Les
ouvrages nous permettant de nous faire une idée de la façon dont, au jour le
jour, je veux dire dans sa réalité triviale et quotidienne, est vécu le métier de poète, sont à mon avis trop
rares pour ne pas devoir être signalés. Entre idéalisation romantique et caricature
pseudo-naturaliste, il n’est pas toujours facile de se représenter l’existence
par exemple d’un jeune homme d’aujourd’hui entré dans les arts, comme aurait
dit Murger « sans autre moyen
d’existence que l’art lui-même » et « sans autre fortune […] que le courage qui est la vertu des jeunes, et
que l’espérance qui est le million des pauvres ».
C’est
pourquoi le petit livre d’Emanuel Campo, Faut
bien manger, publié l’an dernier par La Boucherie littéraire, ne doit pas
être négligé. Certes, on ne saurait affirmer sans se montrer un brin complaisant,
qu’au strict plan littéraire, l’ouvrage apporte quoi que ce soit à l’histoire
de la poésie. Écrit avec une certaine désinvolture, recourant à bien des facilités
du moment, peu ambitieux donc sur la forme, le travail d’Emmanuel Campo
intéresse par autre chose. Une sorte de sincérité ou d’honnêteté retorses par
lesquelles il parvient, nous dévoilant l’envers du décor, à faire de ses
propres faiblesses, une force et à nous sensibiliser de cette manière aux
principales contradictions que la condition d’artiste qui est la sienne, oblige
à affronter.
De
fait, Faut bien manger – titre révélateur - ouvre comme une série de
petites fenêtres sur ce que signifie, pour un poète, un artiste, le fait de se refuser
au travail salarié pour s’assurer le bénéfice d’une vie plus confortable. Alors
c’est sûr, faut bien aimer les pâtes ; recourir à l’occasion à quelques
petits boulots pas toujours rigolos ; traverser bien des moments de doute
et de déprime ; et lorsque c’est un peu trop dur de sentir qu’on déçoit bien
des membres de sa famille, se surprendre à imaginer d’autres métiers qui
donneraient la possibilité de continuer quand même, avec plus de sécurité, son
activité d’artiste. Mais quelque chose apparemment de plus fort, comme une
exigence intérieure, un dégoût aussi, comme viscéral de l’embrigadement social
et de la soumission aux actuelles normalités, l’emporte. Jusqu’à rendre même
difficile la relation avec d’autres artistes que leur désir de réussite aura
transformé, en tristes et insupportables « communicants » de leur propre travail.
C’est,
me semble-t-il, l’utilité première de la poésie que de maintenir dans l’espace
de plus en plus dévitalisé, fabriqué, manipulé dans lequel nous baignons,
l’exigence d’une parole non pas « vraie »
mais toujours reliée, comme charnellement, viscéralement, à notre humanité
profonde. Aussi, face à ces flux inconsistants mais déréalisants de parole qu’on
voit par exemple inonder les réseaux, la meute des satisfaits qui se gratulent,
se congratulent, font l’important, exhibent des misères comme s’il s’agissait
des toutes nouvelles merveilles du monde, face aussi à tous ceux qui, sans trop
savoir à quoi le métier oblige, l’envient,
avec un sentiment coupable, de « pouvoir
vivre de sa passion », le grand mérite
d’Emanuel Campo est d’opposer une attitude, un ton, une liberté, une
forme aussi de santé morale, d’incarnation, qui lui permettent de refuser la
posture et de ne pas se montrer entièrement dupe de toutes les connivences, les
malentendus, les travers, les faux-semblants et les déprimantes trivialités, sur
lesquels reposent, quoi qu’on fasse, les formes sociales de l’engagement
artistique. Il faut lire à cet égard le texte qu’il consacre à raconter, de
l’intérieur, l’une de ses lectures dont il met d’ailleurs en lien la captation vidéo. Sans bien sûr
qu’on puisse les ramener aux grimaces
dont me parlait le grand tableau de Pelez auquel j’ai tout dernièrement tenté
de rendre hommage, les « mines »,
« simulacres » et « cabotinages » divers qu’évoque ici,
même au second degré, notre jeune poète ne sont pas sans dire quelque chose d’une
certaine misère de notre poésie
d’estrade ou de café qui pousse des procédés élaborés depuis longtemps par des
auteurs d’envergure – ici par exemple Gherasim Luca – pour amuser des galeries
qui finalement n’en ont pas grand-chose à faire. Venues qu’elles sont, pour la
plupart, pour un semblant de convivialité.
Dans
cette perspective, l’ouvrage d’Emanuel Campo prolonge un peu pour moi ce qu’on
peut retenir de certains ouvrages tels que Chasseurs de primes de Joël Bastard ou
du Vocaluscrit de Patrick Beurard-Valdoye dont j’ai en leur
temps rendu compte. Son caractère salubre vient de ce qu’il ne se paie pas
contrairement à bien d’autres d’illusions ou de prétentions excessives. Et
surtout, laisse sa place au doute. Ce pourquoi il nous parle et se révèle, au
fond, intelligemment humain.
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