mercredi 13 janvier 2021

PICARDIE GRANDE ! À PROPOS D’UNE ŒUVRE NÉCESSAIRE DU POÈTE JACQUES DARRAS AUX EDITIONS DE LA LIBRAIRIE DU LABYRINTHE. AMIENS.

 

Une « vaste région tragiquement oublieuse d’elle-même », c’est en ces termes que le poète, essayiste et traducteur Jacques Darras, définit dans l’introduction de son ouvrage ce qu’il appelle la Grande Picardie dont il entreprend dans un grand geste d’érudition non dépourvu de portée politique de dresser le constat de son exceptionnel apport intellectuel, littéraire et poétique persuadé que face à la pauvreté d’esprit des décideurs qui ont choisi, lors de la fusion de la Picardie avec le Nord-Pas-de-Calais, d’en laisser filer la mémoire au profit de la triste appellation de Hauts-de-France, il était impératif de refonder d’abord en culture, la légitimité de cette ancienne et forte appellation.

C’est que pour notre poète, la Picardie déborde largement la Picardie. Aire avant tout linguistique, cette Picardie couvre aussi bien l’Oise, l’Aisne, la Somme, l’Artois, le Hainaut que la Flandre française. Et il ne faudrait pas trop le pousser pour qu’il en étende les frontières bien plus au nord, du côté de la Belgique ainsi qu’à l’est, du côté de la Bourgogne, l’identifiant pourquoi pas à l’ancien Duché de Philippe Le Bon et de Charles Le Téméraire[i]. La toute nouvelle Sorbonne fondée en 1254 ne reconnaissait-elle pas, si l’on en croit un document de 1415 retrouvé dans le fonds de la Bibliothèque vaticane, parmi les quatre « nations » de collégiens qu’elle avait charge d’accueillir, des membres de la nation picarde, originaires aussi bien d’Amiens, de Cambrai, Laon, Arras, Thérouanne, Beauvais, Noyon, que de Liège, Tournai, ou Utrecht. En fait affirme Jacques Darras, « la frontière est ce qui aura défini à travers les siècles, de manière aussi précise qu’incertaine, l’espace picard. Soit une frontière mouvante, toujours à la merci des armées en marche, sans cesse avançant ou reculant en fonction de leur progression. Dans cette zone éminemment fluctuante, une seule certitude : la langue dans la bouche, l’ancienne ou la nouvelle, conjoignant l’ancrage au sol avec l’esprit de curiosité, le local avec l’au-delà. »

 

Pour l’auteur du Génie du Nord, comme de Qui parle l’Européen ?, cette question de la frontière comme celle des nationalismes qui lui est en partie rattachée, est bien sûr une question essentielle qu’il aborde avec ce nouveau livre en se concentrant sur l’espace français et la longue série des écrivains et penseurs qui chacun à leur manière témoignent dans notre région, de "l’incroyable continuité d’écriture en langue française à travers les âges, d’une qualité et d’une rigueur exceptionnelles, toujours en lien avec les pensées politiques et scientifiques les plus neuves de leur temps. » Ainsi, de la fameuse Cantilène de Sainte Eulalie, vraisemblablement le premier texte littéraire écrit dans une langue romane différenciée du latin, conservée dans un premier temps par l’abbaye bénédictine d’Elnone à Saint-Amand avant son transfert à la Bibliothèque de Valenciennes, jusqu’au bien trop méconnu Maurice Blanchard[ii], ce « poète de Montdidier, devenu par ses seules forces d’ingénieur autodidacte, l’ami des plus grands, Char, Mandiargues, Eluard », c’est une imposante succession d’intéressantes et parfois exceptionnelles figures qu’évoque et parfois ressuscite le livre. Parmi lesquelles on citera outre Adam de la Halle sur qui nous reviendrons, son compatriote d’Arras, Jean Bodel, puis Conon de Béthune, Jean Molinet, originaire de Desvres, petite commune près de laquelle j’aurais vécu une petite quinzaine d’années, parmi les plus heureuses de ma vie, Jacques Lefèvre d’Étaples, Jean Calvin, Jean Racine[iii], Jean de La Fontaine, Antoine Galland, L’abbé Prévost, Choderlos de Laclos, Condorcet, Robespierre, Camille Desmoulins, Saint-Just, Gracchus Babeuf, Sainte-Beuve, mon compatriote de Boulogne,  Marceline Desbordes-Valmore originaire de Douai, Gérard de Nerval, Alexandre Dumas, auxquels il importe de rattacher de nombreux scientifiques : Lamarck, Boucher de Perthes, sans oublier Jules Verne et plus près de nous encore Roland Dorgelès, Pierre Jean Jouve, Pierre Mac Orlan, Georges Bernanos, Paul Claudel.

