Depuis que je l’ai découverte, il y a maintenant plusieurs années, je suis et demeure un inconditionnel de la poésie de Denise Le Dantec. Son tout dernier livre ne fait que me conforter dans l’idée que nous avons bien avec elle, comme je l’écrivais dans la note de lecture que j’ai consacrée à La Poésie est sur la table, paru l’an passé aux mêmes éditions Unicité, une de nos voix poétiques les plus intéressantes et les plus humainement stimulantes du temps : « une poésie qui n’a que faire des simplismes, des intellectualismes, des formalismes, des platitudes, des renoncements ou des vulgarités contemporaines, mais qui, parfaitement au fait de tous les questionnements et de toutes les libertés qui auront marqué l’histoire poétique des cent dernières années, continue de porter au plus haut un désir de parole totalement ouvert sur le monde dans toute sa beauté comme dans sa non moins fondamentale monstruosité. »
Certes, on me dira que cette poésie, malgré la grande simplicité qu’il faut bien reconnaître de certaines de ses formules, principalement syntaxiques, reste une poésie en partie élitiste tant y sont abondantes les références culturelles empruntées à tous les domaines du champ artistique, historique et philosophique. D’autant que ces références, comme on s’en convaincra à la simple lecture du texte qui suit cette rapide introduction, sont loin de ne recouvrir que l’aire de notre culture dite commune. Mais un oiseau, comme l’écrivait Cocteau, chante-t-il jamais mieux que dans son arbre généalogique ? Et peut-on objectivement faire grief à Denise Le Dantec, philosophe de formation, passionnée d’art et de sciences, curieuse réellement de tout, d’écrire une poésie qui correspond à ce qu’elle est et exprimer à travers elle aussi bien sa reconnaissance envers les beautés sidérantes de l’univers qu’envers les œuvres les plus traversantes et questionnantes du génie humain. On n’a d’ailleurs pas besoin d’avoir vu le film d’Agnieska Holland, ni d’avoir jamais entendu parler des « tombeaux de la dignité » de l’artiste verrière Sadika Keskes, pour comprendre ce qui anime en profondeur son poème. Il suffit de bien saisir qu’à travers ces renvois, comme à travers tous ceux qu’elle multiplie, Denise Le Dantec n’accomplit que le geste fondamental d’embrasser singulièrement la vaste communauté des esprits libres et féconds dont sa vie lui aura donné connaissance pour nous signifier qu’ils existent et qu’à côté de bien d’autres sans doute qu’il nous reste à notre tour à connaître, ils brillent comme des lucioles au cœur de notre nuit.
PAGES CHOISIES
Tu t'essaies à vivre humainement, comme te l'enseigne Rosa Luxemburg
Ton potentiel révolutionnaire n'a pas été effacé
Tu n'ignores pas que beaucoup de forces jouent contre toi
Tu participes autant que tu le peux à la riposte collective
Tu tentes de t'arracher aux rapports d'évidence
— et au ressassement
Tu médites ceci : « le miracle d'une prose poétique sans rythme et sans rime ( ... ) C'est surtout de la
fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant », Charles Baudelaire
Tu voudrais saisir le nouvel état du monde
Tu essaies de court-circuiter les liaisons attractives frayées par le corps social
Tu cherches à produire des figures nouvelles des façons de figurer anciennes
Tu tâches de t'extraire des figures dégradées ainsi que des douteuses « indignations » qui participent sur un mode narcissique à consolider ce qui est
Tu essaies de produire du contre qui ne soit pas un déportement du pour
Tu voudrais incarner l'espace public - l'espace commun - l'espace de tous
Tu sais que le corps et l'esprit sont « une seule et même chose » mais considérés sous des attributs différents
Tu tâches de faire entrer les corps dans l'action du poème
Il t'arrive de te faire l'âme monstrueuse
Tu lis et tu relis Spinoza - et souvent Hôlderlin
Tu penses la poésie comme un pharmacôn : un remède et un poison
Tu te méfies du « nous » quand bien même tu dis avec Isidore Lucien Ducasse : « La poésie doit être faite par tous. Non par un »
Tu comprends la « mélancolie de Gauche » de Enzo Traverso
Tu ne perds pas de vue # KiiyiyaVuranInsanIik, « l'humanité échouée » : Aylan Kurdi, 3 ans, plage de
Bodrum, Turquie, Marie et Fati Dosso, 6 ans et 30 ans, enlacées sur le sable, Fax, Tunisie
Tu dis : « Nos fantômes sont les vôtres » (Éric Hazan)
Tu mets à la mer un des sept « tombeaux de la dignité » soufflés par la Tunisienne Sadika Keskes
Tu regardes Green Border d'Agnieska Holland
Tu penses que chacun de nous a une liste de morts à dresser
Tu sais que savoir ne fait pas nécessairement agir
Tu mesures le risque de ta propre incarnation
Tu constates que le concept de progrès est fondé sur l'idée de la catastrophe
Tu comprends que « la ruine est au commencement »
Tu dis « montage, mon beau souci » avec Jean-Luc Godard
Tu penses que la poésie ne changera pas le monde, mais qu'elle le rendra plus habitable
Tu sais que « l'espoir n'est espoir que lorsqu'il n'est plus permis » (Lévinas)
Tu songes à la « survivance des lucioles » de Georges Didi-Huberman
Tu lis dans le Calendrier de prison de Rosa Luxembourg : « 18 avril (1918) : Aujourd'hui à Il heures 30 j'ai entendu le premier loriot »
Tu songes à l'insomnie de l'univers, et aussi à la rotation de la Voie lactée
— L'énergie nucléaire jaillit des conduites d'eau
— Les tilleuls sont ouverts comme des étoiles
— Le verre d'eau brille comme un diamant
Tu lis L'Éternité par les astres écrit par Auguste Blanqui dans le fort du Taureau
Il arrive que tu te promènes dans le Jardin des Tarots de Niki ou de lire Le Livre des champignons de John Cage ou d'accompagner le Ger Abraham sous le térébinthe de Moré ou de parler perse au milieu des pavots jaunes de la nuit
Pages 96-99
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