Dans quoi se donne l’être ? Et comment, pauvres humains
dotés de langue et de parole, répondons-nous à cet appel que nous sentons venir
des choses comme de l’intérieur de nous. Il y a beau temps que nous ne croyons
plus au pouvoir merveilleux des mots, à celui plus compliqué de la nomination,
pour y enclore à coup sûr ce que nous sentons bien maintenant qui toujours leur
échappe : cette présence, cette évidence à la fois intellectuelle et
sensible qui est pour nous la marque d’une existence reconnue. Dans sa chair.
Et qui touche.
Je ne sais ce qu’est en soi une parole vivante. Il est
toujours plus aisé de repérer les paroles absentes. Absentes de leur sujet. De
leur projet. Du mouvement ou de la dynamique par quoi elles sont supposées être
portées. Et quant à ramener ces paroles vivantes, celles le plus souvent des
auteurs qu’on admire et se répète sans trop chercher toujours à les comprendre,
à des raisons supposées éclairantes, qu’on pourrait alors partager, c’est une
tâche qui pour m’avoir été longtemps imposée, ne m’est pas devenue plus aisée.
Bien au contraire.
Ainsi, j’entends bien cette attitude de Laure Gauthier quand
s’attachant à évoquer celui qui décida un jour de s’appeler François Villon,
elle se refuse à faire œuvre savante ou simplement biographique, décidant de ne
faire entendre de Villon et son œuvre que «le
mouvement qui ondoie sous les mots, ou juste avant les mots. Cette impulsion
d’écrire qui a été sienne». Cherchant, dans l’en-deçà de la parole à
effectuer sa trouée vers ce courant d’énergie intime et primordial qui fait
passer la charge affective, charnelle, d’une existence singulière à la forme socialisée,
universalisée, qu’elle prend dans la parole prise à son tour en langue.
Car disons-le clairement, ceux qui chercheraient dans le
livre de Laure Gauthier à compléter leur connaissance soit de l’individu
Villon, soit de l’œuvre en partie énigmatique qu’il nous aura laissée, en
seront pour leurs frais. L’ouvrage de Laure Gauthier se refuse, dans ce livre
comme dans le précédent, à l’anecdote, s’en prenant même ouvertement aux
tentatives de ceux qui se sont crus autorisés à « reconstituer les chairs du poète à partir des empreintes des vers »
à « sonoriser sa voix » en
tombant comme elle dit dans la guimauve
ou l’excrément. Et c’est vrai qu’on
éprouve plus qu’un profond malaise à la lecture de ce passage en première personne,
qu’elle reproduit, du livre de Jean Teulé où ce dernier entreprend de nous
faire vivre de l’intérieur le supplice de l’estrapade auquel Villon aurait été
soumis en novembre 1462, avant de se voir condamné à être « étranglé et pendu au gibet de Paris ».
« Qui ose remplir
la bulle blanche qu’il a laissé au-dessus de l’image de son corps
tuméfié ? Pourquoi remplir tous les blancs ? » accuse Laure
Gauthier. Mais s’il faut sans nul doute s’interdire de se glisser dans la peau
du poète, de parler en son nom, et peut-être même aussi y regarder à deux fois
avant de le gloser, l’herméneutiser, sous peine d’en perdre alors le sens vrai :
celui de la vie ou de son mouvement qui échappe, que reste-t-il à l’auteur de
possible à nous faire, de son côté, entendre ? La réponse pour Laure
Gauthier semble être de nature musicale. L’œuvre de François Villon, pour elle,
n’est pas une œuvre de paroles mais un travail de voix où le « je »
nous explique-t-elle qui perturbe le caractère essentiellement formulaire de la
parole des gens de son époque, vient comme le démontre magistralement sa Ballade des menus propos, « refaire les mots : désagrafer l’ordre
syntaxique, l’ordre du commun, mettre ses images en branle […] et faire crisser »
tout l’ensemble de la langue produisant une musique inouïe. Musique qui, selon
elle, tend les mots « vers la
musique contemporaine pour qu’on entende le blanc, le silence, le cri, la
phrase d’usage répétée ad libitum » qui finalement se découd.
On voit le pari que tient ici le travail de Laure Gauthier
qui vient prolonger et comme accentuer de façon encore plus radicale, ce kaspar de pierre relatif à la figure de
cet autre désencagé, lui par force et non par volonté, que fut ce triste orphelin de l’Europe, le célèbre Gaspard
Hauser. Dans la première partie de son livre qui en constitue la part
proprement poétique, la seconde se présentant comme son versant réflexif, elle
s’ingénie, avec et entre les mots de Villon, à démultiplier les voix, les
fragmenter en des lignes le plus souvent courtes et morcelées de blancs, pour
les faire résonner dans ces repaires de silence où seule peut justement s’entendre
cette tonalité de fond que renvoie l’insaisissable vibration des existences.
Et c’est naturellement, au comble de cet artifice, qu’elle atteint cette « complète incomplétude » faite de « souvenirs épars et de musique présente » par quoi la neige devient je et le je se voit enfin
pulvérisé en neige.
Ce qui nous reste en vrai de la cendre ou la poudre villon.
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