Bernardino Luini, La forge de Vulcain |
Comme tout acte de parole il me semble que la raison première
de la parole poétique est d’affirmer une présence. « Je suis là »,
« Je suis là » dit le poème. Par quoi, sous toutes les formes qu’il
aura prises, c’est toujours un vivant, quel qu’il soit, qui existe et cherche à
se faire reconnaître. Par les autres bien sûr. Et peut-être plus profondément
par lui-même d’abord.
Qu’importe alors ce qui est dit. Misérable ou génial,
bouleversant ou ridicule, pénétrant ou superficiel, élémentaire ou abstrus, le
poème est le signe d’abord, l’indice d’une vie, d’un esprit, d’une sensibilité,
qui se révèlent à eux-mêmes pour s’assurer de leur existence, entrer en
relation avec d’autres vivants, en s’exposant dans le monde.
Que cela s’effectue trop souvent sur le mode un peu vain de
la posture, du contentement de soi, bref de toute la gamme des travers dont est
affligée notre malheureuse nature n’y change rien.
Nous avons besoin de mettre des paroles sur notre vie.
Besoin aussi, par la parole, d’échapper à la solitude foncière de notre
condition.
Ce qui fait toutefois la singularité de cette parole
poétique c’est qu’elle est le plus souvent travaillée pour elle-même,
travaillée sans adresse. Sans que le plus souvent personne n’y soit
personnellement, directement, apostrophé. Un chant, plutôt qu’un discours,
s’élève, sans que son auteur puisse dire exactement qui le recueillera. Qui
l’entendra.
Si bien que cette parole n’a socialement de valeur,
d’importance, que par la somme des
résonances qu’elle est susceptible d’engendrer parmi la diversité des existences
singulières qui lui feront accueil. Ces dernières s’y penchant moins pour y
découvrir quelque information relative à son auteur qu’une sorte d’excitation
de leur propre désir de sens. Une mise en expression de leur propre sentiment
du monde.
Par le jeu des formes et des figures qu’elle mobilise, la
poésie émeut. C’est dire qu’elle met en branle. Constitue une puissance
d’action sur la sensibilité et aussi sur l’esprit de ses lecteurs. Et ce n’est
pas parce qu’elle laisse indifférente la plupart des vivants d’aujourd’hui
aliénés à des formes industrielles de distraction qu’il faudrait la croire
inutile et impuissante.
Si certains ont pu écrire un peu vite qu’elle sauvera le
monde, il est certain quand même que la façon qu’elle a de restituer au langage
un peu de sa forme et de sa force primitives en se faisant non pas le media d’une
illusoire rationalité mais le conducteur sensible d’une relation nourrie
d’intelligences et d’échos avec les mots qui font se lever, dans le cœur et
l’esprit, les choses, devrait favoriser davantage ces pensées de la relation devenues
de plus en plus nécessaires, au détriment des intellectuels et mortifères systèmes
par lesquels nous avons, pour notre malheur, entrepris d’encager le vivant.
Mais comme il existe chez les politiques cette fameuse
langue de bois qui rend insupportables la plupart de leurs interventions, il
existe chez les poètes aussi tout un art de la parole creuse, de l’emballage avantageux du vide qui tout en fédérant autour de lui les médiocres, détourne
de la poésie bien des esprits exigeants ne pouvant se satisfaire de belles
phrases sans portée.
C’est qu’au-delà de sa dimension purement phatique, pour
exister véritablement comme art, il faut à la poésie intention, détermination
et effort. On n’écrit pas pour faire joli. On écrit pour voir clair. Plus
clair. Pas pour faire parade de soi comme ces méprisables montreurs que
dénonçait en son temps Leconte de Lisle mais pour faire un peu avancer en soi, avec et
vers les autres, la science complexe, éprouvante et jamais aboutie de la vie,
qui cherche toujours à se dire. Et de partout nous traverse et déborde.
Cet effort, cette intention, on les voit bien à l’œuvre chez
des poètes qui comme Pierre Vinclair, Ivar Ch’Vavar, Stéphane Bouquet par
exemple voire encore Jean-Pascal Dubost ne se contentent pas de publier des
recueils mais cherchent d’abord à faire livres et ne rechignent pas à faire
avancer de pair l’œuvre purement poétique et l’approfondissement critique.
Dans son tout dernier ouvrage qui reste encore à paraître, agir
non agir, Pierre Vinclair, par exemple, s’interroge à la lumière de la
dramatique crise écologique en cours sur les pouvoirs que la poésie est
susceptible de mettre en œuvre pour concourir à l’édification de ces nouvelles
formes de pensée et d’approche du vivant qui seules nous permettront de
retisser des liens non destructifs avec les autres espèces au sein d’un habitat
terrestre que nous aurons réappris à cultiver et respecter.
On peut trouver l’objectif quelque peu disproportionné par
rapport à la pauvreté de la réception dont le livre de poésie fait de nos jours
l’objet. Mais « faire des livres pour faire des livres, et non parce
qu’on est tendu vers un impossible, n’est que de l’apiculture textuelle ou de
la menuiserie d’épaves » tranche Vinclair pour qui « l’absence
d’effort signe l’affiliation à la littérature, ce corpus de textes inutiles »
alors que l’impossibilité, c’est-à-dire ici l’extrême exigence du projet que
sert l’effort, « signe l’affiliation à l’art ».
Et c’est de cela sans doute, oui, que nous avons besoin :
sortir du champ quelque peu ranci et sans grand dessein civilisationnel de la
littérature, pour artistiquement se colleter en vivant, au vivant, celui
qui comme l’écrit Alain Damasio dans la postface du livre essentiel de Baptiste
Morizot, justement intitulé Manières d’être vivant, relève de la volonté
de s’inscrire dans le monde «en complice, en tisseur, en convive »,
« appelle dans l’écriture une variété de timbres, de poussées, de
salves et de sensations, de souffles et de bourgeonnements », bref,
l’engagement dans tout le corps rendu infiniment présent du poème d’une
autre et plus accueillante vitalité.
Magnifique! Merci Georges.
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