lundi 3 juin 2024

LA DIVULGUE DE GUILLAUME ARTOUS-BOUVET À LA RUMEUR LIBRE. DÉVISAGER POÈME. QUELLE RÉVÉLATION !

 

 C’est à une expérience de lecture hors du commun que nous invite une nouvelle fois Guillaume Artous-Bouvet avec son dernier livre, La Divulgue, suivi d’Aragne et de Merveillement, publié par la rumeur libre. J’ai plusieurs fois évoqué les ouvrages de cet auteur et sa façon bien à lui de partir d’un référent culturel célèbre, pages de romans de Balzac (Glacis), histoire de la Dame de Shalott illustrée par le peintre préraphaélite Waterhouse (Vitré), cycle arthurien avec sa Prose Lancelot, insistant sur la façon dont, arrachant la langue à ses points de fixation habituels, nous la rendant en partie étrangère, sans qu’elle se montre jamais en revanche illisible, il lui redonne comme sa jouissance première, la rendant toute ou presque à sa poétique fonction qui est non de s’évanouir, se dissoudre dans la transmission qu’elle ferait d’un sens, mais de se maintenir et brasiller, toujours, en premier plan. Dans son irréductible présence. 

Inspirée par la suite dite de l’Apocalypse, réalisée et publiée par A. Dürer entre 1496 et 1498, dans ce qu’il nommait lui-même son Große Buch,  La Divulgue ne comprend qu’une suite de quinze textes d’une bonne vingtaine de lignes justifiées, accompagnés de l’image à laquelle chacun se réfère. Dans cette note que je tiens aujourd’hui à consacrer à cette forme de poésie que beaucoup considèreront malheureusement pour eux comme inaccessible, je me contenterai de partir du tout premier texte du recueil placé en regard de la reproduction de la première de ces quinze célèbres xylographies, celle par laquelle l’artiste allemand illustre le supplice vainement infligé à Saint-Jean, à la Porta latina de Rome, avant son exil à Patmos…

Alors que, dans le livre de Dürer, le texte ne figure qu’au verso de la gravure qui lui est consacrée, témoignant sans doute par là de l’importance de l’illustration, c’est bien en regard de chacune des quinze images assez clairement reproduites, bien que d’un format moindre, que Guillaume Artous-Bouvet a choisi de placer ses propres figures textuelles. Que l’une des dimensions du texte qu’on lira soit de nature référentielle, voilà ce qu’il importe pour commencer de comprendre. Un double regard attentif fait ainsi découvrir que sans jamais négliger la nature même, matérielle, de l’image : bois gravé - burins, gouges, ciseaux, presse, enfin papier par la force imprégné d’encre en fonction des reliefs – l’auteur partant du petit triangle de ciel laissé blanc tout en haut de l’image, conduit notre esprit et notre regard à descendre lentement jusqu’à celui même de Saint-Jean qui, dans le chaudron d’huile dont un bourreau active sous lui le feu qui l’ébouillante, s’arrache par la prière au lieu de son supplice.

Sans bien sûr se vouloir exhaustif, ce renvoi attentif et précis aux données de l’image – lumière sous le dais, presse des spectateurs, attitude de l’Empereur – Domitien en costume de sultan ! - affairements des préposés au supplice, énigme indéchiffrable du regard du chien griffon plantant ses yeux dans ceux du spectateur, épée posée au sol dont la pointe cachée vise le cœur du saint, le soufflet gonflé d’air, le pétale des flammes sous le cuivre brûlant… - confère au texte une substance, une épaisseur de matières qui, et c’est là toute l’intelligence de la chose, ne cherchent paradoxalement pas par là à l’épuiser. Bien au contraire. Propre à faire voir – revoir - plus en détails, à qui en fait l’effort, la scène, le texte s’affranchit largement de sa fonction descriptive pour se faire in fine essentiel élément de délectation poétique.

Comment ?