 

Cela pourrait facilement n’être qu’une sympathique mais fastidieuse compilation se contentant de mettre bout à bout des petits savoirs empruntés. Mais ce serait mal connaître la relation vitale qu’entretient avec tout ce dont il parle le chantre de la Maye, cette petite rivière de Somme dont Jacques Darras aura fait comme Dali sa gare de Perpignan, un centre inattendu du monde. Aussi, cette espèce de Deffense et illustration de la Grande Picardie réjouira le plus souvent le lecteur entraîné par l’auteur à mille et une découvertes. En sa plaisante et généreuse compagnie il gravira par exemple les escaliers de la merveilleuse Montagne de Laon, cité « vouée depuis toujours à la lumière, comme l’indique l’origine du nom Lug-dunum, autrement dit « citadelle de Lug, dieu celte de la lumière » pour admirer avec lui la première grande rosace connue, représentant les Arts libéraux, réalisée et installée dans le transept nord de la cathédrale par le maître vitrier Pierre d’Arras (!) en 1180. Entretemps il aura appris un peu à connaître la pensée de Jean Scot Érigène, le plus grand philosophe du Haut Moyen-Âge, venu à la demande de Charles le Chauve en l’an 860, traduire le manuscrit d’un philosophe syrien pris à tort pour un notable athénien cité par Saint Paul dans les Actes des Apôtres. Avançant un peu dans le temps, par-dessus l’apparition d’une des toutes premières grandes Chansons de geste du répertoire franc ou français, Gormont et Isembart dont il aura le plaisir d’entendre quelques dizaines de ces petits vers octosyllabiques qui, commente l’auteur, sonnent brefs comme des coups de lame afin de mieux rythmer la succession des combats opposant les chevaliers, après être passé aussi au-dessus de la figure en partie énigmatique de ce Pierre L’Ermite dit aussi Pierre d’Amiens ou Pierre d'Achères dont on peut voir la statue réalisée par Gédéon de Forceville sur la place Saint-Michel d’Amiens, notre lecteur se verra installé sur une autre place, celle dite du Marché au cœur de la superbe cité d’Arras, pour y assister à la toute première représentation du Jeu de la Feuillée d’Adam de la Halle, un beau jour de juin 1276.

 

D’Arras, est-ce dû à son patronyme, l’auteur a beaucoup à dire. Comme de cet Adam de la Halle à propos duquel il confie qu’il éprouve de la tendresse, ajoutant : «  je n’ai cessé d’écrire sur lui m’adressant à lui au-delà des siècles, comme s’il était mon frère. Je sens constamment sa présence à mes côtés, il est une inspiration vivante et si j’ai entrepris ce projet fou que je suis en train de vous faire partager c’est bien en partie pour lui rendre justice. Adam est indissociable de la ville qui vit et se développe autour de lui. » On aimerait pouvoir développer les raisons qui attachent si étroitement Jacques Darras à cet auteur en qui il voit une préfiguration du Shakespeare de la Nuit des Rois, et de Pirandello. On notera simplement que selon lui, « l’esprit de comédie naît au nord à Arras plus précisément, au contact d'une société bourgeoise éprise de pouvoir et d'argent mais aussi d'une société confraternelle de poètes et jongleurs (la Carité) aimant à se côtoyer et à rire dans les tavernes, dans la proximité de deux immenses places publiques qui sont comme des églises urbaines à plat sur le sol, directement ouvertes à la météorologie du Ciel. »

