Ne nous laissons pas abuser par l’arlequinade finale. Le
livre d’Emmanuel Moses Quatuor, récemment paru au Bruit du temps, est un
livre grave. Qui nous apprend « qu’être c’est mourir » et
« qu’il faut mourir d’être ».
Suscité par l’irrépressible besoin de donner sens à une
expérience vécue tout à la fois dans l’exaltation et dans la douleur, le poème
de Moses se fait puissamment réflexif en appelant constamment à l’interrogation
philosophique pour creuser toujours davantage en profondeur le sentiment
particulier de la vie dont depuis ses touts premiers livres, il tente de communiquer à son lecteur la couleur ou la note.
Rassemblant allusions éparses à l’histoire personnelle,
références puisées aux sources multiples de sa large culture, nous entraînant
de la sphère intime, personnelle, aux territoires les plus larges de notre
histoire et de notre culture collectives, variant constamment les focales d’espace
et de temps, nous amenant à déambuler dans la Jérusalem fantastique de son
enfance comme dans le Paris d’aujourd’hui couvert toujours pour lui des signes
terribles d’un passé qui ne veut pas s’éteindre, Emmanuel Moses fait
s’imbriquer dans son poème les multiples strates d’une mémoire qui n’a jamais cessé
d’alimenter son présent. De lui servir comme il l’écrit, de « combustible ».
S’ensuit un poème en quatre mouvements qui pour être pensif
vise essentiellement, pour reprendre le mot de Pessoa, à une « connaissance
émotive de la vie » et plus précisément, me semble-t-il, du mystère déchirant
de l’amour, l’amour seul, aux dires de Moses, infusant la totalité.
S’achevant sur un vibrant carpe diem qui comme tout
carpe diem ne prend sens qu’à la lumière du memento mori qui
l’accompagne, Quatuor s’organise autour de ces quatre grands motifs qui
structurent toute véritable relation amoureuse, celui d’abord de la rencontre,
celui de la relation fondamentale entre différence et indifférence, celui du
passage du temps, celui enfin de la souffrance et de la disparition qui, par
effet de boucle, ramène par l’évocation d’un paysage de Beauce à la scène de
deuil évoquée dans la toute première partie.
Rendre compte ici d’une telle richesse n’est pas moins
impossible que pour l’auteur lui-même d’atteindre avec les mots l’insondable
réalité qu’il poursuit dans ses vers. Partout, « Entre l’idée/ Et la
réalité » […] « Entre l’émotion/ Et la réponse » le
disait bien T.S. Eliot, l’auteur des Quatre Quatuors, « Tombe
l’ombre ». Mais c’est en cela que réside le pouvoir particulier de la
parole poétique qui dans l’incertaine relation qu’elle entretient entre sentir,
dire et vivre, trouve chez les meilleurs, à charrier du vivant dans le
mouvement singulier de ses phrases, parvient quand même à s’incorporer quelque
chose de l’intensité de notre existence, par les images et la musique qu’elles
déploient. Y trouvant à la fois le reflet où la vie se contemple. Et le gouffre
où elle se noie.
Et puis c’est au lecteur aussi d’aller à la rencontre. Car
la rencontre qu’elle soit amoureuse ou simplement « littéraire »
comme on dit, est « une formidable création à deux », par quoi
la vie se fait plus lyrique et s’emplit d’énergie. Alors peut se comprendre
l’énigme de tout feu. Qui comme celui qui embrase la plaine de Beauce au-dessus
de Pécreuse, au moment des adieux, ne
resplendit que de ce qu’il dévore et laisse d’autant plus de cendres que le
bois dont il se sera nourri aura été plus généreux et plus tendre.
« Consume-toi en moi/ Afin que nous devenions une
unique poignée de cendre à répandre dans le vent » implore Emmanuel
Moses dans le dernier mouvement de son poème. « Soyons intimement
lointains » ajoute-t-il peu après dans la pleine conscience de cette lèpre
que constitue pour l’existence les désirs d’identité ou de similitude.
C’est pour cela que l’ombre finale de la mort nous est si nécessaire. Pour cela
aussi sans doute que la porte de la maison mortuaire s’ouvre pour finir sur une
place vénitienne où se poursuivent Colombine, Arlequin mais aussi Pantalon. Car
avant de prendre « éternellement congé de nous/ Sur les vertes collines
des adieux », et de ne laisser au monde à la semblance des antiques
portraits du Fayoum, qu’une image peinte à l’encaustique sur une tablette de
bois, « il est nécessaire de demeurer debout/ De rire jusqu’au bout de
l’amour fou/ De faire des cabrioles/ Et de trinquer au nez et à la (fausse)
barbe du diable, s’il existe/ En s’éjouissant de vivre comme de devenir un jour
une ombre bienheureuse/ Parmi les ombres bienheureuses. »
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