En inventant sa propre langue. Ou plus exactement, cette langue étant largement en partie, d’abord la nôtre, une langue partagée, en en ouvrageant mais autrement, les formes. Conservant la forme phrase, courte ici, brève, les diverses formes de flexion, déclinaison, conjugaison, accords… que connaît notre langue, n’ayant finalement qu’assez peu recours au néologisme, sacrifiant en outre largement au rythme quasi immémorial, pour nous, de l’hexasyllabe, l’auteur s’ingénie, par toute une série de déplacements, à tirer certains mots hors de leur zone habituelle d’occurrence, à tourner autrement les tournures, pour procéder avec la langue à de rapides et déroutantes incisions qui inquiétant systématiquement la poursuite référentielle, étrangeant, étranglant, juste assez la formulation, offrent à l’expression toute latitude pour libérer – ou pas – ses résonances. Se laissant l’espace enfin libre, plus libre, pour exister pleinement.

Il suffira de lire ce premier texte de La Divulgue pour saisir toute la singularité de ce travail inouï de mise en langue opéré par l’auteur dans son livre qui, à la différence par exemple de celui d’un Patrick Watteau, a besoin pour fonctionner d’un référent précis. Lui servant à la fois d’origine mais aussi d’horizon. Faisant tenir ensemble, le texte et les images par lui multipliées, non pour mieux voir l’image imprimée de départ mais voir avec la langue se prenant à son tour en images, le texte se ressaisir en art. Et s’imposer à nous, se faire ressentir, dans toute sa puissance délectable de geste.

La Divulgue, titre qu’il faut ici considérer comme synonyme du mot de « révélation » qui est le sens originel du mot « Apocalypse » mais dont on comprend qu’inventé par l’auteur il aura subi un saut de catégorie par rapport au verbe « divulguer », n’est pas sans avoir quelque chose d’essentiel à nous dévoiler. Certes, il paraîtra sans doute bien ironique, à ceux qui continuent de penser qu’une telle poésie n’est réservée qu’à une poignée d’happy few. Et on imagine effectivement mal un tel texte inonder comme le fit le Grand Livre de gravures de Dürer la quasi-totalité de l’Europe, se répandant jusqu’au cœur de l’immense Russie et les lointaines communautés monastiques des massifs rochers d’ophiolites d’Athos. N’empêche que l’entreprise singulière et si l’on veut extravagante, à laquelle ici se livre Guillaume Artous-Bouvet, est de celles qui pourraient aujourd’hui révéler à tous que la poésie avant qu’elle ne se réduise, comme elle tend à le faire aujourd’hui, à n’être plus qu’un genre littéraire bavard, communautaire et narcissique, demeure potentiellement un franc faire artistique. Jubilatoire et libérateur. 
 
TEXTE DE G.A.B.
 
Où boise, boise blanc, n’engrave densité. Ciels qu’emmurent les siècles, sauf trait. Noir d’empeigne : insistance. Comme estampe de fièvre, au martyr : s’émeuve blessement. C’est lumière meurtrie, ou clarté fortifiant ce que voir. Tresse ensoleillement, tant qu’efflore un tissu d’éclaircie. Advers, empâte d’arbre : rien que racine d’air, et comme vitrifiée. Un charroi de visages : par appliques de peaux, sur dais d’os. Ou faces rotuliennes. Œils : croisille de hontes, non bues : en silence orthoptique. Dol majeur, époumone, à promesse de voir. Les plis veloutent poids, de dignité : comme empire d’hermine et de chair ouvre monde. Un trône bu s’attend. Patience de paume indexée, puisque sceptre démuscle la force. Il regarde le lieu de la douleur : singe d’huile qui verse la brûlure. Torve crispe le geste d’incendier. Gisent : accessoirement : des matières. Chiffre chien, comme noue et renoue : dévisage animal. Et la lame dormante angulée. Agenouille le feu : qu’adosse contraction du seul souffle. En, machine. Ou quoi capture d’air. Oui, bûcher : fleur de feu qu’ineffeuille. Arbrant : flamme née flamme, au ciel. Hante, nu : sous la coupe du cuivre, chaudronnée. Us de chair brève, assis dans la brûlure: en lèvre lente d’huile. Un seul saint, dans le vierge : sourde prière à peine du seul ciel. Décille au blanc, le trait:  de paupière versée. N’œille au lieu, monde même.

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