KANDINSKY Accord réciproque, 1942 |
Dans
le prolongement de notre précédent billet sur le beau livre de Christiane
Veschambre, Basse langue, nous redonnons ces quelques réflexions
susceptibles de faire peut-être un peu mieux comprendre la spécificité d’un certain
langage poétique irréductible à la simple communication conceptuelle.
Il y a dans
un musée de Londres « la valeur d'un homme » : une longue
boîte-cercueil, avec de nombreux casiers, où sont de l'amidon — du phosphore —
de la farine — des bouteilles d'eau, d'alcool — et de grands morceaux de
gélatine fabriquée. Je suis un homme semblable écrit dans une lettre de 1867 le poète Stéphane Mallarmé à Eugène Lefébure, son ancien
condisciple du lycée de Sens, après avoir remarqué qu'a contrario, pour
être bien l’homme, la nature se pensant, il faut penser de tout son corps, ce
qui donne une pensée pleine et à l’unisson comme ces cordes de violon vibrant
immédiatement avec sa boite de bois creux.
Oui. C'est
peut-être cela - comme le remarque bien ici Mallarmé - qui œuvre finalement au
cœur de l'écriture ou de la parole poétique. Une pensée de tout le corps. Pas
seulement de la tête ou du cerveau. Des cases et des casiers qui décomposent.
Mais une mise en vibration pleine et à l'unisson de toutes les cordes de l'être
dans la caisse profonde, résonante et unifiée du monde. Déjà, comme l'écrivait
Baudelaire, à un certain niveau de perception des choses, les parfums les
couleurs et les sons se répondent dans une sorte de synesthésie permettant
toutes sortes de correspondances.
Mais il importe de reconnaître que chacune de
ces sensations s'inscrit pour commencer dans une dimension plus large et sans
doute aussi plus confuse moins aisément représentable du sensible qui est celle
de l'intensité mais aussi du mouvement, du rythme. Affectant le corps-esprit
bien avant que n'interviennent pour la conscience les classiques
différenciations que lui imposent l'inévitable taxinomie sensorielle ainsi que
les élaborations conceptuelles produites par la culture. Un peu comme, ainsi
que le rapporte un intéressant article de Claire Petitmengin, ce qui se passe chez l'enfant qui
n'expérimente pas un monde d'images, de sons et de sensations tactiles mais un
monde de formes, de mouvements, d'intensités et de rythmes, c'est-à-dire de
qualités transmodales transposables d'une modalité à l'autre qui lui permettent
d'expérimenter un monde perceptuellement unifié (où le monde vu est le même que
le monde entendu ou senti ) ce qui permet la résonance, l'accord entre deux
univers, base de l'intersubjectivité affective.
Ce qui
signifie de manière un peu réductrice peut-être que le poème parle, touche, émeut, s'éprouve en
tout premier lieu par sa dimension profondément musicale, unifiée, non
comme succession clairement identifiable de sonorités porteuses ou non de sens
mais comme variation continue d'intensités, modulation colorée de rythmes
intérieurs, la capacité qu'il possède de commencer là où la plupart des autres
écrits jamais n'atteignent: dans l'espace infra-sensoriel, vibrant, spirituel,
de l'expérience non encore intellectualisée et séparée. Qui fut celui des
origines. Et que nous retrouvons dans chaque moment d'ouverture ou de
co-naissance au monde, arraché à l'ensemble construit des représentations
différenciées qui normalisent.
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