jeudi 4 juillet 2024

RECOMMANDATION DECOUVREURS. AUSSI BAS QUE LES FLEURS DE DENISE LE DANTEC CHEZ UNICITE.


 

Depuis que je l’ai découverte, il y a maintenant plusieurs années, je suis et demeure un inconditionnel de la poésie de Denise Le Dantec. Son tout dernier livre ne fait que me conforter dans l’idée que nous avons bien avec elle, comme je l’écrivais dans la note de lecture que j’ai consacrée à La Poésie est sur la table, paru l’an passé aux mêmes éditions Unicité, une de nos voix poétiques les plus intéressantes et les plus humainement stimulantes du temps : « une poésie qui n’a que faire des simplismes, des intellectualismes, des formalismes, des platitudes, des renoncements ou des vulgarités contemporaines, mais qui, parfaitement au fait de tous les questionnements et de toutes les libertés qui auront marqué l’histoire poétique des cent dernières années, continue de porter au plus haut un désir de parole totalement ouvert sur le monde dans toute sa beauté comme dans sa non moins fondamentale monstruosité. »

Certes, on me dira que cette poésie, malgré la grande simplicité qu’il faut bien reconnaître de certaines de ses formules, principalement syntaxiques, reste une poésie en partie élitiste tant y sont abondantes les références culturelles empruntées à tous les domaines du champ artistique, historique et philosophique. D’autant que ces références, comme on s’en convaincra à la simple lecture du texte qui suit cette rapide introduction, sont loin de ne recouvrir que l’aire de notre culture dite commune. Mais un oiseau, comme l’écrivait Cocteau, chante-t-il jamais mieux que dans son arbre généalogique ? Et peut-on objectivement faire grief à Denise Le Dantec, philosophe de formation, passionnée d’art et de sciences, curieuse réellement de tout, d’écrire une poésie qui correspond à ce qu’elle est et exprimer à travers elle aussi bien sa reconnaissance envers les beautés sidérantes de l’univers qu’envers les œuvres les plus traversantes et questionnantes du génie humain. On n’a d’ailleurs pas besoin d’avoir vu le film d’Agnieska Holland, ni d’avoir jamais entendu parler des « tombeaux de la dignité » de l’artiste verrière Sadika Keskes, pour comprendre ce qui anime en profondeur son poème. Il suffit de bien saisir qu’à travers ces renvois, comme à travers tous ceux qu’elle multiplie, Denise Le Dantec n’accomplit que le geste fondamental d’embrasser singulièrement la vaste communauté des esprits libres et féconds dont sa vie lui aura donné connaissance pour nous signifier qu’ils existent et qu’à côté de bien d’autres sans doute qu’il nous reste à notre tour à connaître, ils brillent comme des lucioles au cœur de notre nuit.

PAGES CHOISIES

Tu t'essaies à vivre humainement, comme te l'enseigne Rosa Luxemburg

 

Ton potentiel révolutionnaire n'a pas été effacé

 

Tu n'ignores pas que beaucoup de forces jouent contre toi

 

Tu participes autant que tu le peux à la riposte collective

 

Tu tentes de t'arracher aux rapports d'évidence

 

— et au ressassement

 

Tu médites ceci : « le miracle d'une prose poétique sans rythme et sans rime ( ... ) C'est surtout de la

fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant », Charles Baudelaire

 

Tu voudrais saisir le nouvel état du monde

 

Tu essaies de court-circuiter les liaisons attractives frayées par le corps social

 

Tu cherches à produire des figures nouvelles des façons de figurer anciennes

 

Tu tâches de t'extraire des figures dégradées ainsi que des douteuses « indignations » qui participent sur un mode narcissique à consolider ce qui est

 

Tu essaies de produire du contre qui ne soit pas un déportement du pour

 

Tu voudrais incarner l'espace public - l'espace commun - l'espace de tous

 

Tu sais que le corps et l'esprit sont « une seule et même chose » mais considérés sous des attributs différents

 

Tu tâches de faire entrer les corps dans l'action du poème

 

Il t'arrive de te faire l'âme monstrueuse

 

Tu lis et tu relis Spinoza - et souvent Hôlderlin

 

Tu penses la poésie comme un pharmacôn : un remède et un poison

 

Tu te méfies du « nous » quand bien même tu dis avec Isidore Lucien Ducasse : « La poésie doit être faite par tous. Non par un »

 

Tu comprends la « mélancolie de Gauche » de Enzo Traverso

 

Tu ne perds pas de vue # KiiyiyaVuranInsanIik, « l'humanité échouée » : Aylan Kurdi, 3 ans, plage de

Bodrum, Turquie, Marie et Fati Dosso, 6 ans et 30 ans, enlacées sur le sable, Fax, Tunisie

 

Tu dis : « Nos fantômes sont les vôtres » (Éric Hazan)

 

Tu mets à la mer un des sept « tombeaux de la dignité » soufflés par la Tunisienne Sadika Keskes

 

Tu regardes Green Border d'Agnieska Holland

 

Tu penses que chacun de nous a une liste de morts à dresser

 

Tu sais que savoir ne fait pas nécessairement agir

 

Tu mesures le risque de ta propre incarnation

 

Tu constates que le concept de progrès est fondé sur l'idée de la catastrophe

 

Tu comprends que « la ruine est au commencement »

 

Tu dis « montage, mon beau souci » avec Jean-Luc Godard

 

Tu penses que la poésie ne changera pas le monde, mais qu'elle le rendra plus habitable

 

Tu sais que « l'espoir n'est espoir que lorsqu'il n'est plus permis » (Lévinas)

 

Tu songes à la « survivance des lucioles » de Georges Didi-Huberman

 

Tu lis dans le Calendrier de prison de Rosa Luxembourg : « 18 avril (1918) : Aujourd'hui à Il heures 30 j'ai entendu le premier loriot »

 

Tu songes à l'insomnie de l'univers, et aussi à la rotation de la Voie lactée

 

— L'énergie nucléaire jaillit des conduites d'eau

— Les tilleuls sont ouverts comme des étoiles

— Le verre d'eau brille comme un diamant

 

Tu lis L'Éternité par les astres écrit par Auguste Blanqui dans le fort du Taureau

 

Il arrive que tu te promènes dans le Jardin des Tarots de Niki ou de lire Le Livre des champignons de John Cage ou d'accompagner le Ger Abraham sous le térébinthe de Moré ou de parler perse au milieu des pavots jaunes de la nuit

Pages 96-99

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