidio. Mais la profondeur
ici de l’ouvrage tient à ce qu’à partir de chacune des oeuvres qu’elle évoque, elle
se penche sur ce qui, issu de sa vie propre, vient retentir au plus profond d’elle-même.
S’inscrivent alors dans l’ouvrage un ensemble de plongées personnelles plus ou
moins fantasmées par lesquelles se rejoue la pièce toujours à représenter d’une
existence où le passé n’en finit pas d’interpeler le présent au nom de ce qu’il
aurait pu ou dû être. ET le présent d’en ressentir la lourde culpabilité. La
tristesse. Ou la mélancolie sourde (extrait 2).
Reviennent ainsi le père et la
mère. Et l’enfance. Et la mère de la mère. L’enfant-étoile qu’à treize ans elle
a été puis qui n’a pu s’accomplir. Bref, l’insistante théorie des pathétiques
et parfois souverains fantômes du temps qu’on n’aura pas su retenir,
reconnaître et fixer dans les mots. Mais dont le livre ici s’attache à marquer
comme il peut la présence. À ce titre le
livre reconnaît volontiers son impuissance. N’était que si impuissance il y a, l’auteur
la voit davantage apparaître dans l’ironique infirmité des esprits
supérieurs qui, prisonniers du Concept, enfermés dans l’écriture linéaire,
inconscients des puissances souterraines qu’ouvre toute pensée sensible, glissent sur les
livres comme ils glissent sur la vie. L’écrivent. L’interprètent. La glosent.
En phrases définitives et parfaites et lisses et satisfaites. N’ouvrant jamais que
sur le vide.
Car dans grand nombre de livres
et de livres sur les livres, les phrases n’ont pas de corps. Les mots, même
brillants, n’ont aucune lumière. La vie n’a pas de vie.
Et c’est la force ici de
l’ouvrage de Christiane Veschambre que de manifester de l’intérieur, par son
propre dispositif, que les seules oeuvres mais aussi les seules lectures qui
comptent sont celles qui parviennent à faire un peu entendre, bien au-delà des
mots, fendant toute l’épaisseur de croûte qui lui fait ordinairement barrière,
cette basse langue qui forme l’horizon vrai, vivant et à jamais indéterminable,
de notre condition.
Oui. C’est bien de notre capacité
toujours vive de se nourrir du lait, parfois amer, de cette basse langue
sauvage, un peu louve, qui nous redonne un peu de la force vitale des origines,
que pourront peut-être se conjurer, du moins pour certains, les tentatives
d’enfermement ou d’écrasement de la pensée qu’on voit à l’oeuvre à l’intérieur
du siècle.
Et cela n’a rien à voir avec les trop
souvent imbéciles et glorieuses modernités. Car, l’affirme Christiane Veschambre « certaines
écritures, aussi libres qu’une langue neuve, avec leur pas traînant
d’arrière-garde sont aussi audacieuses qu’une avant-garde : sans clairon,
elles se détachent de la troupe, qui ne s’en aperçoit pas ».
Suis-je obligé d’écrire pour
finir, que le livre de Christiane Veschambre s’avance sans clairon ?
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