 

D’Arras nous verrons donc dans ce livre l’extraordinaire prospérité acquise au XIIIème siècle grâce au commerce des draps et à la banque avant que, prise par Louis XI aux bourguignons, près de deux siècles plus tard, elle voit sa population bannie, se fasse momentanément imposer le nouveau nom de Franchise et devienne l’objet d’un violent déplacement de population dont on s’étonne de ne pas le voir plus souvent évoqué dans les livres d’histoire ou les chroniques régionales.

 

On a par conséquent scrupule présentant ce livre qui fourmille d’informations, multiplie les portraits ainsi que les longues citations qui sont le plus souvent des découvertes, de devoir passer tant de choses sous silence. Car l’extraordinaire tapisserie qu’avec « l’humilité et l’élan d’un licier arrageois médiéval » Jacques Darras aura tissé dans les quelques 300 grandes pages de son ouvrage, ne se peut embrasser d’un seul et rapide regard. Il faut la parcourir fil à fil, page à page pour en apprécier la richesse. Se laisser pénétrer lentement par l’évidence que les picards ne sont pas gens tout à fait ordinaires, qu’ils ne méritent pas d’être à ce point étrécis par la mémoire collective qu’on doive en oublier publiquement le nom. Ils sont une des pièces essentielles qui auront fait la nation française. Et du dynamisme, de l’inventivité et de la résistance[iv] dont ils ont fait tout au long des siècles multiplement la preuve, ils devraient se montrer toujours capables d’ensemencer le monde qui nous attend demain.



[i] En fait la Picardie de Jacques Darras se confond à peu de chose près avec la province de Picardie telle qu’elle était en 1789.

[iii] C’est aux Plaideurs l’unique comédie écrite par Jean Racine que Jacques Darras a emprunté le titre de son ouvrage. L’expression est tirée du monologue de Petit Jean, l’habile et truculent portier d’un vieux juge que sa manie délirante de juger emportera jusqu’à juger son chien.

[iv] En guise d’illustration je me contenterai de citer ce beau passage par lequel Jacques Darras introduit le chapitre dans lequel il rappelle que le Protestantisme « a pris forme et conceptualisation en Picardie ». « Ni sol ni soleil mais seuls ! » pourrait être leur devise. Comprenez ils vivent à mi hauteur mi plaine mi ciel. Ils vivent à mi saveur mi sucre mi fiel. Ils écrasent des forêts naines faites fanes sous leurs semelles. Ils essuient les larmes des nuages avec leurs yeux. Entre nains et géants ne sachant pas ce que Dieu d’eux veut. Ils attestent que la tâche est trop immense. Que de toutes façons leurs récoltes seront dévastées. Par les Romains par les Francs. Par les Anglais par les Allemands Donc ils disent non, donc ils protestent ! Donc ils font front ! Protestants eux ? Qui n’ont croyance à Dieu ni Diable ? Non, non et non ! Non, ils protestent. Non, ils disent non ! »

Signalons au passage que le mot « picard » signifie à l’origine « piocheur », au sens de laboureur. Les Parisiens, nous apprend Wikipedia, appelaient « piocheurs » tous les agriculteurs vivant au nord des zones forestières du Senlisis et du Valois (où les paysans étaient bûcherons).

Je signale aussi pour le plaisir que l'expression "Picardie grande" est inspirée du titre du seul recueil de poèmes publié par Julien Gracq chez Corti en 1946. Recueil dans lequel l’auteur explore la manière dont la poésie peut jaillir très directement de cartes et de paysages transfigurés par le regard.

Enfin je ne saurais terminer sans renvoyer à l'article très complet que la journaliste Alexandra Oury-Blaire a consacré à l'ouvrage de J. Darras, sur son blog : voir   http://alexandraoury.com/2020/11/lecture-tout-picard-que-j-etais.de-jacques-darras.html

 

 

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